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dimanche 2 septembre 2007

Le jour de l'éclipse

De Fabrice Gillet/Melchiades Estrada

Le jour de l'éclipse (chapitre 1)

1. La Matinée.

J’habite Amnéville, une petite ville de campagne. C’est un endroit calme, et le soir, je m’endors toujours avec la fenêtre ouverte. Mais cette nuit-là, j’ai été réveillé par des coups de klaxons et des bruits de moteurs : Ce n’était pas une petite fête, il s’agissait des touristes arrivant de toute l’Europe pour voir l’éclipse ! Je me suis levé, j’ai fermé la fenêtre, et pas moyen de me rendormir, j’ai vu défiler quatre, cinq et six heures sur mon réveil digital.
Les cloches ont sonné neuf heures. Je me suis dit : « Déjà ! » J’ai tiré les tentures : Amnéville s’étalait sous mes yeux. Heureusement, le ciel était bleu, comme nous l’avions tous espéré ! Je n’avais pas beaucoup de temps pour rêver, Fred m’avait laissé un message vocal disant qu’il était en route. J’ai cherché dans un tiroir la vieille montre en argent de mon grand-père. Je l’ai remontée et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite, à la seconde près !
Au jardin, les chats se prenaient dans mes pieds, il devinaient mon excitation. Fred m’attendait près de la grille en fumant une cigarette. Il m’a proposé de fumer, j’ai accepté. On est parti en voiture. Je trouvais qu’il était de mauvaise humeur, il ne parlait pas et soupirait. Je lui ai demandé si tout allait bien, il m’a répondu qu’il avait bu du whisky toute la nuit. Il m’a ensuite avoué que son père ne voulait pas qu’il prenne congé aujourd’hui ; Fred faisait le même métier que son père, il était assureur, et de ce fait, était professionnellement lié à lui.
- Mon père s’amène à l’aube, moi je dormais sur un tapis à l’étage, j’étais dans le gaz. Je me lève, je vais voir à la fenêtre et je lui dis que c’est le jour de l’éclipse, que je prends congé ! « C’est un jour dangereux, qu’il me dit, je veux que tu sois derrière ton bureau ! » J’ai refermé la fenêtre, et tu sais ce qu’il a fait ? Il a enfoncé la porte de la cuisine, en poussant comme un bœuf, et l’alarme s’est déclenchée ! Je n’étais pas arrivé au bas de l’escalier qu’il m’a empoigné par le bras et m’a jeté par terre ! J’ai encore les traces…
Fred a sorti son téléphone portable de sa veste et il a dit en le secouant :
- Il croit que je suis chez moi, mais je dévie ses appels. Il a déjà sonné deux fois. Il est vieille école, hein ? S’il sonne, tu te tais.
- Tu le prends pour un con, ai-je dit.
- S’il m’appelle, tu remontes ta vitre, ok ?
Léo chipotait sur son ordinateur. « Léo ! Léo ! » Sa mère l’appelait sans arrêter, c’était sciant, et elle me souriait. J’attendais sur le pas de la porte, le soleil montait doucement derrière moi et je sentais un peu sa chaleur. Léo portait un jeans et un pull en laine fine de couleur noire.
- Je faisais le thème du jour.
Il était aussi passionné d’astrologie.
- Et John ? Pas de nouvelles ?
- Non…
Nous avions rendez-vous sur la colline mais John n’avait pas donné de signe de vie depuis le début de la semaine. Je me demandais pourquoi il voulait être seul. Moi, je voulais partager ce moment avec mes amis : On avait cette chance incroyable de voir une éclipse totale juste au-dessus de chez nous !
- Si mon téléphone sonne, nous a rappelé Fred en voiture, vous ne faites pas de bruit et vous remontez les vitres, ok ?
Dix heures : Les foules dispersées se laissaient porter vers un endroit ou un autre, scrutant déjà le ciel avec leurs lunettes spéciales, noires ou en feuilles d’aluminium. Des caméras vidéos, des appareils photos autour du cou pour immortaliser cet instant. Des hommes derrière leur volant avaient l’air de fous, certains quittaient leur trajectoire au ralenti. A la radio, l’animateur a dit qu’il restait une demi-heure avant le début de l’éclipse ! Des campings sauvages fleurissaient, des champs entiers servaient de parkings, comme autour du château Renaud, lieu très prisé, où était installée la radio. Je commençais à avoir chaud, et il y avait tellement de monde que ça me fatiguait. Avant le contournement de la carrière, un écriteau indique : « Amnéville Centre » et moi, j’ai lu : « Amnéville Cendres ! » Fred m’a demandé à quelle heure exactement l’éclipse serait dans sa phase de totalité, et j’ai passé ma tête par la fenêtre pour respirer. « A midi » a dit Léo.
On s’est arrêté devant la ferme de Marcellin Jacques parce qu’il y avait une échoppe et des touristes sous un parasol jaune. Pour l’occasion, la femme du cultivateur s’était mise à vendre des boissons, et c’était cher. Fred lui a demandé :
- Et le chef ?
- Oh, il dort ! a dit la fermière, il ne veut pas voir ça ! Il dit que c’est mauvais pour le bétail… Vous prenez le coca ?
- Non, c’est trop cher.
Dans l’avenue Chevrier, ça bouchonnait pas mal, mais c’est dans le parc qu’il y avait le plus de monde. L’animateur à la radio racontait des histoires, des légendes sur les éclipses, et ça me rendait impatient. Il y avait de l’électricité dans l’air. Un bus venait en face de nous. Il s’est arrêté près de l’abri, à peu près à une trentaine de mètres du sens giratoire noir de monde. Sur la façade de l’abri, il y avait une publicité pour des bottes, une publicité efficace montrant une blonde grandeur nature, à quatre pattes, qui regardait derrière elle ses belles bottes en cuir à 1999 Francs – c’était facile de vendre des chose à ce prix-là alors que nous étions en 1999, et en plus, avec des affiches de ce type. La blonde irréelle n’avait pas d’autre vêtement sur elle : Ses seins étaient cachés par ses cheveux, et le reste mystifié par le fait qu’elle était légèrement penchée en avant. Le bus était maintenant à l’arrêt et nous barrait la vue ! J’en ai vu descendre une femme que tout le monde ici, à partir des enfants jusqu’aux vieillards, s’accorde à qualifier de laide : Je n’avais jamais vu quelqu’un de vraiment laid avant, à Bruxelles ou ailleurs, c’était ici, dans une petite ville de cinq mille âmes, que vivait Fernanda ! Tout ce que je peux dire, c’est que la nature semblait avoir dotée Fernanda de la force, car elle mesurait presque deux mètres, elle était baraquée, avec des mollets comme des ballons de foot, un cou énorme dont la base touchait les épaules, genre « taupe », sa peau sur les bras et le visage était recouverte de pigments violets, sa bouche était toujours bien ouverte pour oxygéner l’organisme. Elle portait des lunettes à verres très épais. Mais elle savait s’habiller : Ce jour-là, un kimono de toutes les couleurs entourait la créature ; ça me gêne un peu de parler d’elle de cette façon, après tout, je ne la connais pas. Elle était debout à côté l’abri, avec au moins dix sachets de commissions pendus entre les doigts ; elle revenait du supermarché et semblait fatiguée et pressée de regagner sa maison. Elle a traversé la route en négligeant le passage clouté dix mètres plus loin. Une voiture rouge - celle de John ! - avançait au pas derrière le bus. John, comme Fred, matait la publicité avec la fille blonde. Des coups de klaxons se sont fait entendre. Personne d’autre que moi n’avait vu Fernanda qui traversait ! John a repris son cap, au passage, il a heurté du bout du pare-chocs les sachets de commissions : Fernanda a fait un ample demi-tour sur elle-même avant de se retrouver assise sur le capot de notre voiture. Fred a croisé le regard de John. Puis il a accéléré à son tour, et la voiture, comme une grosse pelle, a ramassé Fernanda, qui a plaqué sa bouche monstrueuse sur le pare-brise. Fred n’a eu qu’à donner un petit coup de freins pour qu’elle se détache. Elle est tombée sur le côté, ses courses toutes éparpillées sur le sol.
- Le petit connard ! a dit Fred en regardant John qui s’en allait dans le rétroviseur.
Et puis :
- Merde, c’est une cliente.
Fernanda a montré du doigt la voiture, Fred a passé sa tête dehors et il lui a crié :
- Hé, vous n’avez pas traversé sur les clous !
Fernanda essayait de se relever.
- Même si vous êtes handicapée, vous n’avez pas le droit de traverser la route comme ça, en négligeant les passages cloutés !
Des gens ont commencé à sourire, certains ont ri et quelqu’un de la région a crié que c’était inhumain !
- Allez dormir, maintenant ! lui a dit Fred en remontant sa vitre.
J’étais mal à l’aise, il m’arrivait de croiser Fernanda dans les transports en commun ; j’espérais qu’elle ne m’avait pas reconnu. Une traînée de bave séchait sur le pare-brise, Fred a fait marcher les essuie-glace. Il s’est engagé dans le sens giratoire pour faire un tour complet. Nous sommes donc repassés devant l’abribus, Fernanda avait déjà disparu, laissant des articles sur la route. Près de sa maison, on a vu qu’elle baissait les volets ! « C’est ça, va dormir ! » Fred a jeté un regard à Léo dans le rétroviseur, avant de nous avouer que Fernanda était une de ses clientes : « Mon père me refile les gens qu’il n’a pas envie de voir ! » Il avait reçu une partie du portefeuille d’assurances de son père. Il nous a dit ce qu’il savait sur Fernanda, notamment qu’elle menait la vie de château dans cette belle avenue : Elle recevait une pension équivalente au salaire d’un patron d’usine, en raison d’un grave problème de santé ! « Je dois me coltiner ça, moi ! Et de toute façon, je n’ai pas de bol dans ce métier ! » La malchance de Fred signifiait peut-être qu’il était sur la mauvaise voie. Bien sûr, il menait d’autres affaires à côté, plus fructueuses. Mais son père avait de l’emprise sur lui.
L’éclipse avait commencé. On s’est arrêté sur la route qui surplombe la grande carrière de schiste d’Etain. En descendant de la voiture, on a tous voulu essayer nos lunettes spéciales. Fred était comme un enfant, Léo avait la tête en l’air, il était sérieux et ne disait rien, et moi j’ai trouvé que ce n’était pas génial : Je voyais à travers le filtre un genre de croissant lunaire et surtout, ça me faisait mal autour des yeux. Au bord de la falaise, j’observais la carrière aux jumelles : C’était comme une grande cicatrice de deux kilomètres de large sur dix de long, en plein cœur du vert paysage. Un lieu désolé où rien ne poussait, pas une fleur, pas une herbe, un désert miniature avec au milieu, un lac d’eau minérale ! C’était un endroit qui ne pouvait plus être dégradé davantage et qui selon moi, n’avait pas sa place dans la région.
J’étais un condor et je survolais le lac grisâtre : Un homme se tenait à genou près de l’eau, il astiquait son appareil photo. Léo m’avait rejoint, il m’a demandé les jumelles, je les lui ai passées, il a jeté un rapide coup d’œil et s’est écarté brusquement en disant :
- La vache, j’ai vu un truc bizarre !
- C’est parce qu’il faut régler un œil, voilà, tourne cet oculaire.
- Mais qu’est-ce que tu as aux yeux, tu devrais porter des lunettes !
- Je sais, mais j’aime bien comme ça.
- Moi, j’ai vu des pyramides là-bas, taillées dans la falaise !
- Des pyramides ?
J’ai réfléchi et j’ai trouvé une explication :
- C’est sûrement les prismes à l’intérieur des jumelles, il y a parfois des reflets.
- Ah bon ! C’est terrible.
Léo regardait à nouveau aux jumelles.
- Ils ne sont pas bien mis dans cette carrière ! Je vois une fille en train de bailler, et sa petite sœur qui la tire par le bras !
- Elle est belle ? ai-je demandé.
- Elle baille, elle s’ennuie.
Fred est venu nous dire qu’on allait être en retard sur la colline.
La route était rendue inaccessible par deux lourdes barrières munies d’un insigne : « Passage interdit ! » De part et d’autre, les marais empêchaient de contourner. Comme je connaissais le propriétaire de la colline, j’ai dit à Fred de passer, que ce n’était pas grave. On a poussé les barrières avec Léo, et on les a remises comme il faut. Puis, on a grimpé en voiture lentement la côte qui serpente le versant. La route se transformait, à la moitié, en un chemin de terre.
- J’ai vu la voiture de John, a dit Léo.
- Tu es sûr ? a demandé Fred.
- Sur la droite, près des arbres. Je crois que c’était lui.
En haut, Fred s’est garé en dehors du chemin, dans les herbes. On apercevait une camionnette grise à proximité du bosquet, au milieu du plateau arrondi. C’était des scientifiques ! Il y avait un type en blouse blanche qui déballait des cartons sur des tables pliantes, et un autre, assis sur une chaise de jardin, sous une ombrelle. Quand celui-là nous a vus, il s’est dressé et il a marché dans notre direction à grands pas, avec son tablier blanc et des feuilles dans la main. Pour l’énerver, Fred a proposé qu’on se sépare. Fred est parti vers la gauche et Léo, vers la droite. Le scientifique zigzaguait sans se décider. Il s’est arrêté dans le champ et il nous a crié : « Je vous donne trois minutes pour vous en aller, pas une de plus ! » J’avais mal à la tête, à force de voir si peu de fraternité en ce jour. J’ai été à la rencontre de l’écervelé, mais il ne m’a laissé le temps de parler :
- Et les barrières ! J’ai du matériel pour un million, des ordinateurs, des pellicules sensibles, des éprouvettes, des épuisettes, des filtres, un sismographe, une parabole. J’ai l’autorisation de travailler ici.
- Nous aussi, ça fait longtemps qu’on a décidé de venir voir l’éclipse ici…
- Je m’en fous de l’éclipse ! Vous pouvez dégager, s’il vous plait.
Fred s’amenait en renfort. Le scientifique s’est essuyé le front et les lunettes, en sortant un portable de sa poche : « C’est bon, j’appelle les flics ! » Pas de chance, le portable ne captait pas. « Bon sang, on est sur une colline, il devrait y avoir du réseau ! » Il s’est tu, il regardait partout, un sourcil plus haut que l’autre. Fred est arrivé près de moi et il m’a demandé s’il y avait un problème. « Vous avez vu ! »
- Quoi ?
- La brume se lève sur les marais, comme si c’était la fin du jour...
Le scientifique semblait nostalgique, alors il s’est un peu décrit :
- Je suis de la région, je m’appelle Daniel Fuse, professeur de météorologie à l’université. Je dois dire…
Il respirait avec émotion.
- Ah, j’ai toujours été fasciné par le microclimat qui régit cette colline !
J’étais d’accord avec lui, la colline du Couvrant était étonnante avec ses brumes particulières qui se levaient vite et qui, parfois, empêchaient de voir quoi que ce soit à l’horizon. Moi, ce qui retenait surtout mon attention, c’était l’extraordinaire rigueur avec laquelle les marais, constituant la base de la colline, tendaient à former un cercle parfait autour de celle-ci : Je l’avais remarqué à bord d’un petit avion. Un muret faisait tout le tour du périmètre, dans la vase et les roseaux. Il était soutenu par des digues qu’on ne voyait pas, et guidé par des rails de chemin de fer mis bout à bout et sertis dans la pierre. Ça ressemblait un peu à des douves et l’accès était difficile, en dehors de trois passages : Les deux routes mi-terre mi-goudron et le pont à l’entrée du cimetière militaire. D’autres choses m’attiraient ici, comme par exemple le magnétisme qui se dégageait quand on était en haut : Il y avait eu des guerres et des batailles, et un tas de ferraille était enfoui sous le dôme. Qu’y avait-il encore ? Cette pierre taillée - mais qui n’avait pas de rapport avec le cimetière militaire -, dressée dans le bosquet. Sa position était symbolique, sa présence obscure. Tout ça était charmant.
- Juste une chose, a dit le professeur Fuse, si vous pouviez rester séparés pendant l’éclipse, et ne pas bouger !
Il nous assignait des places.
- Oh oui, faites un triangle pour voir ! Et ne bougez pas, hein !
Puis il est reparti vers le bosquet en secouant son portable. Fred faisait pareil, en tournant son bras au-dessus de la tête. « Il n’y a plus de réseau ! » Je lui ai demandé s’il n’avait pas froid.
- La lumière a baissé, tu as vu ?
- Vous avez vu mon ombre, a dit Léo.
Nos ombres sur le chemin étaient pâles, malgré des contours nets !
- Jamais vu ça ! a dit Fred avant de remettre ses lunettes spéciales.
- Holà, a dit Léo, il ne reste pas grand-chose du soleil !
Ces fichues lunette me faisait toujours aussi mal autour des yeux. J’ai pris ma radio dans la voiture et je suis allé m’asseoir sur la souche d’un vieux chêne. J’étais installé de façon à ne pas voir la camionnette des scientifiques. J’ai posé ma radio dans l’herbe et j’ai cherché une station avec de la musique classique mais il n’y en avait pas : Tous les animateurs parlaient de l’éclipse, avec des invités plus ou moins prestigieux. J’ai regardé l’heure à la montre de mon grand-père : Il restait cinq minutes ! J’ai essayé de repérer John, il aurait pu être dans le bois qui longe la route, il aurait pu être n’importe où. Je voyais au loin la cime des arbres du cimetière, des beaux cyprès qui dépassaient un peu la courbure de la colline. La brume marécageuse montait doucement, à cause du refroidissement de l’air. Les collines avoisinante étaient tapissées de voitures de tout coloris, ça faisait des mosaïques. Par contre, il n’y avait presque personne ici et ce n’était pas uniquement à cause des barrières des scientifiques, non, les gens ne se sentaient pas à leur aise sur le Couvrant, j’avais pu le vérifier à maintes reprises. La plupart du temps, ils ne venaient qu’une fois.
Léo était à cinquante mètres de moi, en train de manger des tartines, et Fred, cent mètres sur ma gauche, appuyé contre la voiture. Soudain, le ciel s’est assombri du côté ouest et ma radio s’est brouillée. J’ai entendu le bruit d’un moteur et j’ai vu une grosse voiture, un 4X4, sur la deuxième route qui conduit à la colline. La voiture s’amenait à toute vitesse, décollant de la poussière. Avec la brume, je ne voyais pas bien et je me suis dit : « Ce n’est quand même pas les flics ! » Une volée d’oiseaux retournaient en criant vers les coteaux. A l’ouest, une manifestation de joie a eu lieu sur la colline du château Renaud : C’était l’ombre gigantesque de la lune qui arrivait à près de trois mille kilomètres heure ! Une seconde après, il s’est produit quelque chose, un enchantement de lumière que je ne pourrai pas décrire avec précision : Des boules de lumière se sont mises à tourner autour de la colline, elles n’étaient pas grosses, comme un poing, elle semblaient prendre leur origine dans le cercle de brume et les marécages. Très vite, il y en a eu des centaines ! Elles ont pris de la hauteur avant de filer vers le soleil encore brillant, se confondant à ses derniers rayons. Elles ont rejoint le soleil, oui, et puis ce fut l’obscurité !
A cet instant, je tenais ma montre dans la main et je l’ai lâchée sans le vouloir. Elle est tombée dans l’herbe cristalline. Je l’ai ramassée et remise dans la poche de mon jeans sans même vérifier son état ; c’était un cadeau de mon grand-père et soudainement, elle n’avait plus guère de valeur à mes yeux.
Fred n’avait rien vu de ce qui s’était passé, il avait encore ses lunettes noires plantées sur le nez. Quand il a compris qu’il pouvait les retirer, il s’est écrié : « Je n’ai jamais vu le soleil comme ça ! » Le soleil ressemblait à un cerceau de feu. Léo m’a rejoint et m’a dit avec un visage interrogateur : « Est-ce que tu as vu ce jeu de lumières ? » Je ne lui ai pas répondu. On a marché vers Fred, qui, à trop regarder en l’air, perdait l’équilibre. Près du bosquet, les scientifiques étaient en mouvement eux aussi. J’observais la nature à ma façon, et j’avais du mal à croire qu’il était midi : Le ciel était violet, pourtant il ne faisait pas noir comme pendant la nuit, la brume s’était dissipée et les horizons étaient rouge vif. C’était une ambiance rare. « On voit Vénus en dessous du soleil ! » Léo était content avec ses planètes, tant mieux parce que moi, rien de ce que je voyais ne me paraissait normal : L’herbe craquait sous mes pieds, apparemment gelée, j’entendais aussi un bruit sourd, sans que je puisse dire d’où ça provenait. Et surtout, un chevalier en armure découpait l’horizon sur son cheval ! Il arrivait au galop dans notre direction. « C’est une mise en scène, a dit Léo, c’est pas vrai ? » Je me suis arrêté de marcher. Le cavalier s’approchait, à mon avis, il était passé par le sentier qui traverse le bosquet et les scientifiques avaient du le voir surgir. Maintenant, il était au trot et on voyait sa grande épée ! Fred se tenait debout au milieu du chemin agricole, les mains sur les hanches, et je lui ai dit de se mettre sur le côté. La fierté du cavalier et sa façon de maîtriser son cheval lui donnaient du crédit : Il a ralenti au pas et, à notre hauteur, il a mis sa large main en cotte de mailles dans l’espace, comme pour mesurer le temps, voir s’il y avait du vent ou je ne sais pas. Il n’allait pas vite, il était au ralenti, puis il a repris les sangles et est parti par le chemin. Personne ne disait rien, Fred regardait le ciel. Un homme en jeans noir, avec une veste en cuir brun foncé, arrivait dans notre direction. Il nous a dit qu’il s’appelait Simon et qu’il était dans le cimetière militaire au moment où il y a eu les lumières.
- J’ai laissé tomber quelque chose auquel je tiens, a-t-il dit soudain, c’est passé à travers la poche de ma veste. Vous voyez ! Il y a une bonne fermeture éclair pourtant, et ce n’est pas décousu !
Fred a demandé à Simon s’il n’avait pas vu le chevalier. Simon a répondu :
- Non, je n’ai pas vu de chevalier.
A mon tour, j’ai demandé à Simon si, par hasard, ce n’était pas lui qui avait déboulé à la hâte avec un 4X4, sur la deuxième route. Il m’a dit que non, il a réfléchi et il a ajouté que ça faisait une heure qu’il patientait dans le cimetière. Simon n’avait aucun objet avec lui - ou juste quelque chose dans la poche auquel il tenait ! - Fred a essayé de démarrer la voiture, pas moyen. Aucune réponse de la batterie. Il a du s’acharner parce qu’il a cassé la clé de contact. « Putain ! » J’étais près de lui et il m’a chuchoté :
- Si je dois rentrer à pied, alors je prends mon cutter sur moi, c’est une évidence !
Moi j’ai pris les jumelles sur le tableau de bord pour regarder les autres collines. J’ai dit, en déglutissant :
- Les gens se sont cachés, c’est impossible !
- Pourquoi ? a demandé Simon.
- Parce que je ne vois personne, nulle part…
- Regarde dans la direction du château Renaud, a dit Fred, tu regardes n’importe où !
- Je vois les voitures, mais pas de bonhommes…
- De toute façon, a dit Léo, il ne fait pas assez clair pour regarder aux jumelles. Et tu es myope !
- Je vois parfaitement bien et je vous dis qu’il n’y a pas une âme !
Fred a demandé à Simon où il était garé. Simon a dit qu’il était venu en train. Alors Fred a voulu allumer une cigarette mais son briquet ne fonctionnait plus. Personne n’avait de briquet sur lui. Il a voulu utiliser l’allume-cigare mais la batterie était complètement plate. J’ai réfléchi que l’éclipse durait longtemps, je ne sais pas depuis combien de temps nous étions sous le soleil et la lune amoureux ! « Ça devrait être fini, a dit Léo. La totalité dure deux minutes, pas une seconde de plus. » Fred prétendait que ça faisait au moins cinq minutes ! Sa montre était arrêtée. La montre de Léo était arrêtée, celle de Simon aussi. La mienne, idem, elle était arrêtée : Les trois aiguilles étaient rassemblées sur midi avec une précision effrayante !
- Les scientifiques ! a dit Fred, c’est eux, je ne sais pas ce qu’ils ont foutu avec leurs appareils !
- C’est vrai, a dit Léo, et les lumières…
Les scientifiques n’étaient pas responsables, ils n’avaient pas ce genre de pouvoir. Et même s’ils avaient réussi à créer des perturbations magnétiques, les montres à quartz auraient pu s’arrêter comme c’était le cas, mais pas ma vieille montre à remontoir ! Ou bien je n’avais pas de chance et ma montre s’était cassée en tombant dans l’herbe, à midi précise !
- Ça me paraît logique, a dit Fred, ils ont tout bousillé avec leurs machines : Les montres, les batteries des voitures et je ne sais pas quoi d’autre encore.
J’ai dit qu’aucun d’entre nous ici ne savait vraiment ce que fait une éclipse, et que, peut-être, le temps était ralenti. J’ai proposé qu’on aille voir les scientifiques et j’ai ajouté que, d’ici à ce qu’on les ai rejoints, le jour serait revenu. Je me suis trompé.
- Je n’arrive pas à le croire, a dit Léo avec son doigt tendu vers le ciel, alors, ça reste comme ça là-haut ! Ça fait déjà bien un quart d’heure, j’ai l’impression ! Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ?
Le professeur Fuse était assis dans l’herbe, un peu plus loin que la camionnette, sous l’ombrelle plantée dans la terre. Il avait la tête entre les mains, il réfléchissait à ce phénomène inquiétant.
- Où est votre collègue ? ai-je demandé.
- Dans le petit bois magique…
- Pourquoi, un bois magique ?
- Parce qu’un cavalier du 16ème siècle était caché là-dedans !
- Vous n’allez pas chercher votre collègue ? a dit Fred.
- Il ne va pas se perdre, a dit le professeur Fuse en regardant Fred d’un air sévère. Il a eu peur, il a couru !
- Dites, ce n’est pas vous qui avez pété les montres et les batteries des voitures, avec vos installations ?
- Quoi ?
- Parce qu’on a regardé aux jumelles, tout le monde semble être reparti à pied ! Je vous dis que les batteries des voitures ne fonctionnent plus !
- Je ne comprends pas.
Léo marchait vers le bosquet. Le professeur Fuse s’est mis à rire, en disant : « Je vous préviens, il a vraiment eu peur ! » Puis il a ri encore, plus doucement, en contrôlant sa crise. On a entendu un coup de canon ! Simon s’est retourné en sursautant, c’était visiblement le plus surpris d’entre nous. Le professeur Fuse s’est levé tout de suite et il s’est empressé vers ses appareils. Fred a pensé à la même chose que moi :
- C’était un coup de canon, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Et ça venait du château Renaud.
- C’est une surprise, bravo ! ai-je fait en applaudissant.
Léo, lui, songeait plutôt à un avion à réaction qui aurait passé le mur du son afin de suivre le trajet de l’éclipse ! Il faut dire que Léo avait lu un tas de revues spécialisées. On s’est dirigé vers le cimetière militaire. Simon a dit : « J’en viens moi, du cimetière ! »
- Là-bas, vous avez vu ! s’est écrié Léo.
C’était John au loin, et à son allure fuyarde, j’en ai déduit qu’il ne voulait pas nous voir.
- Ce petit con marche vite, a dit Fred.
Il avait déjà rejoint la partie macadamisée de la deuxième route. Selon Fred, John se rendait à Amnéville et on le retrouverait bientôt.
Un muret encadrait le cimetière et des deux côtés, une rangée de cyprès descendait en pente douce vers les marais et la deuxième route. Les croix étaient bien alignées. Il y avait des arbustes pour garnir et quelques fleurs près de la stèle, érigée sur une butte. Simon nous a dit que ce n’était pas forcément un bon plan de traverser le cimetière, à cause de ce qui était en train de se passer. Pourtant Simon n’avait pas l’air superstitieux : Il est monté sur le muret d’enceinte, à droite. Fred est resté avec Léo sur le chemin central. Je me tenais en retrait. Simon n’allait pas vite, et je ne sais pas pourquoi mais je ne voulais pas qu’il se sauve de nous comme John venait de le faire. Fred et Léo ont passé la stèle. Fred a passé en premier le pont au-dessus des marécages, et puis il a franchi la grille d’accès au cimetière, formée de deux battants en fer forgé – le battant gauche était fermé. – Ensuite, je n’ai plus rien vu à cause de la végétation qui borde la route.
« C’est la voiture de Lucien Mars ! »
J’ai dit à Fred de ne toucher à rien, que Lucien Mars était sûrement dans le coin. Mais il est quand même entré dans le 4X4 par la portière ouverte, et il s’est étonné :
- Des munitions sur le siège et pas de fusil, c’est drôle. Oh, il a laissé la clé de contact !
J’étais resté près du pont. De ce côté de la grille, derrière le battant qui était fermé, j’observais qu’il y avait un objet suspendu en l’air, fixement : C’était un fusil de chasse, avec une lunette ! Je n’avais pas fait attention à ça en passant juste une minute avant. Je me suis approché lentement du fusil : Le canon traversait les barreaux en fer et je ne sais pas si c’était attaché à la grille. Je me suis rapproché encore de la lunette et j’ai regardé dans le viseur. J’ai reculé en découvrant Simon dans la ligne de mire ! J’ai cligné des yeux, le fusil n’était plus là ! J’ai crié après Simon et je l’ai aperçu, il traînait encore dans le cimetière. « Amène-toi ! » Puis j’ai dit à Fred de ne plus toucher à rien.
- Oh, ça va ! m’a dit Fred, à quatre pattes dans le 4X4, ce mec a ramené des millions du Congo, de l’or, des diamants qu’il a fait tailler en douce ! Et maintenant, il fait des safaris de merde ! Je lui cassé sa clé dans le démarreur. - Allez, on s’en va !

Le jour de l'éclipse (chapitre 2)

2. La Désolation.

Tout le règne animal s’était éteint : Les champs étaient déserts, les arbres tristes sans les oiseaux, il n’y avait même plus un petit insecte sur le chemin de terre ! C’est alors que mes amis ont commencé à se plaindre d’avoir faim. J’ai fait remarquer à Léo qu’il avait mangé juste avant midi et il m’a dit : « Des tartines, juste des tartines ! » Nous arrivions près de la ferme de Marcellin Jacques. J’ai pensé : « Quel silence… » J’ai dit à Fred qui s’impatientait :
- Les bêtes sont rentrées dans les étables, et les oiseaux sont dans leurs nids en train de faire une sieste !
Fred a littéralement arraché la porte d’une grange –cette porte m’a paru, en même temps, extrêmement fragile - et il s’est écrié :
- Elles sont vides, tes maudites étables sont vides !
Il y avait des fleurs près d’une clôture, des iris, et on aurait dit qu’elles avaient été réalisées avec des pierres précieuses : Les tiges étaient en émeraude et les pétales d’améthyste. Je n’ai pas osé en cueillir une. Fred a proposé de se rendre au supermarché. Pour atteindre la grand-route plus vite, nous avons coupé à travers la propriété de Marcellin Jacques. Devant la maison du fermier, il y avait toujours cette échoppe de fortune, avec des cocas à trois fois le prix. Les canettes étaient glacées, Fred en a ouvert une, il a bu une gorgée qu’il a recrachée aussitôt. « C’est dégueulasse ! » Il voulait qu’on goûte, comme s’il venait d’avaler quelque chose d’empoisonné. Il a jeté le coca par terre en s’en prenant au fermier qui n’était pas là :
- Espèce de violeur de truie ! Tu te reposes sûrement quelque part, contre un piquet !
Fred aimait bien, à l’occasion, de parler de Marcellin Jacques et de cette histoire familière de la campagne profonde : Le fermier, il y a quelques années de ça, avait été surpris par la police en flagrant délit de zoophilie avec une truie ! Mais le moment semblait mal choisi pour être mesquin, il n’y avait plus personne. Il nous fallait comprendre ce qui se passait autour de nous, sans quoi nous risquions de nous disputer.
Le supermarché était à deux kilomètres en passant par la place verte et la rue haute, c’était le plus court. De nombreuses voitures étaient garées sur le bord de la grand-route. Certaines avaient une portière ouverte ou une vitre descendue, ce qui attirait parfois notre curiosité. Nous avons atteint les premières maisons d’Amnéville. Au casino, à l’angle de la rue de Paliseul, Fred s’est étonné :
- On devrait aller jeter un coup d’œil, c’était bourré de monde tantôt !
J’ai demandé à Fred s’il avait l’intention de voler de l’argent au casino et il m’a répondu que non, qu’il ne saurait pas quoi en faire de toute façon. On a continué de marcher dans la rue de Paliseul, on a coupé par le parc derrière les résidences – dont celle de Lucien Mars, le mec qui avait déboulé en 4X4 près de la colline - et on est arrivé sur la place verte, vide comme le reste de l’avenue. Devant nous se dressait le séquoia. Simon a crié : « Attendez-moi ! » On est revenu sur nos pas. Il était près du portail d’accès au parc et ne bougeait plus d’un cran, il nous a dit que sa veste était accrochée et qu’il ne savait pas avancer !
- Je ne vois rien, a dit Fred, tu essayes de nous baiser la gueule. Tu veux t’en aller, hein !
- Elle est accrochée, je vous dis !
J’ai vérifié moi-même, c’était vrai : La veste de Simon était retenue par quelque chose d’invisible, et Fred respirait nerveusement.
- Ça y est ! a fait Simon avant de se remettre à marcher en zigzaguant.
Le parking du magasin était rempli de voitures, les portes électroniques à l’entrée étaient ouvertes et ne se refermaient pas. Il n’y avait pas d’électricité. Des caisses laissées à l’abandon dévoilaient leurs billets. Cette fois, Fred a voulu piquer du fric mais les billets se sont désagrégés dans sa main comme s’ils étaient là depuis mille ans. On a parcouru les rayons, la nourriture était infecte : Les fruits et les légumes avaient de beaux reflets laqués mais ils étaient pourris, les salades préparées étaient inconsistantes au possible, les boîtes de conserves - qu’on a ouvertes par dizaines - toutes infâmes. Même le pain était moisi. « Des cornichons au vinaigre, a dit Fred avec des gros yeux, je donnerais beaucoup pour qu’ils soient délicieux. » Manque de chance, le bocal lui a cassé dans les mains ! Léo, qui ne parlait guère, a émis l’hypothèse que les gens avaient peut-être fui, sur quoi nous avons quitté le magasin. Nous ne parlions presque plus pour mieux réfléchir. Parfois, quelqu’un sortait une ébauche de théorie.
- C’est possible que les gens aient vu les lumières sur la colline, et qu’ils se soient sauvés !
Léo encore :
- Il y a sûrement eu un souffle, des radiations ! La nourriture n’est plus bonne. Qu’est-ce qu’on saurait dire.
- Même le whisky est infect, a dit Fred. Pourtant il est bien emballé dans une bouteille, un coffret en métal et un carton.
- Qu’est-ce qu’on va manger ?
- Pourquoi est-ce que ce mec ne reste pas près de nous, a dit Fred en désignant Simon qui nous suivait de loin. Il est toujours à la traîne, regardez-le !
On est revenu sur la place verte. Simon est resté à l’écart sur un banc, je me suis assis dans la pelouse au pied du séquoia, Fred et Léo se sont essayés à cueillir des fleurs, mais celles-ci se brisaient les unes après les autres en des milliers de petits cailloux scintillants. J’ai dit : « Quel gâchis ! » Fred, en ravageant de la main tout un parterre de pensées, m’a demandé si j’avais une meilleure idée. Je lui ai dit :
- Il n’y aura bientôt plus une fleur, il ne restera vraiment rien !
Je me suis allongé sur le dos et j’ai vu Fred, les bras croisés, juste au-dessus de ma tête, prêt à m’emmerder. Il a voulu me piétiner mais j’ai été plus rapide et je lui ai fait une clé que j’ai improvisée. Ce fumier m’a envoyé son coude dans le ventre alors j’ai resserré ma clé. « Tu es calmé ? » Il riait, et si je serrais plus fort, il riait de plus belle. Je l’ai expédié contre l’arbre et il s’est étendu dans l’herbe rase, puis il s’est mis à chanter. Des branches tombaient de l’arbre et se brisaient comme les fleurs. Fred a ramassé son cutter qui avait volé dans la bagarre. Il nous a dit qu’il s’ennuyait à mourir avec nous, qu’il allait de ce pas sous l’abribus et qu’on le laisse en paix. « Je veux être seul avec cette fille ! » Je lui ai dit que c’était une bonne idée et il est parti. Mais il s’est ramené après un court instant en s’écriant : « Quelqu’un a volé l’affiche avec la blonde, c’est vraiment la fin du monde ! » Léo et moi sommes allés nous rendre compte par nous-mêmes : Et c’était vrai, l’affiche avec la belle fille et ses bottes avait disparu, ainsi que le plexiglas qui la protégeait. J’ai décelé une ligne de poussière sur le sol. Qui avait fait ce coup-là ?
Fred était en train de jouer au football avec une boîte de conserve : Ça m’a fait me souvenir de l’incident qui avait eu lieu au matin, lorsque Fred avait renversé Fernanda en voiture. Je me rappelais aussi qu’elle était très vite rentrée chez elle, abandonnant des conserves sur la route. J’ai demandé à Fred s’il savait à qui appartenait cette boîte cabossée. Il a réfléchi et il a donné un grand coup de pied dans la boîte, qui a décollé sur cinq mètres avant de se figer dans l’espace à une hauteur d’environ un mètre cinquante, et puis d’éclater soudain en laissant jaillir quatre boulettes à la sauce tomate ! Au même instant, Léo nous a dit que quelqu’un descendait l’avenue ! Fred s’est alors dépêché de nous prendre par le bras Léo et moi. « Toi ! a-t-il dit à Simon qui n’avait pas bougé de son banc, viens te planquer ! » Simon est venu. On s’est servi du grand séquoia pour se cacher et observer de loin ce nouvel élément : Fernanda, c’était bien elle, arpentait l’avenue avec ses sandales taille maxi, son kimono et son cabas. Autant dire qu’elle en jetait ! Elle s’est arrêtée à côté de l’abribus. « Quoi, elle attend le bus ? » J’étais déjà fort surpris de la voir surgir comme ça, je ne songeais pas à un bus. Or, Fred avait à peine terminé sa phrase qu’un bus de la TEC s’est pointé, a marqué l’arrêt et a embarqué son unique passager : Fernanda. Le chauffeur un peu triste a redémarré et s’est engagé dans le sens giratoire. Pour ne pas être démasqués, nous avons tourné en formation serrée autour du tronc du séquoia, en même temps que le bus qui a disparu de notre champ de vision.
Léo était en train de manger une boulette froide qui avait atterri dans la pelouse, il avait l’air de se régaler. « Est-ce que c’est bon, au moins ? » lui a demandé Fred. Léo a dit que c’était froid, mais qu’à part ça, la boulette avait du goût. Fred a trouvé une boulette sur la route, au flair, et il l’a avalée toute ronde. Il nous a dit, en prenant le ton d’un grand orateur, que ce serait intéressant de retourner en direction du supermarché. « On en vient, tu sais bien que… » Il a interrompu Léo et nous a révélé ce qu’il pensait au sujet de Fernanda :
- Eh oui, elle avait son cabas avec elle. Il n’y a pas de doute, elle est repartie faire des courses, profitant qu’il n’y a plus personne !
J’ai demandé à Fred comment il expliquait le bus.
- J’en sais rien moi, ça fait partie de sa vie…
- Il a raison, a dit Léo, le bus était à l’heure, vous avez remarqué ?
- Le bus était à l’heure, hein ! Je crois que vous ne savez pas de quoi vous parlez.
- Il faut retourner au magasin !
Léo mangeait à nouveau une boulette froide et poussiéreuse, ça n’avait aucun sens ! Fred lui a demandé s’il était rassasié, et il est venu lui crier à l’oreille : « Tu as mangé la boulette, espèce de traître ! » J’ai vu qu’il tenait son cutter dans la main, discrètement. Léo lui a dit qu’il y avait encore une boulette quelque part et probablement d’autres conserves sur la route. Moi, je ne pensais pas à manger et je n’avais pas faim.
Simon est encore resté bloqué de façon mystérieuse, retenu par sa veste, et il nous a ralenti. Quand nous sommes arrivés au supermarché, le bâtiment était éclairé de néons ! Il y avait donc de l’électricité, c’est en tous cas ce qu’on voyait en apparence. On est resté dehors parce que Fernanda était déjà en train de passer à la caisse. On s’est caché derrière la baraque à frites au milieu du parking. J’ai expliqué à Fred et Léo ce que j’observais :
- Vous avez vu, il n’y a personne dans le magasin, sauf Fernanda et une caissière !
- Elle a combien de sachets ? a demandé Léo.
- Je ne sais pas…
- Tu l’as vue qui payait à la caisse ? a dit Fred.
- C’est comme dans le bus, ai-je dit, il n’y avait qu’elle et le chauffeur, n’est-ce pas ? Elle et… quelqu’un pour la servir !
Je me souviens que j’ai ajouté, très inspiré :
- Fernanda peut faire ce qu’elle veut mais elle n’en sait rien !
Les autres n’écoutaient pas de toute façon, ils étaient obsédés par la nourriture.
- C’est notre garde-manger, a dit Fred, il va falloir négocier avec cette horreur si on veut subsister !
Fernanda est sortie avec de nombreux sachets et son cabas remplis. Elle a regagné l’abribus situé à côté de l’abattoir et, comme par hasard, un bus est arrivé pour la reconduire. Mon esprit s’est trouvé ailleurs pendant un court instant, et je me suis rendu compte que Simon n’était plus là ! Fred m’a conseillé de laisser tomber Simon mais je tenais à le revoir ; je croyais même savoir où il se dirigeait et ce qui le tourmentait depuis tantôt. Nous pouvions peut-être apprendre quelque chose. Bien sûr, Fred ne voulait pas faire marche arrière et retourner vers la colline, alors on a convenu d’un arrangement : J’allais vite voir de mon côté et devait se retrouver dès que possible sur la place verte. C’était simple. J’ai insisté auprès de Fred et de Léo pour qu’ils m’attendent avant d’aller chez Fernanda, qu’il n’y avait plus de raison d’être impatient. Fred m’a dit : « Ok, place verte ! A tantôt ! » Léo avait le regard fuyant. Quant à moi, je pensais faire de mon mieux pour ne pas agiter les esprits.
Je suis reparti seul en direction de la colline. Je regardais les fleurs scintillantes avec un certain plaisir je dois dire. J’ai dû m’arrêter parce que quelque chose chauffait dans ma poche : C’était ma vieille montre ! Elle était brûlante. Je l’ai posée sur la route. L’aiguille des secondes avait bougé, elle était sur le 4 ! Elle avait parcouru 20 secondes, et j’ai pensé que c’était sans doute détraqué. Je me demandais surtout pourquoi cette montre avait chauffé sans raison. Je l’ai remise en poche, elle était encore chaude. Quand je suis arrivé au cimetière militaire, la voiture de Lucien Mars était toujours là, avec la portière ouverte. J’ai passé la grille et le pont en me méfiant. Je cherchais après Simon, où pouvait-il bien se cacher. Il était derrière la stèle, en train de pleurer.
- Je suis mort.
De quoi parlait-il ? Je l’ai aidé à se relever. On a fait quelques pas dans l’allée. C’est alors qu’un coup de canon a retenti, et Simon s’est à nouveau retourné comme un animal. Je lui ai dit que c’était le même bruit que tout à l’heure, un bruit de canon, et que ça venait du château Renaud. Mais Simon faisait non de la tête en s’énervant :
- Il me tire dessus ! Il m’a raté la première fois ! Il me tire dessus !
- De qui parles-tu ? De Lucien Mars ?
- Oui !
J’ai dû prendre conscience de quelque chose car j’ai dit :
- Lucien Mars est près du pont, c’est vrai ! J’ai vu son fusil pointé vers toi !
Des idées et des visions éclataient dans ma tête. Simon scrutait les rangées de tombes, il analysait le chemin, regardait les horizons et partout. Il s’est mis à avancer en zigzag, comme surmené. Je l’ai doublé et j’ai marché avec vigilance vers le pont et l’entrée principale du cimetière. J’ai compris ce qui était en train de se passer. « Simon, viens un peu voir ! »
Une balle de chasse de gros calibre avançait doucement dans l’espace ! Ça semblait inoffensif en soi. Simon a essayé de la détourner avec sa main mais une force « magnétique » l’empêchait de l’atteindre : La balle continuait sa lente progression avec, on aurait dit, un peu de lumière autour d’elle ! Simon a déraciné une croix, une bonne idée, hélas, ça n’a rien changé, l’objet féroce ne s’arrêtait pas et allait doucement vers sa victime : Simon ! Pas Simon qui s’agitait avec une croix devant moi, non, celui-là était un double, un clone dans la même situation que moi.
Le temps était bel et bien ralenti, je ne savais pas les raisons d’un tel bouleversement mais je savais qu’un autre Simon, l’original, celui de la réalité quotidienne, invisible à mes yeux, était ici, un peu plus haut sur le chemin, avec une balle qui filait sur lui à 2500 kilomètres heure !
« Prends cette croix et aide-moi ! »
Simon a déraciné une deuxième croix, moi je savais qu’il n’y avait rien à faire. Il aurait fallu déplacer la stèle au moins, et la mettre dans la trajectoire de la balle. Simon disait qu’il y avait une issue. Je lui ai demandé ce qu’il avait volé à Lucien Mars et il a dit :
- Un diamant, juste un diamant !
Il a encore regardé autour de lui, en continuant de me parler :
- S’il n’y avait pas eu ces maudites lumières quand je courrais ici même, je ne me serais pas fait tirer dans le dos comme un con !
J’ai demandé ce qu’il voulait dire.
- J’aurais continué à courir et ce type, ce Lucien Mars, ne m’aurait pas eu ! Je ne me serais pas arrêté bêtement pour rêver tout ça !
Par un malheureux concours de circonstances, Simon avait compris, comme moi, que nous n’étions pas vraiment là, où plutôt, que c’était notre esprit qui voyageait ; il s’agissait en tout cas de quelque chose s’approchant de cette hypothèse. Simon, sans qui je ne saurais rien de ces secrets, allait mourir, je devais y voir un signe : A cet instant, j’ai réalisé que Simon, Fred, Léo, John, les scientifiques et moi-même étions toujours être sur la colline du Couvrant ! J’étais persuadé qu’en réalité, nous ne l’avions pas quittée depuis le début de l’éclipse totale ! Je pouvais aussi affirmer que ce phénomène et cet état dans lequel nous nous trouvions allaient finir à un moment ou à un autre. Je me sentais mieux. Malgré la beauté sans égale des fleurs en pierres précieuses, j’étais content que ce monde sans vie, reposant sur la matière première, ne soit pas définitif. J’allais le dire aux autres !
Simon a crié que quelque chose lui transperçait le dos. La balle de chasse était à quelques mètres de nous, cette fois arrêtée dans l’air !
- Fais attention ! C’est là que je suis en réalité, ne t’approche pas !
J’ai levé les mains. Simon se « regardait ! » Aussi fou que ça puisse paraître, la balle de chasse avait maintenant pénétré son corps, bien qu’on ne voyait rien de ce corps – la matière jouait avec l’esprit. -
- Tu n’as pas mal ? ai-je demandé.
- Non.
Pas de souffrance.
- Laisse-moi regarder dans ton dos !
Il n’y avait aucune trace sur sa veste, pas la moindre goutte de sang.
- Quelque chose m’a piqué, c’est tout.
Notre esprit avait reproduit un double, grâce aux souvenirs, à la mémoire, un corps identique en apparence, il avait aussi fait une copie de nos vêtements et de nos affaires. De quelle matière étions-nous faits ? Le coton de ma chemise n’était pas du coton mais une solide illusion. Et Simon qui gesticulait à mes côtés était parfaitement imité lui aussi, tandis que l’original, en chair et en os, se faisait tuer à quelques pas de là ! C’était incroyable. Simon a dit qu’il voulait s’en aller du cimetière. Sur la route, je lui ai parlé :
- Tu n’es peut-être que blessé, ça expliquerait que ton esprit soit toujours en vie, avec moi. Et ce connard de Lucien Mars te transportera à l’hôpital s’il ne trouve pas son diamant !
Simon s’en foutait, de toute façon, les carottes étaient cuites pour lui. J’ai continué :
- Le diamant ! Tu entends…
J’étais gêné à la cuisse gauche à cause de ma montre qui n’avait toujours pas refroidi !
- Le diamant, il va le trouver en me fouillant…
- Le diamant, il est là dans ta poche ! ai-je dit naïvement.
Simon a tâté la poche de sa veste, puis il a sorti le bijou et il l’a regardé attentivement.
- C’est sûrement un faux, une copie faite par mon esprit ! Comme le reste de mes vêtements, Non ? C’est possible, vu la situation.
Je me rappelais que Simon avait fait allusion à ce fameux diamant tout à l’heure, lors de notre rencontre : Il avait insisté sur le fait que quelque chose auquel il tenait était tombé par terre, en passant à travers le tissu de sa poche ! Cette curiosité l’avait fait réfléchir au point que c’était la première chose qu’il nous avait dite.
- Au début de l’éclipse, quand tu courrais dans le cimetière et qu’il y a eu les lumières, tu te rappelles que tu as perdu quelque chose dans l’herbe ?
- Oui, c’était le diamant. Il a traversé ma veste. Je ne comprends rien.
- J’ai remarqué quelque chose…
J’ai sorti ma montre de ma poche et j’ai expliqué à Simon qu’il m’était arrivé la même chose avec la montre de mon grand-père et que j’avais dû la ramasser dans l’herbe, juste après qu’il y ait eu les lumières !
- Tu vois, c’est l’original ! C’est ma montre !
- Comment sais-tu que ce n’est pas une copie ? Tu ne peux pas avoir raison, c’est juste une hypothèse. Ce qui arrive nous dépasse complètement !
- Je suis sûr que c’est la vraie, j’y tiens tellement. Et puis elle a chauffé très fort quand je marchais vers la colline, à mon avis, je la transporte vraiment avec moi.
- Ça n’a pas de sens !
- Qu’en sais-tu ?
- Parce que tu imagines tout ça ! Et moi, je fais un cauchemar…
J’ai dit à Simon de regarder ma montre de plus près, et d’observer la grande aiguille des secondes : Il était midi et vingt secondes !
- On dirait une vieille montre à gousset, il n’y a pas de doute…
- Il est midi et vingt secondes ! J’ai remonté cette montre chez moi avant de partir et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite !
- O.K.
- Tantôt, quand nous avons regardé nos montres, je me rappelle très bien que toutes les aiguilles étaient regroupées sur le 12, il était donc midi exactement. Et voilà que maintenant, l’aiguille des secondes est sur le 4 ! Ça veut donc dire qu’il est midi et 20 secondes !
- 20 secondes, ce n’est pas une preuve.
- Je peux te jurer qu’il y a à peine une vingtaine de secondes que l’éclipse a commencé !
- C’est impossible.
- Bien entendu, ça nous semble beaucoup plus long. C’est pour ça que la balle de chasse n’avançait pas vite. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
Ce que je me demandais surtout, c’est : « Pourquoi un tel événement avait-il cours dans la nature ? »
Simon a cessé de marcher, et en regardant les terres de Marcellin Jacques, il a dit :
- Il y a un mec là-bas, près de la clôture, tu le vois ? Ce n’est pas le fermier qui vendait des cocas ?
- Non, je suis myope. Je vois un sac, je ne sais pas. Un épouvantail sûrement !
- C’est un mec qui dort, fais un effort.
- Ça m’étonnerait, allez viens ! Il faut retrouver les autres.
De retour sur la place verte, Fred m’a raconté qu’avec Léo, ils s’étaient présentés chez Fernanda pour faire l’aumône, avec la sincère intention d’être poli et d’expliquer la situation. Mais celle-ci les a traité de « sales montres », avant de leur claquer la porte au nez ! Fred a voulu entrer de force mais quand il a entendu des grognements lourds de l’autre côté de la porte, et il a hésité. Pour finir, lui et Léo étaient revenus sur la place verte, tandis que le chien aboyait de plus en plus fort. J’ai dit à Fred que Fernanda possédait bien un chien, mais de petite taille - un Yorkshire -, et il m’a répondu qu’on allait tous aller chez elle pour se remplir le ventre et que moi, je m’occuperais du chien. Quelque chose me disait d’être prudent, et particulièrement avec Fred ; dès que je le pourrais, j’avertirais Léo de ce que je savais déjà, et progressivement, par des jeux et des démonstrations, j’espérais le faire comprendre à Fred. Il me faut être honnête, je ne savais pas la moitié de l’histoire, et je m’étais arrêté dans mon raisonnement : Pourquoi Fernanda participait-elle à cette aventure dans l’espace-temps ? Je doutais qu’elle ait pu se trouver avec nous sur la colline ? Ça devait être autre chose la concernant. Toutes ces fascinations à la suite les unes des autres me droguaient et, comme mes amis, je parcourais cet univers au gré de mes peurs et des mes désirs.
- Tu entends, a dit Fred, ce n’est pas un petit chien qui fait ce boucan !
- On peut entrer.
Et j’ai parlé du chien :
- C’est un minuscule Yorkshire. Parfois, elle le pend avec la laisse pour monter dans le bus, parce qu’il ne sait pas grimper les marches.
- Ok, j’y vais.
La porte a cédé sans problème. Un berger genre malinois s’est lancé sur Fred sans le toucher, en le frôlant seulement avec ses crocs. Fred s’est démené dans la pelouse avant d’être acculé dans un angle de haies trop hautes et trop épaisses que pour tenter quoi que ce soit. Le chien, malgré sa rage féroce, n’attaquait pas !
- C’est un roquet, amène-toi !
- Il est grand. Si je bouge…
- Il ne te fera rien, tu peux venir je te dis !
Fred a fait un pas, le chien grognait et aboyait de plus en plus fort, en donnant des coups de mâchoires dans le vide. Pourtant, il s’est écarté légèrement devant Fred. « Tu peux venir mais ne le maltraite pas ! » On a laissé le gentil berger sur le palier, et il s’est tu quand j’ai refermé la porte. On avait pénétré chez Fernanda. Ça sentait la graisse à frites.
- Où est cette charogne.
Fred s’est précipité vers la cuisine – une vapeur sortait de la pièce. - On a suivi sans réfléchir. Fernanda était debout devant la table, elle déballait ses courses très lentement, mine de rien. C’est à peine si elle nous avait entendus. Elle s’est arrêtée, comme si elle se sentait épiée ! Léo a dit : « Elle n’a pas entendu son chien ? » C’est vrai, on avait fait du bruit en entrant. Fred a demandé pourquoi est-ce que Fernanda ne se défendait pas, et pourquoi est-ce qu’elle ne bougeait pas d’un centimètre. Léo a dit qu’elle était tétanisée. Il y avait une part de vérité ; il y a une part de vérité dans tout. J’ai expliqué à Fred et à Léo, en m’approchant de Fernanda qui dormait littéralement debout, ce que je pensais :
- Nous la dérangeons dans son rêve !
Fred souriait. Léo l’a imité. J’ai dit :
- Au matin ! Quand on a croisé John sur la route, un peu plus bas…
Je ressentais, en même temps que je m’exprimais, que quelque chose changeait dans l’air, la pression atmosphérique, je ne sais au juste. J’ai regardé Fred.
- Près de l’abribus, tu as renversé Fernanda, tu te souviens ?
Il se souvenait.
- On est repassé devant sa maison, elle était en train de baisser les volets !
- Oui.
- Oui et pourquoi baisser ses volets le matin ?
- Pour aller dormir pendant l’éclipse ! a dit Léo.
« Merci. »
- Certaines personnes ne peuvent pas supporter l’éclipse, a dit Léo, et parfois, elles s’en vont même très loin tellement elles ont peur !
- Fernanda n’a pas peur, elle n’a peur de rien ! a dit Fred.
- Je peux te dire qu’elle a peur de nous en ce moment !
- Tu prétends, parce qu’elle dormait au moment de l’éclipse, qu’elle a été épargnée ?
Fred avait une sacrée imagination. Je lui ai dit :
- C’est une façon de voir les choses. Elle dort, elle rêve !
- Et moi, je crois qu’elle était sur la colline avec nous !
Je pensais tout le contraire, et Fred et Léo devaient le savoir. Je leur ai dit :
- Non, elle a fermé les volets tantôt, quand tout était encore normal. Elle est restée ici, chez elle, dans sa maison, et elle dort ! Elle rêve de l’éclipse, elle rêve qu’elle est toute seule, que tout le monde est reparti, elle rêve qu’elle peut profiter à elle seule de cet excès de la nature, cet événement rare et émouvant qu’est l’éclipse totale ! Et qui est un peu à son image, je dois dire…
Fred s’est adressé à Léo :
- Il déraille, tu l’as vu : Il n’a pas faim, il ment.
- Nous ne devrions pas la déranger ! Je sais qu’il y a des trucs plus intéressants à découvrir avant le retour du soleil ! Sais-tu que j’ai réussi à cueillir une fleur avec Simon ?
- Les fleurs… Tu deviens fou ! Tu ne réalises donc pas ce qui s’est passé ? C’est fini, le monde que tu connaissais !
Mes tentatives d’apaiser mes amis étaient plutôt vaines. Je ne devais pas attendre ni de Fred ni de Léo qu’ils me croient, car il me venait du fond du cœur cette idée saugrenue : L’esprit séparé du corps ne pouvait pas cohabiter, ça me semblait logique. L’âme souhaiterait bientôt son propre univers, sans mesure et sans loi ! D’après ce que j’avais vu, il n’y avait plus de souffrance ni d’inégalités, et ça me faisait penser que nous allions chacun avoir tendance à prendre des chemins différents, à rechercher une forme de liberté pour retrouver le goût du risque ou je ne sais pas. C’était inquiétant. Enfin, je ne crois pas que je délirais, et je savais aussi que nous n’en étions pas là : Nous n’avions pas encore notre place parmi les morts, à la différence de Simon qui attendait dehors, sur son banc, que la vraie Faucheuse se présente à lui ! J’ai dit en prenant ma montre :
- Messieurs, il nous reste, si je regarde bien, environ une minute et une trentaine de secondes avant que tout cela se termine…
- Ah voilà, on rêve aussi !
Fernanda avait bougé un peu son bras.
- Et puis ta vieille montre fonctionnerait ? Et pas ma Tag-Heur ? Retourne sur la colline, tu vas intéresser les scientifiques !
- C’est à cause du remontoir, ai-je dit en rangeant ma montre avec précaution dans un repli de mon âme. C’est mécanique !
- Ça suffit ! Tu n’admets pas ce qui s’est passé !
Fred a regardé Fernanda des pieds à la tête.
- On dirait une grosse statue, je trouve ça énervant.
Et il a demandé à Léo :
- Va me chercher une latte d’écolier, s’il te plaît.
Léo s’est exécuté sans poser de question. Fred a demandé à Fernanda si elle nous entendait.
- Ne faites pas semblant de dormir, vous avez bougé votre bras, je l’ai bien vu.
Léo est revenu assez vite avec une planchette en sapin ! Fred lui a dit que ce n’était pas ce qu’il avait demandé au départ, mais que ça conviendrait quand même. Fernanda s’était retournée vers nous avec un visage horrifié ! Ensuite elle a reçu la planchette sur l’oreille, violemment.
- On ne veut rien vous voler, on veut simplement manger ! Est-ce que vous pouvez le comprendre ?
Fred lui a directement remis un coup et la planchette s’est fendue. Là, Fernanda s’est laissée tomber contre le frigo et elle a caché sa tête avec son bras. J’ai demandé à Fred où il voulait en venir avec ses cruautés.
- J’aimerais bien qu’elle se réveille, la grosse. J’ai l’impression qu’elle s’est envoyée une boite de médocs. Léo, essaye de me trouver une autre planche plus solide, d’accord ?
- Je te ramène ça !
Léo est reparti, un peu fantomatique, vers cette étrange scierie dont j’ignorais l’existence. Je me suis fait sérieux :
- Allez, c’est bon ! On sort d’ici, prends des trucs à bouffer si tu veux et on s’en va !
- J’attends ma planche.
- Tu vas le regretter.
Léo est réapparu avec un chevron d’une longueur d’un mètre cette fois. « Ce n’est pas une planche, ça ! » a dit Fred en s’emparant de l’ustensile. J’avais les mains appuyées sur l’évier, je ne voulais pas voir. J’ai levé la tête et, par la fenêtre, j’ai aperçu John qui marchait dans l’avenue en riant aux éclats ! il y avait quelqu’un avec lui, caché par les haies. Je pense que John a croisé mon regard sans vraiment s’étonner. J’en ai informé mes amis, qui s’apprêtaient à la torture. Fred a lâché son chevron en disant : « Gare ! » avec son doigt. Et il a balancé une dernière menace à Fernanda : « On reviendra, la table a intérêt à être bien servie ! » Léo a pris deux sachets de courses et on est sorti. Le chien n’était plus là. L’avenue était déserte, mis à part Simon qui nous faisait des signes depuis la place.
Simon avait rencontré John pendant qu’on était chez Fernanda, il nous a raconté que John s’était amené avec sa copine, une superbe fille selon lui, et qu’elle était carrément nue !
- Voilà que votre pote me dit : « Elle peut se balader à poil, puisqu’il n’y a plus personne ! » En fait, vous la verriez, elle a simplement gardé ses bottes pour marcher. Elle est terrible.
Je regardais Simon en train de mimer, et je me suis rappelé qu’on avait aperçu John tantôt, au bas de la colline, et qu’il était seul. J’ai demandé :
- D’où venait-il, avec cette fameuse fille ?
Simon a dit que John et la fille remontaient l’avenue lorsqu’ils se sont arrêtés à côté du banc. Là, John a demandé à Simon s’il vivait dans la rue depuis longtemps, et il lui aurait proposé de l’argent !
- Pas des billets ? a demandé Fred.
- Si, des billets, il en avait plein les poches ! a dit Simon. D’abord, je croyais qu’il se foutait de ma gueule, mais non, il était convaincu que j’étais un nouveau pauvre ! C’est comme ça qu’il a dit. Enfin, il était assez excité.
Fred est revenu sur un point :
- Tu as dit que sa copine était une bombe ?
Simon m’a jeté un coup d’œil avant de répondre :
- Oui, elle est à réveiller les morts !
- C’est la seule fille qui reste, c’est pour ça. Faut pas exagérer sur son physique pour autant…
J’ai pensé à Marie, la copine de John depuis cinq ans, et sans vouloir lui nuire, Simon ne parlait sûrement pas d’elle ; et puis, un voleur tel que lui devait avoir bon goût ! Si c’était Marie, il n’aurait pas parlé comme ça ! De toute façon, je n’arrivais pas à imaginer la copine de John passer son temps toute nue sur les routes, même en cette période de grande exode ! Et je me suis dit : « Des bottes ! » Léo m’a murmuré : « De qui parle-t-il ? Marie n’est pas si terrible que ça, il délire ! » John était peut-être accompagné de quelqu’un d’autre.
Bon sang, je ne me plaisais pas ! Il me semblait qu’il y avait des jours que le soleil brûlait comme un bec de cuisinière à gaz, dans un ciel mauve avec deux grosses étoiles ! Léo était appuyé contre le séquoia, en train de manger. Fred, accroupi, inspectait les sachets de nourriture dérobés chez Fernanda. Je trouvais ça puéril. Pourquoi ne réalisaient-ils pas que nous n’avions aucun besoin de manger ? Est-ce qu’ils s’occupaient l’esprit ? J’ai encore essayé de cueillir une fleur et j’y suis parvenu. Fred m’a dit, un peu ironique : « Quelle patience ! » et il m’a demandé comment je faisais. Je lui ai dit qu’il fallait être délicat et je lui ai montré en détail la technique de la cueillette : J’ai pris une fleur en utilisant mes deux mains, je la tenais du bout des doigts, au bas de la tige et sous la corolle, et je l’ai amenée vers moi ; oui, c’est bien ça, je ne l’ai pas arrachée mais amenée à moi. Fred n’y arrivait pas, il s’énervait c’est tout. Je lui ai dit texto qu’il ne comprenait pas ce monde. Il s’est fâché : « Je vais faire un tour, tu m’emmerdes ! » Il est parti avec du chocolat de Fernanda. Je le regardais rétrécir en montant l’avenue Chevrier. J’étais persuadé qu’il se lançait, dès lors, à la poursuite de John !
J’ai profité que Fred fuguait pour raconter à Léo ce que je savais. Il m’écoutait, mais sans grande curiosité. Je lui remémorais sa passion pour l’astrologie - qu’il m’avait fait partager d’ailleurs -, mais la communication ne passait plus entre nous. Nous n’étions pas brouillés mais c’était un peu comme s’il y avait quelque chose d’interdit à faire dans cet univers, quelque chose que nous ne savions pas encore. J’ai dit qu’il ne fallait pas se laisser aller, car tout redeviendrait normal bientôt.
- Tu dis que le temps est ralenti, et moi je dis que sans la population, il n’y a plus de notion de temps !
- Tu joues au philosophe…
J’ai eu une idée : J’ai emmené Léo jusque devant la bijouterie-horlogerie de la place.
- Tu sais où on est ? ai-je dit.
- Roger l’horloger, c’est écrit.
- Regarde cette grande horloge dans la vitrine, elle est remontée…
- Non, elle est arrêtée...
- Si elle était arrêtée, les poids seraient en bas.
- Ça va, je m’en fous de l’heure !
- Est-ce que tu as vu le soleil et la lune ? ai-je dit en élevant la voix. Les luminaires, Léo ? Ils n’éclairent plus beaucoup, et ils ne bougent plus guère, hein ?
- Alors quoi ? Ça voudrait dire que je ne suis pas ici. On serait en train de faire un voyage astral ?
- Je ne sais pas, je ne crois pas… Il faut que tu regardes la grande aiguille de cette horloge ! Tu dois te rendre compte par toi-même. Reste attentif.
Derrière la vitrine et le cadran de verre, à l’abri de nos mouvements « vifs et maladroits », l’aiguille d’argent indiquait 37 secondes !
- Elle va passer à 38 secondes. Mais observe bien, ne fais pas comme Fred.
On a fixé l’aiguille pendant longtemps et rien ne se passait. J’étais pourtant sûr de mon coup ! Puis Léo a commencé à tourner la tête pour me parler :
- Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires. C’est la désolation, il nous faut subsister, manger avec les gens qui restent. Cette femme, Fernanda ! C’est le malheur…
Je lui répétais de se concentrer sur l’horloge. J’ai sorti ma montre afin de lui montrer qu’elle indiquait, elle aussi, midi et 37 secondes, presque 38. Léo, lui, insistait pour que je le regarde dans les yeux, parce qu’il me parlait sérieusement et me trouvait égoïste.
- Tu as vu ! L’aiguille de l’horloge a bougé, elle est passée à 38 secondes. Regarde !
Non, il n’avait rien vu, pour lui, l’aiguille était toujours au même endroit, l’horloge était arrêtée, toutes les pendules et les montres à quartz étaient arrêtées ; Léo ne faisait pas de différence entre ce qui fonctionnait électriquement et ce qui fonctionnait mécaniquement. Il n’admettait pas la plus logique des explications. Il m’a dit que je devrais me forcer à manger un peu, et aussi de faire le point. « Il reste un pain d’épice dans un sachet. » J’ai réfléchi et j’ai dit :
- Et chez Fernanda, d’où ramenais-tu ces planches à toute vitesse, hein ? Tu connais la maison ?
- C’est vrai que tu es chiant ! Je suis descendu dans la cave. La première porte que j’ai ouverte, c’était rempli de pièces de bois diverses. Assez classique, non ?
La vitrine derrière nous s’est brisée en laissant sur le sol et l’étalage de fines lignes de poussières grises. On n’avait touché à rien. Je souriais nerveusement. En revenant près de Simon, je lui ai dit :
- Il y a une bijouterie sur la place ! Tu peux prendre tous les bijoux que tu veux, on a déjà pété la vitrine…
Simon a baissé la tête en soupirant. Mais merde, il aurait pu lever son cul et m’aider à convaincre les autres.
« Tu vas lui dire ce qui se passe, bordel ! »
- Doucement, a fait Léo dans mon dos, si on doit crever, on crèvera.
Puis Léo a pris quelques bananes dans un sachet de commissions et il est parti par la route de Paliseul, comme un innocent. Mon avis restait inchangé, nous devions retourner à la vraie vie sans faire de désordre, et surtout, sans provoquer de dégâts. L’éclipse sur la colline était une ineptie, ou un test, peu importe. Je pressentais quelque chose de mal dans ce décor, et mes amis allaient me rendre fou avec leur mauvaise foi.

Le jour de l'éclipse (chapitre 3)

3. La Police.

J’était donc seul avec Simon, qui déprimait sur son banc. Je m’ennuyais aussi, je serrais le séquoia contre moi. A un moment, j’ai vu de la fumée dans la direction de la grand-route, à cinq cents mètres à vol d’oiseau ! J’ai dit : « Quelqu’un fait du feu ! » J’ai demandé à Simon qu’il m’accompagne. Il s’est levé, il a sorti le diamant de la poche de sa veste et il l’a enfoui dans la terre, à la jonction du trottoir et de la haie, à cinq ou six mètres à droite du banc. Il m’a dit : « Il n’y a que toi qui sais où il est caché. Je l’ai payé cher alors j’ai confiance en toi. Je tiens à ce diamant ! »
La fumée venait de la résidence de Lucien Mars. Aux abords de la propriété, Simon ne se sentait pas à l’aise : On approchait précisément de la maison qu’il avait visitée ce matin, juste avant midi ! C’était une drôle de coïncidence, une ironie. Je lui ai demandé comment ça allait, il avançait d’un pas lent, avec le dos voûté. Il s’est arrêté en disant qu’il avait des crampes, qu’il ne pouvait plus continuer. « Des crampes ? » me suis-je étonné, en continuant à marcher vers le portail.
Léo m’a foutu une de ces trouilles en traversant les haies de la propriété comme un sanglier ! « C’est John, c’est John qui fait du feu ! » criait-il. J’ai dit : « Ok. »
- Tu sais avec qui il sort ?
Léo a jeté un rapide coup d’œil vers Simon et m’a murmuré :
- Avec la nana de l’affiche ! La blondasse.
Il s’est reculé avec le regard envieux. Et tout de suite après, il m’a dit en haussant le ton :
- Comment est-ce qu’il a fait ça !
- Et toi, comment est-ce que tu fais pour traverser ces haies, elles sont épaisses. Je ne comprends pas. En plus, il y a une clôture à l’intérieur du feuillage !
- Une clôture ?
- Oui, ai-je dit, on ne la voit pas très bien, il faut regarder entre les feuilles. Vas-y, regarde, tu la verras.
- La clôture ? Ce n’est pas de ça que je te parle !
Léo m’a empoigné par le bras et m’a conduit devant le portail qui était fermé avec une chaîne et un cadenas ! Puis il m’a prétendu que je connaissais John mieux que quiconque et que je devais l’appeler.
- Pourquoi veux-tu l’appeler ? Lui, il ne veut pas nous voir en tous cas, ça me paraît clair.
- Oui, c’est normal, il veut profiter tout seul de la fille ! Mais merde, comment est-ce qu’il a fait pour la faire passer de l’affiche dans ce monde ?
Je ne comprenais pas John, et puis ce n’était vraiment son genre d’agir ainsi, il aurait dû être avec moi pour analyser ce monde, il avait une nature curieuse et on s’entendait tellement bien.
- Il a trouvé un secret ou je ne sais pas quoi, a dit Léo, il détient sûrement la vérité…
- En tous cas, il ne s’emmerde pas en faisant du feu chez ce connard de Lucien Mars ! Et… Il est avec cette fille, tu dis ?
- Je l’ai vue marcher sur la terrasse ! Ce crétin doit être en train de la baiser l’heure qu’il est !
- Je ne crois pas.
- Ça me fait chier !
Fred nous est tombé sur le poil :
- Vous allez vous battre pour la copine de John ? Vous êtes complètement cons.
Léo et moi, on s’est regardé. Manifestement, Fred ne savait pas de qui on parlait, il pensait à Marie, la copine de John dans la réalité ! Léo a bien compris, en scrutant mon regard, que Fred ne devait pas savoir qui était avec John dans la résidence. Créature humaine ou illusion, Fred ne devait rien savoir de la présence de cette blonde !
- Moi, a-t-il dit, ce qui m’intéresse, c’est le feu !
- Tu vas bientôt être fixé, ai-je dit en apercevant John sur le pas de la porte, les bras posés sur les hanches.
Il s’est avancé dans l’allée de cailloux, il était en pantoufles, il portait un pantalon de toile beige et une chemise blanche ; Il devait s’être changé car tout à l’heure, je l’avais aperçu portant un T-shirt rouge. Personne ne bougeait tant John paraissait heureux, assuré de sa personne et bourré d’énergie ! Il nous a dit :
- Voilà qu’on se retrouve, ça me semblait inévitable. Et je sais bien ce qu’on raconte sur moi, dans mon dos ! Il n’y en a pas un parmi vous qui en aurait fait autant, de toute façon !
De quoi parlait-il ? Il était à quelques mètres du portail, il nous scrutait tour à tour, avec un mince sourire. Il nous a dit encore :
- Ouais, je suis allé en pèlerinage à Beauraing !
- Beauraing ? a fait Léo. C’est loin d’ici.
- Oui, mais c’est là-bas que je voulais emmener ma copine…
- Cette pute ?
- Fais attention à ce que tu dis…
Beauraing était surtout connu pour ses apparitions de la Vierge, c’était un des six lieux officiellement reconnus par l’église ! Enfin, il y avait une cour et une statue à l’endroit où les enfants avaient vu la Vierge, et c’était devenu une petite ville touristique.
- J’aimerais bien vivre en paix cette fois, vu qu’il y a moins de gens ! Alors, vous pourriez commencer par me lâcher la grappe, ce serait sympa, merci.
John avait déjà tourné les talons quand Fred lui a demandé :
- Comment as-tu réussi à faire du feu ?
John est resté dos à nous, il a laissé tomber ses épaules et il a soupiré :
- J’ai pris des allumettes…
- Ça ne marche pas ! a dit Fred, pensant que John se moquait de nous.
John s’est alors retourné, et la déception se lisait sur son visage. Il a dit :
- Vous ne croyez pas en rien, vous ne croyez même pas en Dieu ! Il y avait du bois ici, une grande cheminée avec une crémaillère, un bon repas qui nous attendait et que ces pauvres idiots de mortels n’ont pas eu le temps d’avaler… Maintenant, ma femme est en train de préparer la table et les chandelles, ça va être divin alors je veux qu’on me laisse !
- Donne-nous quelques boîtes d’allumettes, comme ça on pourra…
John n’a pas laissé le temps à Fred d’achever sa phrase, il lui a répliqué :
- Tu en trouveras, des bonnes allumettes, dans cette maison où vous étiez tantôt, oui. C’est une denrée rare, n’est-ce pas ? Voilà, je vous ai dit un secret. Basta !
On a laissé John réintégrer la résidence sans rien dire. C’est Léo qui a ouvert la bouche le premier : « Quel merdeux, il ne partagerait pas avec ses amis. Il peut bien parler de Dieu ! » Bien sûr, Léo avait une idée derrière la tête et dont il n’allait pas dire un mot à Fred, c’était de sortir avec la nouvelle copine de John, la belle blonde avec ses bottes. Fred, ne sachant rien de cette fille cachée dans la résidence, restait braqué sur les conneries que John venait de nous dire au sujet du feu. Et Simon avait ses problèmes lui aussi. Notre lourdeur, décidément, avait du mal à nous quitter dans ce monde mystérieux. Je faisais peut-être plus attention parce que j’étais persuadé que la lumière du soleil allait revenir. Mais grandissait en moi le sentiment de plus en plus fort que cette histoire pouvait mal tourner : Quelque chose au fond de mon cœur désirait venir à la surface et je ne savais pas ce que c’était. Alors, j’ai dit à Fred que je voulais bien le suivre jusque chez Fernanda, avec un faux air d’enthousiasme. Léo avait bille en tête, il a préféré rester près de la résidence de Lucien Mars et de la cheminée qui fumait. « Il ne me fait pas peur, répétait-il, s’il veut sa raclée, il l’aura ! Je reste ! » Simon est venu avec nous, pas sans un pincement au cœur je crois : L’image de cette fille sexy trottait dans les esprits ! Bien qu’à cet instant, Fred et moi-même ne l’avions toujours pas vue, ou juste sur l’affiche géante.
- Tu vas m’aider à entrer chez la grosse.
- Tu peux y aller tout seul, pour des allumettes !
- Je ne pourrais pas seul, il y a son chien, et elle a peut-être mis des pièges…
- Ça ne sert à rien d’aller là-bas…
- Si, c’est important.
C’était un jeu de quatre sous, je n’avais même pas envie de demander à Fred à quoi les allumettes allaient bien pouvoir lui servir et, de toute façon, je n’aurais pas la bonne réponse. Mon souhait de parvenir à lui faire comprendre le mécanisme de ce monde s’amenuisait, je me sentais un peu dans la position de celui qui, dans un rêve, vient vous dire que vous rêvez ! Il m’a semblé, l’ombre d’un instant, que je devais m’occuper de mes propres affaires. Sur la place verte, Simon a regagné son banc comme un vieillard, et j’ai eu un sentiment de désespoir. J’ai accompagné Fred chez Fernanda, encore une fois, en me disant que, peut-être, j’aurais une bonne influence sur lui et qu’il serait moins cruel que la première fois !
Le chien grognait derrière la porte, alors on a choisi la méthode douce pour pénétrer dans la maison : On est passé par le soupirail sur le côté. Le cadenas a cédé sous la poigne de Fred, qui était en très grande forme. Nous sommes atterris dans une vaste cave qui abritait la cuve à mazout et la chaudière. Rien à signaler. Dans le couloir, le plafond était plus haut que dans la cave. Sous une porte, on distinguait un rayon de lumière pâle. Fred est entré. Cette pièce débordait de matériel médical, de boîtes avec une croix rouge sur fond blanc, de bandes et de bandelettes ! Il y avait même une civière. Fred m’a expliqué, en fouillant dans les boîtes, que Fernanda recevait des soins à domicile : Une infirmière venait tous les jours au matin. J’ai regardé le plafond qui était vraiment très haut, pour une cave. On aurait dit que les murs se distordaient, et je réfléchissais pour savoir qui parmi nous pouvait créer ces effets visuels avec son esprit ! Etait-ce la propriétaire qui dormait là-haut, ou bien était-ce Fred avec ses lubies ? Il me plaçait - avec lui - dans la confusion. C’était peut-être la prémonition d’un choc entre Fred et Fernanda puisqu’on était chez elle et que nous l’avions déjà rencontrée une fois dans ce cauchemar ! Fred s’est emparé de grandes seringues de vétérinaire, et il a pris des bandelettes.
La rampe des escaliers comportait peut-être une cinquantaine de marches ! Avec cette particularité d’être finement éclairée par une lumière venue de nulle part ! Fred est passé en premier. Il a poussé une porte dont j’ai estimé la hauteur à quatre mètres au moins, et large de deux mètres. Il a dit : « On voit bien qu’on est chez la grosse Fernanda Von Block ! » Le rez-de-chaussée était disproportionné par rapport à notre première visite. Je pouvais voir les derniers instants où la matière se modifiait : La création de toiles de maîtres aux murs, le tissage éclair des belles tapisseries, la formation des arcades et des colonnades qui faisait de cette maison un véritable palais ! Fred ne visualisait pas ces changements, je crois qu’il était trop préoccupé. Il m’a rappelé qu’il était l’assureur de Fernanda et s’est mis à reparler d’elle, de son argent et de sa vie de château !
- Tu te rends compte que c’est beaucoup plus grand et beaucoup plus beau que la première fois, ai-je dit.
- On est pas venu par ici !
Fred a donné un coup de pied dans deux portes battantes en chêne massif, avec deux statuettes sur les côtés. C’était le grand salon.
Fernanda se tenait debout près d’un divan ancien, elle regardait par la fenêtre avec le téléphone collé contre l’oreille. « Elle appelle les flics, la salope ! » Fred a posé les affaires qu’il avait prises dans la cave et s’est avancé doucement vers elle ; je ne sais pas comment il avait fait pour dégoter de la ficelle ! Fernanda bougeait plus vite que lors de notre première entrevue, ses réflexes étaient meilleurs : Elle s’était adaptée sans doute. Elle a lâché le téléphone, elle a saisi une chaise et elle a commencé à hurler et à nous menacer. On a réussi à la faire tomber et, sans trop de difficultés, à l’attacher sur la chaise avec la ficelle.
- Où sont tes allumettes !
Pas de réponse. La femme terrible avait la tête rouge et bleu, les yeux exorbités, ses joues battaient en même temps que le rythme de son cœur, elle poussait un râle chaque fois qu’elle expirait et bavait beaucoup. Je n’étais pas très à la l’aise, je venais de la ligoter.
- Elle ne va pas nous répondre, ai-je dit en réfléchissant sur les possibles conséquences de mes actes.
- Tes allumettes, je les veux tout de suite !
- Elle est bien ficelée, ai-je dit, on va essayer de les trouver nous-mêmes, ces fameuses allumettes, en cherchant près de la cuisinière, par exemple. Ok ?
Dans la cuisine, j’étais persuadé que Fernanda nous épiait et qu’elle allait nous échapper. Et aussi, le bruit d’une sirène me parvenait aux tympans. J’avais lâché Fred des yeux. Quand je me suis retourné, je l’ai vu qui tendait son bras au plafond, il avait un objet en main qu’il secouait. Il a dit :
- On s’est fait avoir ! Cette charogne n’a pas d’allumettes, mais un putain d’allume-gaz électrique !
- On devrait partir…
- Eh oui, comment veux-tu qu’elle craque une allumette avec ses gros doigts ! C’est ce connard de John…
Fred est reparti, enragé, en direction du salon. J’ai couru dans sa foulée mais il m’a distancé sans problème. Je me suis arrêté entre les grandes portes en chêne et j’ai entendu la sirène plus distinctement. Pendant ce temps, Fred avait déjà piqué une grosse seringue toute en fer et en verre dans le mollet de Fernanda, et je jure qu’il aspirait un liquide épais et rosé !
Et voilà ! Crissements de pneus. Les flics ont cassé la porte et on a eu leurs flingues et leurs pieds sur la tête en moins de deux : Il n’y avait pas de différence entre la véritable police d’Amnéville et cette police virtuelle, mis à part les képis, ici de style américain ; un détail que j’attribuais à Fernanda qui regardait beaucoup les séries télévisées. Car c’était bien elle qui avait fabriqué ces sculptures vivantes, je le savais ! Un inspecteur est venu parler à Fernanda, qui était à présent détachée et assise sur le divan. Il a été très poli et attentif, puis il a ramassé la seringue que Fred venait d’utiliser et s’est penché vers nous en disant :
- Mais c’est dégueulasse, qu’est-ce que c’est ? De la drogue ?
Il a commandé que nous soyons transportés, Fred et moi, dans le fourgon. On nous a placé les menottes aux mains, Fred a reçu deux coups de matraque parce qu’il posait des questions du genre : « D’où venez-vous, etc. » Il y avait, parmi les véhicules, un petit camion de pompiers avec deux sapeurs maigres et ridicules qui poireautaient. Bizarre. Dans le fourgon, on s’est retrouvé avec cinq flics qui n’avaient rien de beau à nous raconter. La voiture de sport de l’inspecteur nous a suivi, Fernanda était à bord, sur le siège passager, devant, elle portait des lunettes spéciales éclipse avec des feuilles d’aluminium, des lunettes qui, normalement, permettaient juste de voir le soleil. Mais ça lui donnait un certain style. Je crois qu’elle en pinçait pour l’inspecteur.
On a dépassé Simon qui marchait sur la route de Paliseul ! J’ai bien cru que le fourgon allait s’arrêter pour l’embarquer lui aussi, mais Simon a continué de marcher mine de rien en regardant l’éclipse une ou deux fois ; il n’a pas regardé les véhicules et Fernanda ne l’a pas remarqué. Ensuite, le convoi a pris à vive allure la direction du commissariat de police ! J’étais tellement à l’étroit avec mes menottes aux poignets que j’ai réussi, je ne sais pas comment, à me libérer une main. Personne ne parlait. J’ai dit à un des flics, poliment, ce qui m’arrivait, il a vérifié et il a resserré les menottes autour de mes poignets en me menaçant bêtement avec sa matraque en dessous du menton. Un vrai dangereux ! Je me suis tenu tranquille. Fred était paralysé, cette fois il avait peur.
L’interrogatoire a eu lieu dans le bureau du commissaire Jean Joël – que je connaissais un peu -. C’était un bureau lumineux d’habitude, transformé pour cette occasion en une pièce obscure avec des néons qui n’éclairaient pas, des bottins de téléphone sur une chaise, des armes blanches et un poing américain sur une table, une autre table aux allures d’établi de menuisier. Il y avait un mur de briques dont je n’avais pas souvenir et sur lequel s’étendait un miroir sans tain. C’est alors que le commissaire Jean-Joël est entré dans la pièce par l’unique porte. Il ne m’a pas reconnu, il s’est adressé tout de suite à Fred : « Vous êtes le fils d’André Courtois, l’assureur, c’est du propre ! »
- On voulait des allumettes, je vous le jure !
Des mecs en tenues de combats nous ont fouillés, ils ont trouvé nos papiers - qui étaient faux - et le flic qui fouillait Fred a dit :
- Qu’est-ce que tu caches dans ta poche et qui est brûlant ?
Fred a porté la main vers la poche intérieure de sa veste et il a sorti le cutter tout en métal qu’il avait ramassé dans sa voiture, vers midi.
- Toi aussi ! a dit le flic en face de moi.
Il voulait parler de la montre de mon grand-père, bouillante elle aussi : Je l’ai sortie de ma poche et je l’ai directement déposée par terre. Fred, lui, tenait toujours son cutter.
« Chef, venez voir ça ! »
Le commissaire a demandé le cutter à Fred, mais à peine il l’avait pris en main qu’il dût le lâcher en s’exclamant :
- Je ne comprends pas, pourquoi ce cutter est-il si chaud ?
Fred a dit qu’il ne savait pas.
- C’est pareil pour cette montre, a dit le flic près de moi, elle est brûlante !
- Je vais chercher des gants, chef.
Le commissaire se grattait la tête en regardant ma montre et le cutter. Il a dit :
- Ecoutez vous deux, il y a quelque chose qui n’est pas clair du tout…
Le téléphone a sonné ! C’était un appel personnel pour le commissaire Jean Joël. Un flic s’est amené avec des gros gants aux mains et il a voulu ramasser le cutter. « Ce truc pèse une tonne ! » a-t-il fait avec la figure toute rouge. Il n’a pas su déplacer le cutter d’un centimètre. Des autres gars sont venus voir ça. Le commissaire s’est ramené aussitôt et il a dit haut et fort, en s’adressant à Fred et moi :
- Vous prenez vos affaires et vous allez les déposer près du miroir là-bas, sur le guichet !
J’ai ramassé ma montre et Fred, son cutter. Les flics s’interrogeaient. Deux d’entre eux nous ont escortés en nous tenant par le bras jusque devant le miroir sans tain. Fred, qui faisait passer son cutter de main en main, m’a demandé tout bas pourquoi celui-ci avait chauffé sans raison, et le flic lui a donné un coup de poing dans le dos. J’ai d’abord pensé que ma montre avait dû chauffer pendant le trajet en fourgon, c’était normal avec la vitesse des véhicules. Et puis, je me suis dit que si le cutter de Fred était brûlant, c’est qu’il s’agissait sans doute du vrai et pas d’une copie. Habituellement, Fred cachait son cutter sous un tapis de sol dans la voiture : Ça voulait dire quoi : Juste après le cataclysme, Fred désirait tellement prendre cet objet pour se défendre qu’il était réellement parvenu à l’emporter avec lui, tout comme moi j’avais ramassé ma vieille montre dans l’herbe. Les flics - c’est intéressant - n’ont pas pu manipuler ces objets, ça leur a posé un problème. Maintenant le cutter et la montre étaient sur le guichet, à la disposition de Fernanda ! Pour ma part, je comptais récupérer ce qui m’appartenait ; j’avais encore des attaches matérielles et j’estimais que c’était une bonne chose.
On nous a posé quelques questions avec une insistance particulière sur le fait qu’on aurait essayé de violer Fernanda ! Je ne répondais rien mais j’étais furieux, je tâchais de regarder à travers le miroir, je distinguais une paire de lunettes en aluminium qui se reflétait : C’était le spectre de Fernanda, qui, je présume, se faisait expliquer la situation par l’inspecteur ahuri. Fred essayait de parlementer mais rien n’évoluait et la police le battait encore. Le commissaire Jean Joël est allé regarder par la fenêtre, une fenêtre dont j’avais en tête les dimensions, mais qui était réduite, dans ce rêve, à un simple hublot ! Fred est resté entre deux gardes, quant à moi, on m’a jeté dans une cellule qui prolongeait la pièce sombre et suffocante, bondée de flics et d’objets menaçants. J’ai immédiatement voulu tester la résistance des barreaux en acier : Le réalisme du métal était grand ! Je me rappelais vaguement du bureau du commissaire et je savais l’existence de cette cellule, ce n’était pas une modification de la part de Fernanda. Face à moi, la barbarie se mettait en route : Des hommes ont amené du matériel de torture tout droit sorti du Moyen Âge. On allait passer un sale quart d’heure ! Fred a dû se mettre nu, et on l’a prié de prendre place dans un appareil rustique, composé de deux grosses pierres creusées qui allaient se refermer sur lui comme une coquille ! Deux flics étaient en train de faire chauffer de l’huile. J’avais peur que Fred ne fasse un arrêt cardiaque tant il tremblait à présent ! Mais quelque chose s’est produit pour le sauver.
Simon a poussé la porte du bureau et est apparu complètement essoufflé ! C’était le comble de le voir ici. Il a regardé lequel parmi les flics pouvait bien être le chef et il a dit, en faisant un signe de la tête au commissaire Jean Joël, que quelque chose d’effroyable se préparait à l’instant même où nous parlions, aux abords de la ferme de Marcellin Jacques ! Comme Simon disait ça, j’ai remarqué une photo de Marcellin Jacques sur un des murs ! Ensuite, je me suis souvenu de cette époque, et que la police avait dû photographier le flagrant délit, en l’occurrence le coït de l’individu avec une truie ; j’avais même entendu une rumeur selon laquelle la charmante photo de Marcellin et de la truie serait restée accrochée durant des mois dans le bureau du commissaire ! Tout le monde connaissait l’histoire du violeur de truies, et Simon avait fait fort en la replaçant ici, à un point tel que Fernanda n’est pas restée insensible à ses mots : Elle est enfin sortie de derrière le mur en briques, avec un imperméable bleu taillé sur mesure. J’ai observé sa tête et le plan de ses lunettes futuristes pour me rendre compte de ce qu’elle pouvait bien voir et fixer. La photo du fermier ?
Les ordres avaient changé, et toute l’équipe de braves soldats qui était réunie dans la pièce s’apprêtait maintenant à intervenir sur les terres de Marcellin Jacques ! Un flic préparait une caméra vidéo, un autre astiquait un télé-objectif ! Fred est descendu de la machine infernale, il a pu reprendre ses vêtements et il m’a rejoint en cellule. Il y eu un peu moins d’agitation, un bref instant de silence et puis, Fernanda a pointé un doigt vers nous, sans bouger, et elle a prononcé sa première phrase claire, grave et imparable : « ET EUX ? » Elle a lorgné vers l’inspecteur, qui lui a répondu :
- On s’occupera d’eux après, chère madame. Si vous voulez bien venir avec moi, l’urgence nous appelle encore une fois !
Elle a regardé Simon et aussitôt, l’inspecteur s’est adressé à Simon :
- Toi, tu viens avec nous ! Au cas ou tu aurais menti et que tu serais de mèche avec ces deux-là. Et puis on a besoin de ton témoignage, allez !
Et voilà mon Simon, emmené par une justice au-dessus de celle des hommes !
La pièce se vidait, il ne restait plus que l’inspecteur et Fernanda qui s’impatientait. « Hé, ne m’oubliez pas ici ! » a dit l’inspecteur en passant devant elle. Elle ne nous a pas lâchés du regard jusqu’à ce que la porte soit refermée. Ça y est, nous étions seuls dans le bureau, mais prisonniers ! Il n’y avait plus personne, plus un garde, c’était logique : On venait d’assister à une démonstration de l’escorte personnelle de Fernanda, c’est ce qui était sorti de l’imagination de cette femme impressionnante ! Elle et sa clique étaient à présent sur une autre affaire. Ils avaient quand même réussi à nous coffrer ! J’essayais tant bien que mal de plier les barreaux. La clé qui ouvrait la cellule pendait au mur comme dans un dessin animé. J’étais étonné que la pièce ne regagne pas ses dimensions d’avant, sa physique, que les choses restent perturbées ; seule la fenêtre s’agrandissait un peu, montrant le mauve du ciel. L’instrument de torture était toujours là, moins massif. Comme Fred avait reçu des coups et qu’il avait manqué d’être étouffé dans la machine, et comme il se rhabillait en se plaignant, je lui ai demandé s’il avait mal. Il a cru que je me moquais de lui. C’est vrai que je ne faisais guère attention à lui. En voyant son triste état, ça m’a fait réfléchir que je n’avais rien à faire en prison. Et il faut croire que ma prière a été entendue car une vieille dame rapetissée, en jupe et tailleur mauves à grand col, coiffée d’un chignon comme un nid de guêpes, est entrée dans la pièce avec un peu de lumière ! Elle avançait dans la pièce sans un bruit, je l’écoutais respirer. Elle a pris la clé au mur, ma montre sur le guichet et elle m’a fait sortir de la cellule en disant à Fred, sévèrement : « Pas toi ! Tu sortiras plus tard, tu n’es pas ici par hasard ! » La vieille femme m’a tenu par la main et Fred hurlait qu’on le libère. Je ne savais pas ouvrir la bouche. Dehors, la vieille femme m’a dit qu’elle était le fruit de mon imagination mais que sa voix, au contraire, était sa propre voix ! Je ne comprenais rien du tout et elle m’a dit que j’en savais déjà trop. Elle m’a mis en garde de ne pas parler aux autres de ce que j’avais découvert, du « Mécanisme » – selon ses mots -, avant la fin de l’éclipse ! J’ai réussi à lui faire part de mon sentiment et du fait que je pressentais quelque chose de mauvais. Elle m’a répondu avec la tête haute que je me trompais, en ajoutant que je devais me concentrer sur les fleurs, que sinon je garderais une amertume de mon voyage ici. Puis elle s’est éloignée doucement et sans un bruit, avec la grâce d’un chat. J’aurais voulu lui poser mille questions hélas, je restai muet.

Le jour de l'éclipse (chapitre 4)

4. L’affaire « Marcellin Jacques. »

Le temps était ralenti et les choses que je voyais se modifiaient parfois, comme si la lumière jouait avec moi et faisait des mirages.
En marchant sur la grand-route, je me suis rappelé une phrase poétique d’Albert Einstein : « Je voulais chevaucher un rayon de lumière ! » C’était peut-être une chose possible ici… Je pensais à ce que je savais d’Einstein, c’est-à-dire pas grand-chose : La formule de base, E=mc2, qu’en vérité, je pouvais à peine définir. J’avais vu une émission sur ce génie, et je me souvenais particulièrement de ces expériences terribles avec des trains qui se croisaient ! Tous ces efforts pour démontrer que le temps est relatif, qu’il ne passe pas de la même façon pour tout le monde ! Le temps ne passe pas de la même façon selon qu’on rêve, qu’on est éveillé, qu’on somnole, qu’on est en plein effort ou qu’on fait l’amour ! Pourquoi est-ce que je pensais à ces trucs-là ? Peut-être parce que là où je me trouvais, je ne crois pas que je rêvais, et je n’étais pas totalement éveillé non plus. Ce n’était pas une crise de somnanbulisme et bien sûr, je connaissais l’expression de « voyage astral », mais jamais personne ne m’en avait dit davantage à ce sujet. Ah, comme je m’ennuyais, je n’aimais plus que les fleurs ! Ma nostalgie du soleil prenait sa source dans ces fleurs précieuses qui n’avaient pas refermé leurs corolles ! Cet année, certaines variétés comme les marguerites avaient fleuri tardivement. J’en ai cueilli une, puis deux, et j’ai tâché de les tenir dans une seule main, et paf, je les ai réduites en micro-cristaux !
J’avais longeais les haies des maisons, prêt à me cacher à tout instant si j’apercevais la police. Je commençais moi aussi à avoir peur. J’ai tourné par la route de Paliseul en espérant revoir Léo.
Je l’ai trouvé assis par terre, appuyé contre une bouche d’incendie, il avait des blessures au visage et respirait fort. J’ai tout de suite pensé qu’il s’était battu avec John et c’était bien ça ! Je l’ai aidé à se relever. Il m’a expliqué sa « querelle », et qu’il n’y avait pas eu de contacts physique entre lui et John, mais une lutte de l’esprit, « comme dans les mangas ! » a-t-il précisé. Quant aux plaies sur sa figure, c’était arrivé à la suite de l’explosion d’une fenêtre, lorsqu’il était en train de mâter John et la fille sexy dans le salon, « devant le feu ! »
- Tu n’imagines même pas ce qu’il peut faire avec cette fille, c’est insupportable !
J’ai dit à Léo de ne pas recommencer avec les histoires de John, mais il continuait :
- Je crois qu’il n’arrive pas à jouir, il est trop excité. C’est terrible !
Je ne voulais pas me fâcher, j’ai alors demandé à Léo s’il n’y avait rien d’autre à signaler, et son visage a changé d’expression. Il m’a dit, en passant du coq à l’âne :
- Si, j’ai vu trois enfants là-bas sur un sentier qui mène au parc, ils étaient habillés en orange des pieds à la tête. Ils ont dessiné un truc dans la terre, je n’ai pas eu le temps de parler avec eux. Ce n’est pas loin de la place verte, tu veux aller voir ?
Léo était redevenu jovial soudain. On aurait dit que cette gentille histoire d’enfants dessinant dans la terre lui reposait l’esprit. Il m’a emmené vers la place verte. Au numéro quatorze, chez Lucien Mars, la fumée qui se dégageait de la cheminée et partait droit au ciel m’a troublé un peu. Léo était anxieux, il m’a demandé : « Et Fred ? » Je lui ai raconté en résumé la manière dont Fred avait agit avec Fernanda, ce qu’il lui avait fait, comment on s’était retrouvé à la police à cause de lui.
- La police ?
J’ai dit à Léo de quelle façon Simon était venu nous aider, et puis que la police l’avait embarqué et était partie avec lui chez le fermier Marcellin Jacques.
- Marcellin Jacques ?
J’ai bien dû dire que Fred n’était pas parvenu à s’échapper de la cellule, par contre, je n’ai pas expliqué le déroulement exact de mon évasion, à cause de ce que m’avait dit la vieille dame. Léo s’est arrêté, il m’a pris par le bras et m’a conduit à l’entrée d’un sentier, entre deux propriétés. Il y avait un dessin dans la terre.
- Tu vois, c’est un symbole ! Tu as vu comme le cercle est parfaitement tracé…
- Oui.
- Ils sont intelligents ces enfants, ils ont dû utiliser un crayon avec de la ficelle, comme pour les cercles de blé en Angleterre !
Léo était ému et, selon son expression, le dessin lui parlait. J’ai dit que pour ma part je ne ressentais rien et j’ai ajouté que, quand même, le dessin était élaboré : Je serais incapable de me rappeler l’agencement exact des carrés, des triangles et des segments de droites compris dans le cercle. Léo était captivé tandis que moi, j’entendais au loin des cris de cochons ! Ça venait de la ferme de Marcellin Jacques.
- Tu entends, ai-je dit, ça vient de chez Marcellin Jacques.
- Ha ! Ce mec a déclaré à la police qu’il préférait coucher avec sa truie plutôt qu’avec sa femme !
On entendait clairement les cris en dehors de la ville. Moi, je voulais savoir ce qu’il advenait de Simon. Léo a bien voulu me suivre sur la grand-route. On est passé par le parc pour contourner la résidence de Lucien Mars, John et ses frasques !
- Léo, tu sais, quand je suis revenu de la colline avec Simon, au début, la première fois que nous nous sommes séparés ?
- Oui, je me souviens.
- On revenait vers Amnéville et Simon m’a dit qu’un homme dormait dans les champs, contre un piquet de clôture ! Moi, je n’ai pas bien vu, j’ai vu une forme, c’est tout. Mais voilà, maintenant je veux bien le croire, Simon a probablement vu Marcellin Jacques en train de dormir !
- Je ne comprends pas. J’aimerais que tu me dises : Combien de personnes se trouvaient en réalité sur la colline ?
- Non, ce n’est pas ça, ai-je fait en brouillant les bras, les gens que nous rencontrons maintenant n’étaient pas sur la colline. Fernanda, par exemple, elle était chez elle quand l’éclipse a commencé, dans son lit, en train de dormir… Et le fermier aussi dormait, c’est sa femme qui s’occupait de vendre des cocas hors de prix. Souviens-toi : On s’est arrêté devant la ferme au matin, puis on est repassé à pied et c’est là que Fred a fait du bruit en démolissant la porte d’une grange. Ça a dû réveiller le fermier, ou je ne sais pas, attirer son attention…
- Et la nana qui est avec John ?
- La fille, je n’en sais rien.
- Explique-moi, nous sommes tous en train de dormir ou quoi ?
Je ne pouvais plus rien dire à ce sujet. J’ai aperçu trois camionnettes de police derrière une rangée de voitures à l’abandon. J’ai dit à Léo qu’on devait à tout prix sortir Simon de là, qu’il n’était pas à sa place. Léo m’a répondu qu’il s’en foutait de Simon, il m’a posé des questions bêtes à propos de ce qui était en train de se tramer chez le fermier et qu’on ne voyait pas encore. J’ai insisté pour qu’il fasse attention, je lui ai dit que ce n’était pas un jeu, qu’on ne devait surtout pas se faire repérer, mais juste tâcher d’éloigner Simon de la police ! « Pourquoi Simon, on devrait aller libérer Fred plutôt. Tu ne connais même pas ce type ! »
On a emprunté le chemin rempli d’ornières qui passe à gauche de la ferme. Les camionnettes de police étaient garées à deux cents mètres de la ferme. Des flics couraient sur la route, d’autres étaient planqués dans les talus avec des caméras, des micros avec des viseurs et des téléobjectifs. J’ai aperçu Simon qui se trouvait sur la route au milieu des flics, avec à côté de lui Fernanda et l’inspecteur qui discutaient ensemble des ordres et de la marche à suivre ! Fernanda avait toujours ses lunettes brillantes. Je me suis étonné de pouvoir les entendre de si loin, de les capter comme s’ils étaient à côté de moi ! L’inspecteur a fait semblant d’utiliser le mégaphone et il a dit : « Rassemble tes porcs, Marcellin ! » Juste après, j’ai entendu le souffle rauque de Fernanda qui s’excitait. Les cris des cochons redoublaient et Léo souriait ! On était caché par une haie de lauriers, à l’abri de Fernanda. Le fermier Marcellin Jacques était là, il revenait d’une promenade dans les champs avec ses porcs. Il les a fait entrer dans un enclos. Les grandes stabulations à droite empêchaient les flics de voir ce qui se passait. En ce qui nous concerne moi et Léo, nous étions bien placés !
Le fermier a baissé son pantalon et s’est mis à caresser une truie. Il criait des mots, des vulgarités. Puis on ne l’a plus entendu, il s’est agenouillé derrière la pauvre bête et s’est activé. Le tableau était franchement pitoyable - je suis tenu par ma conscience de dissimuler des détails peu glorieux -. Après tout, ce n’était pas réel, c’était le rêve du fermier qui dormait quelque part ! Ce que je peux dire simplement, c’est qu’il n’y avait pas que des porcs dans l’enclos boueux, mais aussi quelques femmes ! Des femmes aux traits et aux allures impersonnelles créées par le fermier - ou reproduites par son esprit d’après les images de la télé, car j’ai cru reconnaître une actrice-vedette du petit écran ! - Je me méfiais : Ce que je voyais aurait pu être une « projection mentale collective », ou une chose proche, car franchement je ne connaissais rien de plus malin que le sexe pour s’infiltrer dans les esprits et à travers les murs par des moyens hautement diversifiés. On était loin de la pureté, de l’innocence, et le fermier véreux allait se casser le dos pour finir ! Léo ne disait plus rien, je crois que ce spectacle lui plaisait. J’ai aperçu trois policiers armés qui longeaient l’étable, ils étaient munis de fusils automatiques et de filets. Un autre, avec une caméra sur l’épaule, suivait derrière. Ils étaient près de l’enclos et le fermier a reçu une sommation. Aussitôt, il a couru comme un dératé en se rhabillant, il est passé par-dessus la barrière en bois en retombant de l’autre côté lourdement, et il s’est enfui vers le lointain. Trois flics se sont lancés à ses trousses ! Le flic qui filmait, après avoir fait un beau panoramique, s’est attardé sur l’intérieur de l’enclos. Ce que je pensais, c’est que les flics allaient disparaître une fois qu’ils seraient hors du champ de vision de Fernanda, mais non, car c’était devenu le rêve du fermier aussi, d’être pourchassé à cause de sa petite fête ! De même, ses porcs et ses femmes étaient restés dans l’enclos, pour le plaisir de Fernanda ! Les femmes ont été arrêtées et conduites dans un fourgon blindé. Bizarre. Je me suis mis à réfléchir.
J’étais capable de faire des distinctions parmi les êtres qui évoluaient sous l’éclipse : Il me semblait voir quatre types différents de personnages. C’était une sorte d’échelle de la conscience, je ne trouve pas les mots : D’abord, il y avait moi, mes amis et les scientifiques, nous nous trouvions en chair et en os sur la colline du Couvrant au moment du cataclysme. La colline était le centre des choses pour ainsi dire, et les trois cents mille personnes qui observaient l’éclipse dans la région n’avaient pas disparu : Cette foule était située au-delà des marécages, en dehors du cercle de la colline du Couvrant et donc on ne les voyait pas ! Ils n’étaient pas touchés comme nous, ils étaient pour la plupart bien éveillés : C’était le cas de Lucien Mars par exemple, qui avait déboulé à la dernière seconde, fusil au poing, pour flinguer son voleur après une course poursuite ! C’était aussi le cas de la population qui se trouvait dans la zone d’ombre de la lune. Je présumais que la région toute entière fut mystique dans un rayon de soixante kilomètres ! Les voitures abandonnées étaient à notre portée mais les gens étaient invisibles et nous n’avions sans doute pas le droit de nous en prendre à des gens sans défense, rendus immobiles ! Mes amis et moi-même étions dédoublés, des genres d’esprits vifs et tourmentés qui devaient bien de temps à autre traverser un touriste sans l’avoir vu ! Ne sachant pas s’il y avait un sens à cette expérience, ne sachant rien, je le répète, nous étions des maladroits ! Bref…
Une autre catégorie de personnages était les gens comme Fernanda ou l’infâme Marcellin Jacques, qui faisaient un songe sous l’éclipse, endormis par elle. Leurs esprits vagabondaient dans cette zone obscure, tandis qu’eux se trouvaient en réalité dans leur propriété respective, en chair et en os, dans le monde naturel que chacun côtoyait tous les jours ! Je comprenais à présent pourquoi Fernanda n’avait pas eu de réaction lors de notre première rencontre à son domicile : Elle aurait dû apprendre à se synchroniser – c’est le mot qui convient le mieux – sur notre vitesse et non le contraire, puisque nous avions mijoté notre coup et qu’elle avait été surprise ! C’est du domaine des rêves que de subir parfois des angoisses terribles ou même, des paralysies.
Surtout, je m’interrogeais sur une catégorie étrange de personnages qui semblait posséder une conscience individuelle : C’était les intervenants, comme la police, le conducteur du bus fantôme, la caissière esseulée du supermarché, les porcs et les femmes dans l’enclos, le chien modulable de Fernanda. Quelque chose, en ce qui concerne les rêveurs profonds tels que Fernanda et le fermier, dépassait la seule volonté et leur pouvoir de commander leurs rêves à leur guise – un rêve n’est-il pas légèrement conscient et fort inconscient ? - Ce qui leur arrivait ne dépendait pas que d’eux-mêmes ! Ma théorie est la suivante : Les « intervenants » autour de ces deux rêveurs représentaient une source d’énergie comme les autres personnages du décor, ils étaient parfaits sur le plan de la ressemblance, ils étaient bien solides et dégageaient même une émotion personnelle : Je pense qu’ils existaient vraiment, eux aussi, dans le quotidien, qu’ils avaient une identité. Après tout, ils étaient comme les autres en apparence dans cette dimension : Composés de particules élémentaires d’énergie et, peut-être, reliés par un « fil d’Ariane » à leur vrai corps quelque part, à des kilomètres, qui sait ? Par exemple, je regardais le commissaire Jean Joël, je le voyais diriger une opération de police un peu mesquine sous mes yeux : Je savais qu’il n’était pas entièrement là, au cœur de la débauche, mais plutôt qu’il devait être en faction dans les rues pleines de monde, un jour comme aujourd’hui ! Ou bien dans son jardin avec sa famille, en train de regarder l’éclipse ; dès lors, j’imaginais que là où le commissaire se trouvait réellement, il se sentait nerveux ou troublé, pour des raisons inexplicables et qui avaient lieu ici-même ! Je ne voyais pas l’énergie circuler comme certains affirment la voir, mais j’avais le fort sentiment que chaque participant dans cette histoire était à la fois unique et rejoignait, par une façon subtile, l’inconscient des deux affreux qui rêvaient ; l’inconscient a souvent le goût du collectif. Mes amis et moi ne subissions pas tout à fait les mêmes effets, nous étions en position de force je crois. Fernanda ne faisait pas de différence entre les types de consciences comme je le faisais, elle suivait son orgueil, vivait son obsession, elle se laissait aller dans son rêve. Le fermier, lui, n’avait pas que ça à foutre que de réfléchir ! C’était Neptune. En plus de ça, je réalisais que d’autres gens, rendus fatigués par l’éclipse, pouvaient être en train de faire un rêve à dix, vingt ou trente kilomètres d’ici. Comme si ça ne suffisait pas, j’avais l’intuition que d’autres personnes essayaient de trouver une place dans ce monde, cachées, encore invisibles ou inactives ! C’est surtout la nouvelle copine de John qui m’intriguait, car John était de ceux qui se trouvaient sur la colline et je me demandais comment il était parvenu à matérialiser la fille de la publicité pour les bottes : Que nous avait-il dit ? Qu’il l’avait emmenée à Beauraing, roulée sous le bras ! Oh, j’oubliais les enfants qu’avait vu Léo ! Encore une belle énigme. Je découvrais en réfléchissant plus loin à quel point notre situation était incroyable et privilégiée : Je comprenais l’opportunité qui s’offrait à moi et à mes amis de nous enrichir si nous le voulions, en déplaçant les bijoux dans des lieux sûrs par exemple ! Et dans les profondeurs de mon être, mon âme souhaitait découvrir un mystère plus grand que tout, tellement grand qu’il serait pur, unique. Plus cristallin et plus unique encore qu’un diamant à mille facettes !
L’inspecteur a dû envoyer tous ses éléments à la poursuite de Marcellin Jacques car deux fourgons ont démarré à toute vitesse et ont filé en direction de la colline. Bien des choses me dépassaient encore : J’ai repensé à la vieille dame au chignon, à ses conseils de prudence : Je ne souhaitais pas faire de mal ou accéder à un quelconque pouvoir, si j’étais revenu me frotter aux électrons de Fernanda et de ses troupes, c’était dans le seul but d’aider Simon à se sauver de là comme lui l’avait fait pour moi, et surtout à cause du sentiment que j’avais qu’il n’était pas à sa place !
Simon était assis dans la camionnette restante et semblait occupé à signer des papiers avec l’inspecteur et l’immonde Fernanda. Simon me donnait l’impression de souffrir, je le voyais nettement aux travers des vitres, comme si je n’étais plus myope tout à coup ! Léo m’a dit qu’on pourrait attirer l’attention de Fernanda et je lui ai répondu :
- C’est trop dangereux ! Elle peut nous envoyer des hélicoptères sur la gueule en moins de deux, est-ce que tu comprends ?
- Oui, a fait Léo en regardant autour de lui, tu as sûrement raison.
Je crois que Fernanda aimait ce monde désert, mais elle s’ennuyait avec Simon – qu’elle ne connaissait pas -, je la voyais soupirer d’énervement depuis que le fermier s’était enfui. C’est peut-être pour cette raison que Simon a été libéré : Deux flics l’ont conduit sur la route. Et pour la troisième fois, un coup de canon a retenti ! Léo a tourné la tête vers le château Renaud, mais moi je savais bien ce que c’était : C’était Lucien Mars qui venait à nouveau de tirer sur Simon ! Une troisième balle était en route et il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle atteigne sa cible : Simon est tombé violemment en arrière, à même le macadam. Lucien Mars avait dû s’avancer dans le cimetière cette fois, et tirer à bout portant ! Je regardais au loin l’ébauche de la colline du Couvrant, c’est là-bas que les coups de feu étaient tirés et Simon, déjà touché dans le dos, venait sans doute de recevoir cette ultime balle en pleine tête ! Son double criait par terre devant nous : « Je n’entends plus rien ! Je vais mourir ! » Quelqu’un a dû appeler les secours au moyen de la télépathie parce qu’un instant après, un hélicoptère s’est approché dans le ciel, a fait un tour rapide au-dessus du périmètre et s’est posé sur la grand-route ! Deux hommes sont descendus et ils ont embarqué Simon sur une civière. L’inspecteur est venu demander quelque chose au pilote ; je ne l’aimais pas beaucoup cet inspecteur, il était trop entreprenant. Ensuite, l’hélicoptère a décollé et est reparti, je suppose, en direction de l’hôpital de Paliseul, à douze kilomètres ! Je n’avais plus rien à faire ici. Avec Léo, on a couru à la perpendiculaire de cette route de malheur ! On s’est retrouvé nez à nez avec une rivière magnifique : Nous n’avions pas encore vu de rivière, c’était comme un lent ruissellement de grains de sable et de cristaux lumineux, avec des petites dunes mouvantes. Je n’osais pas y plonger ma main. Léo était comme un enfant, il a enlevé ses chaussures et ses chaussettes. Je lui demandé s’il comptait vraiment tremper ses pieds dans cette matière, et il s’est rechaussé. « C’est de l’eau, après tout ! » Aucun de nous n’a mis même un doigt dans cette rivière ralentie par le temps. Il y avait des fleurs à proximité, finement éclairées par le flux de cristaux lumineux et les horizons rouges. Cet endroit était d’une beauté divine. Mais on ne pouvait pas rester ! On a marché le long de la berge jusqu’à un pont, qu’on a traversé.