6. La Colline Du Couvrant.
Je suis resté au château, debout sur un mur en ruine. Je me sentais bien sur ce promontoire, j’aimais surtout regarder la fille sans nom disparaître dans le lointain. J’ai entendu des bruits de pas sur l’autre versant : C’était Léo qui arrivait sur moi comme une balle ! « John s’est barré depuis longtemps avec la fille ! » a-t-il crié. Léo faisait aller ses gros yeux partout autour de moi et dans le paysage. Et il m’a dit, presque à ma hauteur
- Tu es revenu au château, tu as encore entendu des bruits de bottes ?
- Non, ai-je dit, mais tu veux savoir à quoi je pense depuis un moment ?
- Vas-y.
- Je pense à la colline du Couvrant, regarde comme elle bien visible d’ici.
- C’est vrai, tu crois que les scientifiques sont encore là-bas, comme des cons ?
- Oui, je crois, ai-je dit en regardant Léo qui ne pensait plus à la science.
- Tu crois…
- Je crois surtout que John pourrait se rendre là-bas, car il a besoin d’experts, de scientifiques.
Léo s’est mis à rire :
- C’est la meilleure de la journée ! Et moi, je pense que John va venir s’approprier le château avec la belle femme ! Et allumer le feu…
- Je peux voir les scientifiques d’ici, regarde, près du bosquet…
J’indiquais avec mon doigt.
- Je vois leur camionnette et quelqu’un bouger. Je ne sais pas lequel des deux.
- Tu n’es plus myope ?
- Il faut croire que non.
- Il n’y a rien par là ! a fait Léo.
- Moi, j’ai envie de me souvenir de cette histoire et je retourne là-bas !
- Attends-moi ! a-t-il fait d’un air nostalgique.
On a marché deux kilomètres dans les champs de la vallée, et c’est moi qui devait suivre le vigoureux Léo. Ma montre chauffait à nouveau dans ma poche. Comme on allait franchir la route, Léo s’est mis à trotter et puis à tourner autour de moi en courant à toute vitesse. Il a dit : « Je cours plus vite que mon ombre ! » Je suis passé d’un bond au-dessus de la clôture et des fils barbelés. J’ai grimpé le talus, je me suis retrouvé sur la route qui se transformait, cinquante mètres plus loin, en un chemin de terre ; j’étais à environ deux cents mètres du cimetière militaire et de la voiture de Lucien Mars. Léo est resté dans le contre-bas du champ, de l’autre côté des fils barbelés.
- Ces bêtes pompiers, ils ont éteint le feu de John. Tu ne trouves pas ça bizarre ?
J’ai regardé Léo en me demandant où il voulait en venir avec les pompiers. Il m’a dit :
- Ne me prends pas pour un con, j’ai bien remarqué que ces pompiers étaient ridicules, qu’ils sortaient de nulle part : Ils ont éteint le feu de John avec de l’eau qui ne ressemblait pas à celle de la rivière, mais plutôt à de la bonne flotte. Ah, ils ont éteint le feu, le vrai !
Il devenait fou.
- Comment tu sais que c’est un « vrai » feu ?
- Parce qu’il a l’air d’y tenir, à ses flammes ! Il brûlera tout si on le laisse faire.
Léo a plissé un peu les yeux.
- C’est parfait, ai-je dit, alors, ça veut dire que tu me crois maintenant.
- Oui.
- Et que tu acceptes l’idée que le temps est ralenti sous l’éclipse ?
Pas de réponse.
- Je vais te dire l’heure qu’il est à ma vieille montre mécanique ?
Léo s’est reculé avec un mince sourire et en me disant :
- Tu peux laisser ta montre dans ta poche. Il se trouve que j’ai de très bonnes jambes, grâce à la police ! Ha ! Et même s’il reste peu de temps, comme tu dis, je pense que je rejoindrai cette fille assez vite. Oui, tu sais, cette fille que tu regardais s’en aller sur la route tantôt, depuis le château ! Cette blondasse en imper noir, l’ex de John… Je sais comment la prendre. J’aurai même le temps de revenir sur la colline si tout se passe bien.
Léo s’en allait.
- Tu ne pourras rien lui faire, tu comprendras qu’on ne peut rien lui faire sans se mentir à soi-même !
Il s’est retourné :
- Qu’est-ce que tu lui as dit, hein ?
- Fous-moi la paix, je suis triste.
- Tu lui as raconté toutes les conneries auxquelles tu crois, hein ?
Cette phrase m’a surpris. Ensuite, Léo m’a regardé autrement et il m’a dit, en changeant d’expression :
- Tu veux bien t’écarter que je voie ce qui se passe là-haut, derrière toi.
Je sentais quelque chose qui rayonnait dans mon dos, je me suis retourné lentement. Léo a sauté la clôture et le talus en deux bonds agile. Il est retombé à côté de moi en s’écriant à voix basse : « Les enfants ! » C’était encore eux, tout habillés d’orange, et ces petits génies étaient sur le versant ! Ils marchaient sérieusement, sans se retourner vers nous.
- Cachons-nous derrière ces buissons !
Léo m’a pris le bras.
- Il ne faut pas qu’ils nous voient. Je veux savoir qui sont ces enfants, leur parler un peu, tu comprends ?
J’ai dit que je comprenais. Un des enfants avait en main une sorte de cartable, de couleur orange lui aussi.
- On va passer par le cimetière, et on rampera le long du muret, comme ça on les rencontrera de face quand ils traverseront le bosquet !
- Pourquoi es-tu certain qu’ils traverseront le bosquet ? ai-je demandé.
- Ça me paraît logique, ils vont au sommet de la colline, ils ne vont pas faire leurs dessins sur le côté. Il leur faut de l’espace !
Léo a regardé au travers du feuillage.
- Je veux juste les voir d’un peu plus près, et je compte sur toi pour ne pas les effrayer. D’accord ?
- D’accord.
- Savoir quel genre de matériel ils utilisent pour dessiner, et leur parler… quelques mots si c’est possible.
Léo se répétait sans cesse. Ces enfants l’avaient subjugué, d’ailleurs, c’était lui qui les avait remarqués. Il n’empêche que j’étais curieux moi aussi, je l’avoue. Et l’avantage, c’est qu’on retournait sur la colline ! Ma colline de toujours !
On passait d’un buisson à un autre en direction du cimetière. On frôlait les marécages, parfois on passait de l’autre côté du muret – ce fameux muret soutenu par des rails de chemin de fer. - Je constatais que l’eau des marécages, du fait qu’elle stagnait, n’avait pas subi de changements comme l’eau des rivières ! J’aurais voulu lancer une pierre dans ces eaux calmes pour vérifier le sens de mes actions ! Comment dire, il y avait deux possibilités : Si je pouvais inventer une pierre avec mon esprit, en agglomérant la matière présente dans l’espace, et saisir cette illusion de pierre dans ma main puis la jeter dans l’eau, je pensais qu’il n’y aurait pas de bouleversement physique comme je l’avais vu dans la rivière. Pour moi, la fausse pierre me renverrait l’image de pénétrer dans l’eau vaseuse, des faire des ondes et ce serait un mirage ! Au contraire, si je pouvais réellement saisir une pierre du chemin, alors je transformerais l’eau marécageuse en « sable d’or » ! Je savais briser des vitres, cueillir des fleurs, mais je doutais du sens de mes actions : De quoi étais-je capable ? J’avais arraché des fils barbelés tantôt dans les champs, mais était-ce vrai ? Je me posais à nouveau des questions, et j’ai obtenu une réponse rapidement : Comme j’étais distrait et que je réfléchissais à mener ma petite expérience avec une pierre, mon pied a dérapé et toute ma jambe a glissé dans l’eau ! Je me suis rattrapé très vite. Léo s’est retourné et comme moi, il a pu voir l’empreinte de mon pied et de ma jambe dans l’eau qui se métamorphosait et devenait à cet endroit solide, cristalline et lumineuse ! Des éclaboussures décollaient lentement de la surface tandis que le « sable d’or », comme je l’appelle, se répandait dans le marais ! Ça s’est arrêté à cinq mètres de chaque côté car il y avait des petites digues en béton qu’on avait rajoutées au muret pour éviter les accidents. Les éclaboussures montaient à leur rythme vers le ciel, et plus haut que je l’avais imaginé. Léo me fixait avec des yeux énormes, il m’a mis en garde :
- Si on ne voit pas les enfants à cause de toi, je te jure que je te tues !
Je lui ai répondu que je ne l’avais pas fait exprès et que je ne tenais pas vraiment à me noyer là-dedans ! J’avais eu tellement peur en glissant que mon pied et ma jambe avaient pénétré dans l’eau pour de vrai - à une vitesse éclair sans doute. – Pour la première fois, je me sentais fatigué et je renonçais à en savoir plus…
Après bien des efforts, on est arrivé au cimetière. La voiture de Lucien Mars n’avait pas bougé, la portière était grande ouverte comme au début ! On a passé la grille. Sur le pont, Léo a minutieusement scruté le versant gauche de la colline. Il m’a demandé si je voyais encore les enfants. Je ne les voyais plus non plus, ça faisait belle lurette qu’on les avait perdus de vue ! Léo m’a entraîné près du muret à gauche des tombes et on a commencé à ramper dans l’herbe rase. J’ai revu les croix déracinées par Simon. Mais au niveau de la stèle commémorative, j’ai carrément vu son corps étendu et immobile ! J’ai dit à Léo de jeter un coup d’œil. « Tu as vu ça ? » Simon était mort à présent - une minute trente seconde après le premier coup de feu -, la preuve était faite : Son corps était devenu visible à nos yeux à cause de son immobilité absolue !
- Qu’est-ce qu’il a bien pu faire, m’a dit Léo.
Lucien Mars avait dû fouiller les poches de Simon sans retrouver le diamant ! J’apercevais du sang. Léo m’a dit que j’étais trop nerveux pour l’accompagner ! Il m’a demandé de rester ici pendant qu’il allait à la rencontre des enfants. J’ai dit que je voulais bien l’attendre ; je ressentais un peu de fatigue dans les jambes. Il a donc continué seul et moi, j’ai éprouvé tout de suite des difficultés à respirer. Très vite, il m’a été insupportable de rester plus longtemps là. J’ai donc été contraint de suivre Léo en douce, et mon souffle est revenu.
Léo était à deux cents mètres devant moi. La camionnette des scientifiques était à gauche du bosquet et les enfants, un peu plus loin, tournés vers Léo qui leur faisait signe d’approcher.
Stupeur ! L’ouest s’est éclairé d’un coup et j’ai vu dans le ciel au loin, proche de l’horizon, trois formes rectangulaires qui avançaient droit vers la colline ! J’ai pu observer clairement ces rectangles quand ils sont passés au-dessus de ma tête : Ils étaient brillants, grands comme des piscines olympiques mais plats comme une image ! Ils ont ralenti et se sont arrêtés près des enfants en s’inclinant lentement, jusqu’à ce qu’ils soient parallèles au sol. En même temps, il se sont fondus en une seule image : Un triangle très lumineux ! Léo s’était déjà reculé, je l’ai vu tomber à la renverse à l’instant où les enfants ont été aspirés dans le triangle, qui a ensuite repris son vol et est parti comme une flèche en direction de l’est, frôlant les collines ; il a dû survoler la grande carrière d’Etain ! Puis je n’ai plus rien vu. J’ai rejoint Léo qui était affairé face à toute une série de dessins ! « Est-ce que tu as vu ça ! »
- J’ai vu.
- Tu as vu comment s’est formé le triangle ? Il y avait une étoile plus lumineuse au centre, quand les enfants sont montés. Et regarde ces dessins !
J’ai demandé à Léo s’il avait vu les enfants en train de dessiner. Il m’a raconté qu’il s’était retrouvé nez à nez avec eux aux abords du bosquet et que les enfants, pour réaliser leurs dessins, étaient à ce moment-là en train de faire une sorte de danse à un mètre du sol !
- Ils étaient en lévitation ?
- Je ne sais pas, ils dessinaient ! On aurait dit qu’ils dansaient : Il y en a un qui tournait autour d’un pied de camera. Et ils m’ont vu, alors ils sont retombés sur leurs jambes, ils ne souriaient pas, leurs visages étaient plutôt sévères et ils avaient les mains sur les hanches. Ils me regardaient ! Tu les as vus toi aussi ?
J’ai dit que oui et j’ai montré où j’étais quand c’est arrivé.
- Un des enfants a perdu son crayon de lumière, a dit Léo sérieusement, puis il y a eu les trois objets carrés, la combinaison et le grand triangle !
- Le triangle n’était pas plus épais qu’une feuille à cigarette, ai-je dit.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Quant aux trois carrés, c’est pareil, ils étaient plats ! Je le sais parce qu’ils sont passés au-dessus de moi, et je les ai vus disparaître pendant une fraction de seconde tellement ils étaient minces. Je crois que c’était des images en deux dimensions…
Léo s’est emporté :
- Cette fois, tu délires complètement ! Ne vois-tu pas qu’on a eu un contact avec une espèce intelligente d’un autre monde ! L’éclipse est leur porte d’entrée sur la terre !
- Ce n’est pas la peine de s’énerver, ces êtres intelligents nous ont laissé des dessins difficiles à comprendre.
- Je suis submergé d’informations, c’est tout ! a fait Léo en roulant la tête sur ses épaules.
Je ne savais pas quoi lui dire car, depuis le début de l’éclipse, nous étions déjà dans un autre monde ! C’était difficile pour moi de me prononcer quant à une réelle intervention de forces supérieures, sérieusement ! Tout d’abord, je connaissais mieux nos pouvoirs : Nous ne faisions pas que de projeter mentalement l’image de nos propres corps habillés - et leur solidité à toute épreuve -, nous étions aussi capables de créer des choses autour de nous, et ça de manière subtile. Nous étions un peu magiciens en fin de compte.
- Aujourd’hui, j’ai la Foi ! a dit Léo en regardant le ciel, et je ne quitterai pas cette colline jusqu’au retour du soleil. Je te conseille d’en faire autant.
- Je reste, ai-je dit de vive voix, je vais retrouver ma radio quelque part par-là !
- Voilà un scientifique.
C’était l’assistant du professeur Daniel Fuse, il avait déboulé du bosquet.
- Eh alors, lui a dit Léo, votre supérieur ne sait pas se déplacer lui-même ?
L’homme en blouse blanche nous a expliqué que justement, son collègue n’allait pas très bien :
- Il reste vissé à ses ordinateurs et à ses appareils de mesure, il ne veut pas que je m’approche, il dit que tout fonctionne encore ! Je suis content de vous voir.
- Vous n’avez pas quitté la colline depuis le début de l’éclipse ? ai-je demandé.
- Non, a dit l’assistant d’un air pensif, moi j’aurais bien voulu, mais Daniel avait besoin que je surveille les environs. Dites, qu’est-ce que vous allez faire ?
- On va aller lui parler ! a dit une autre voix.
C’était John ! On s’est retourné doucement Léo et moi. L’assistant est reparti illico vers le bosquet, comme s’il pressentait le pire. John avait la main posée sur sa poitrine et paraissait essoufflé. J’ai remarqué qu’il transpirait ! Il nous a dit, en regardant derrière lui et autour de ses pieds :
- J’ai le diable au cul, moi !
Léo n’était pas à l’aise. John l’a regardé et s’est approché de lui en souriant, mine de rien et, juste en le poussant, il l’a expédié à vingt mètres de là !
- Enfin John, qu’est-ce que tu fous !
Au même instant, John a sursauté une fois et encore une fois, et j’ai observé quelque chose qui sortait des herbes près de lui : Une sorte de barre, je ne sais pas, et qui est rentré dans la terre aussitôt !
- Tu as vu ? Cette pourriture me plante des piques de toréador dans les jambes !
- Quoi ?
- Mais il ne se montrera plus parce qu’à présent, je suis sur cette putain de colline de merde !
Léo s’était redressé, mais il ne revenait pas vers nous. John s’est adressé à la terre avec véhémence :
- Voilà, j’y suis, j’y reste ! Tu peux foutre le camp, charogne !
Il m’a ensuite demandé si je voulais bien le suivre, il tenait absolument à s’entretenir avec les scientifiques ! Il s’est mis en route et je lui ai emboîté le pas. Comme il médisait sur ses amis en nous traitant tous de lâches, je l’ai prié de rester calme et en particulier avec Léo. « Je l’ai poussé, a-t-il dit, mais ce n’était pas méchant ! » Peut-être mais Léo ne souhaitait toujours pas revenir, il était resté à bonne distance et regardait dans l’autre direction. Quant à John, sa force ne me surprenait pas : Il avait réussi à maîtriser l’énergie à des fins mauvaises ! Il avait exagéré et cette même énergie, enfouie dans la terre, semblait s’être retournée contre lui et avoir pris une forme ignoble afin de le troubler, pour rétablir un peu d’ordre, un semblant d’équilibre dans les choses ! Cette fameuse énergie était devenue facilement maîtrisable, elle prenait les formes du bien et du mal, selon nos désirs, et on en faisait ce qu’on voulait. S’il n’avait pas fallu abandonner cette dimension, je suppose que nous serions devenus des sorciers !
- Qu’est-ce que c’est, ce truc que j’ai vu sortir de la terre ?
- C’est son petit bras musclé, il va tellement vite.
- C’est qui ?
- Une espèce de merde de l’enfer ! a dit John avec un air de répugnance, une chose informe comme on en voit dans les films…
- Raconte-moi.
- Quelqu’un m’a « gentiment » envoyé les pompiers et les flics, je ne sais pas si c’est toi, Léo ou Fred. Enfin, je me suis caché et j’ai attendu que tout le monde s’en aille. Et puis, comme j’avais froid, j’ai directement refait du feu ! Hé ! C’est un peu après que j’ai regardé par la fenêtre et que j’ai vu un vieux connard dehors ! Il est venu frapper à ma porte, je l’ai fait entrer, je m’ennuyais. Il s’est montré plutôt sympa au début, il m’a expliqué des choses à propos du feu, et des autres choses au sujet de Jésus…
- Jésus, ai-je dit.
- Oui, je venais de dire à ma femme de quitter la maison, elle me prenait le chou…
- Parle un peu.
- Quand ce vieux con s’est pointé chez moi, il avait encore un visage humain, et puis comme ça, sans raison, il a commencé à m’engueuler en déchirant son costume morceau par morceau. Je ne comprenais plus rien de ce qu’il me disait, je me bouchais les oreilles ! Son visage se transformait, il se plissait, sa peau noircissait ! Il s’est retrouvé complètement à poil, enragé. Ensuite, cet enculé m’a carrément fait chier jusqu’ici !
Nous étions au milieu du bosquet. John s’est arrêté près de la pierre taillée, posée entre des grands chênes.
- Oui, il m’a rabattu sur cette colline !
- Nous aussi, on a dû revenir, ai-je dit, il manque juste Fred…
- Qu’est-ce que je m’en fous.
Je regardais la pierre taillée : La façon dont la lumière tombait faisait se refléter des images sur le contour du cylindre : Je distinguais des personnages, des genres de Bouddhas en position assise, avec les mains posées sur les genoux. Je les voyais nettement mais ils disparaissaient parfois selon que je changeais mon angle de vue, comme des hologrammes. C’était une image de communion, de sagesse. En temps normal, ni moi ni personne n’avions jamais vu ces Bouddhas sur le contour de la pierre ! Ça m’a fait songer que ce phénomène de réflexions d’images - et la pierre taillée tout entière - étaient peut-être en rapport avec notre aventure, l’éclipse, et coïncidait avec notre retour sur la colline : S’il avait s’agit d’un message ! J’ai eu un étourdissement et une nouvelle vision, semblable à celle que j’avais eue lorsque j’étais avec Léo dans les champs : Je me suis vu dans la résidence de Lucien Mars, debout devant la grande cheminée, mais cette fois, c’est Fred qui m’invitait à m’avancer dans les flammes ! Ce que j’ai fait. Je suis ressorti avec la fumée, aussi léger que l’air, et je me suis éloigné en accélérant et en prenant de l’altitude. Je voyais rétrécir Amnéville. J’ai ralenti très vite pour m’arrêter au-dessus d’une route de campagne et là, j’ai vu Fred qui courait comme un singe avec une bouteille de whisky dans la main ! J’entendais son souffle. « Ça va ? » Dans quelle direction courait-il comme ça ? Vers la colline ou vers cette pauvre fille que j’avais habillée ?
- Ça va ? m’a demandé John comme la vision s’en allait.
- Oui, ça va.
En sortant du bosquet, on s’est retrouvé à quelques mètres des scientifiques, et le professeur Daniel Fuse n’a pas hésité à pointer une carabine vers nous !
- Vous retournez d’où vous venez !
Il ne pouvait pas comprendre le poids de ses mots ! « Vous avez entendu ! » Alors, il s’est fait menaçant, et en appuyant sur la gâchette, la carabine a émis un drôle de bruit – ça ne ressemblait pas à une détonation mais plutôt à un bruit de ressort ! – Dans le même temps, la carabine a disparu et le professeur Fuse a été projeté en arrière, il a rebondi contre la camionnette, fait deux saltos arrière, complètement détendu, avant de retomber par terre sans réaction. John s’est précipité vers lui, et quand je suis arrivé, au lieu de l’aider, il le tenait par le bras et l’avait décollé un peu du sol. Il lui a crié dans l’oreille :
- Tu ne veux pas m’aider ! Tu ne veux même pas répondre à cette simple question ?
John a secoué le professeur ! Je voulais les séparer, mais j’étais sans courage soudain.
- Cet imbécile n’avait que ça à foutre, de mesurer le temps, et il ne sait même pas si l’éclipse va se terminer !
- Je crois qu’elle va se terminer, a dit le professeur avec les yeux révulsés.
- Dans combien de temps, réponds-moi !
John a lâché sa proie et il s’est approché d’une table où il y avait un appareil.
- Mon sismographe !
Le professeur sanglotait, il a tourné la tête de mon côté pour me parler :
- C’est grâce au sismographe que j’ai pu constater que mes appareils fonctionnaient encore !
- Ah oui ? ai-je dit.
- Oui, grâce au stylet mécanique ! Il y a eu trois secousses sismiques, regardez sur le papier !
Le professeur Fuse, tout en restant assis, me montrait la bande de papier qui se déroulait lentement sur une glissière.
- Vous voyez, trois secousses qui ont commencé très violemment…
- Il n’y a pas eu de secousses, a dit John, mais des coups de canon !
- Des secousses de canon, si vous voulez…
En fait, il s’agissait des trois coups de fusil tirés par Lucien Mars, mais le son nous avait été renvoyé distordu ! J’ai réfléchi qu’un sismographe n’enregistre pas le bruit, même un bruit violent : S’il n’y a pas une déflagration ou des tremblements de terre, le stylet sensible ne bouge pas et l’aiguille fait un tracé plat ! Or, je voyais sur la bande de papier trois courbes sinusoïdales décroissantes qui se ressemblaient. Pourtant, avec une quasi certitude, je pouvais dire que c’était les coups de feu !
- Professeur, ai-je demandé, vous dites que la terre a tremblé ?
- Oui, et j’ai réussi à situer l’épicentre de ces grondements dans la carrière d’Etain, à dix kilomètres !
- C’est impossible, vous en êtes conscient !
John, en m’entendant dire ça, a renversé le sismographe comme un vandale. L’appareil s’est démantelé au sol et le papier s’est déchiré.
- Arrêtez, je vous en prie !
John a pris une grande respiration, il allait expédier les autres machines au loin : Lorsqu’une main noire et munie d’un trident est sortie de la terre pour le piquer plusieurs fois très vite au mollet ! John s’est retrouvé dans le champ à dix mètres de nous ! « Tu l’as vu, cette fois ? » Il me parlait mais ses yeux étaient fous. J’ai aidé le professeur Fuse à se relever, tout en gardant un œil sur John qui fulminait de rage !
- Allez tous vous faire foutre ! a-t-il fait en me pointant du doigt, je vais voir si personne n’a touché à ma bagnole !
Léo a profité de ce répit pour me rejoindre. Bien sûr, il a voulu discuter avec le professeur Fuse mais ce dernier ne faisait que de parler de ses machines fragiles et surtout, de son sismographe qui était anéanti. Léo, lui, était intéressé par un témoignage des scientifiques à propos des extra-terrestres et des ovnis, mais Daniel Fuse n’écoutait rien, et son assistant n’osait rien dire. Alors j’ai dit à Léo que j’avais vu des « Bouddhas » sur la pierre taillée, et il ne me croyait pas. Comme il s’apprêtait à aller voir dans le bosquet par lui-même, John est revenu en lamentation et en disant :
- Je m’ennuie à fond, j’ai froid, je veux partir d’ici. Combien de temps reste-t-il ? Je veux partir d’ici.
Il paraissait vraiment inquiet de connaître l’heure – il venait d’ailleurs d’agresser le scientifique pour cette raison. - Léo a levé la tête et il a regardé son ami d’école du coin des yeux. J’ai pensé : « Tiens, c’est vrai ! Quelle heure est-il ? » et j’ai voulu prendre ma montre. Mais je ne l’ai pas fait devant tout le monde, au lieu de ça, j’ai dit que je m’en allais, parce qu’il n’y avait plus moyen de communiquer avant le retour du soleil, en insistant bien sur le mot « soleil ! » Comme je le pressentais, John m’a suivi. Une fois seuls, il m’a posé cette question :
- Où veux-tu aller ?
Tout le monde était très nerveux sur la colline et c’était normal après l’extraordinaire liberté dont nous avions joui : Personne n’avait envie de se reposer dans cet univers, un rêve à la mesure de l’esprit se taillait une belle réputation ! Je faisais les cents pas, je tâchais de formuler une pensée. J’aurais voulu regarder ma montre mais John me suivait comme chien et la méchanceté coulait de sa bouche ; ça ne le regardait pas, ce que je faisais de mon temps ! J’essayais de réfléchir à la façon dont nous étions revenus sur la colline : A la différence des autres, je n’avais pas eu besoin de signe ! C’est une première chose. Léo m’avait accompagné jusque sur la route et puis, ayant relâché ses forces, il avait été aidé au dernier moment par les « enfants » et par les formes lumineuses vues dans le ciel, si bien qu’il ne voulait plus s’en aller d’ici : Léo n’avait pas retrouvé le fameux « crayon de lumière » près du bosquet mais il arpentait maintenant les flancs de la colline à la recherche d’autres indices. Parfois, il se servait des jumelles qu’il avait récupérées à proximité de la voiture. Quant à Simon, il semblait être à sa place au cimetière. John, lui, s’était fait rabattre vers la colline comme du gibier par un être puant directement venu de son esprit dérangé ! Surtout, je redoutais l’arrivée de Fred, j’en venais même à espérer qu’il coure dans l’autre sens, vers la fille sans nom.
Aucun de nous n’était allé vers l’est ! J’ai descendu la colline par la route qui était barrée, celle-là même par laquelle nous étions venus en voiture au matin. A la mi-versant, j’ai aperçu dans un chemin, entre des peupliers, une Fiat 500 verte. J’ai dit à John qui me collait toujours au train :
- Tu devrais attendre près de ta voiture. C’est ta place.
Je n’ai pas été assez magnanime, je n’aurais pas su l’être d’avantage. John continuait de me suivre. Cette fois, j’ai sorti ma montre – toujours un peu chaude - Il était midi, une minute et trente secondes, il restait donc trente secondes avant la fin de l’éclipse ! Trente secondes réelles, ça faisait des heures ici ! Je me suis efforcé d’expliquer à John combien ma montre m’avait été précieuse sous l’éclipse - alors qu’au quotidien, je n’en portais pas -, je lui ai précisé qu’il restait trente secondes avant que tout se termine et il m’a demandé à quoi est-ce que ça correspondait. Je lui ai répondu : « Un quart du temps ! » Il a fait mine de réfléchir pendant que je balançais ma montre devant ses yeux comme un pendule hypnotique ! Je lui ai redit ce que je désirais, avec un petit plus :
- Je te la prête si tu veux, comme ça tu auras un repère. Et en échange, tu attends près de ta voiture à ta place, et sans emmerder les autres ?
- Tu me prends pour un con.
- Je veux bien te prêter ma montre ! Tu seras le seul à savoir quand ça va finir, à la seconde près ! C’est la chose la plus importante maintenant…
- Et toi, bordel !
- Moi, je vais faire un tour, tu n’arrêtes pas de me suivre.
- Oui, parce que je ne sais pas ce que tu trafiques !
- Eh ! Je peux repartir, je n’ai pas été reconduit sur la colline de force ! Je veux être en paix, je reviendrai tantôt.
- Par hasard, m’a dit John avec une petite voix de vicieux, tu n’aurais pas l’idée de tailler la route jusqu’à Beauraing pour retrouver cette conne ?
- Non, je ne pense pas à elle.
- Parce que tu risques d’être déçu si tu la rattrapes !
- Ah oui ?
- Tu sais, au début ça allait super bien entre nous, elle était belle à regarder. Et je me suis rendu compte qu’elle était horriblement coincée du cul. Plate, je dirais !
« Plate… »
- Comment as-tu fait pour la matérialiser ?
- Je me sentais si seul. Je n’ai pas voulu faire ça.
- Tu aurais pu venir avec nous.
- Je ne vous ai pas vu !
- On a crié après toi, ai-je dit, tu étais déjà en bas de la colline, tu marchais vite.
- Il n’y avait plus personne !
- Continue, qu’est-ce qui s’est passé ?
- J’ai détaché la fille dans l’abribus, je l’ai roulée sous mon bras et j’ai pensé que ça me ferait de la compagnie, tu sais, c’était pour délirer, pour me calmer.
- Ok. Pourquoi es-tu aller à Beauraing ?
- Oh, c’est un concours de circonstance, je voulais marcher le plus loin possible, essayer de dépasser l’ombre de la lune, et comme ça, j’étais presque sûr de retrouver des gens ! Mais à Beauraing, j’étais trop fatigué et perdu, et oui, je me sentais incroyablement seul.
- Tu as eu peur d’aller plus loin ?
- Je n’aurais pas su… Et ferme-là, parce que tu n’es pas allé aussi loin, toi !
- Parle un peu, qu’est-ce que tu as fait ? Tu avais l’affiche avec la nana sous ton bras…
- J’ai fait une prière près de la sainte Vierge.
- Oui mais l’affiche, elle était encore enroulée ! Je voudrais bien savoir !
- J’ai besoin de ta montre, m’a dit John comme pour changer de sujet.
- Je ne te reconnais plus, ai-je dit, tu es vraiment changé sous l’éclipse.
- C’est normal, non ?
- Il faut que tu fasses des efforts ! ai-je répété, surtout si Fred revient. Si tu crois qu’il ne peut rien nous arriver de grave ici, tu te trompes !
- Avec ta montre, je me sentirai mieux…
J’ai marqué une pause.
- Ok, mais je veux la récupérer quand je reviendrai. Si tu la fous en l’air comme tu as foutu en l’air le sismographe du scientifique, je ne te parlerai plus, je te le jure ! Alors, ne t’énerve pas s’il te plaît, c’est un objet fragile !
- Allez, fais-moi voir les aiguilles, je veux savoir. Si ce truc est bien réel, alors j’aurai tout compris, allez, fais-moi voir !
Comme John disait ça, j’ai revu en pensée la vieille dame au chignon qui m’avait fait sortir de prison et qui m’avait conseillé de ne pas me soucier des autres. J’hésitais à céder à John l’objet qui m’avait fait comprendre tant de choses. Je lui ai montré le cadran en continuant à marcher. Nous sommes arrivés en bas, près des barrières qu’avaient disposé les scientifiques. Il y avait, de ce côté des barrières, un vélo couché sur la route, et de l’autre côté, encore deux vélos flanqués dans le talus ! Il y avait aussi une voiture mal garée : Quelqu’un avait dû s’arrêter pendant l’éclipse, peut-être y avait-il eu un accident ? J’ai regardé John et je me suis dit : « Tant pis ! » D’une façon un peu solennelle, je lui ai confié ma montre. Alors il m’a demandé avec la voix radoucie :
- Je voudrais quand même bien savoir où tu vas ? Je suis persuadé que c’est tellement important pour toi…
Je lui ai dit que je ne savais pas au juste mais que je ne partais pas pour rejoindre son ex-copine à Beauraing !
- Je suis sûr que tu mens !
Je l’ai prévenu de ne pas franchir les barrières.
- Tu sais, il m’aurait suffit d’un peu plus de temps avec elle !
Il s’est avancé. La route s’est fissurée à côté de lui, en craquant fort ! Le « diable » de John est sorti tout d’un coup de la terre, et entièrement. Je suis resté étonné face à cette créature noire et brillante et qui était dos à moi. La bête mesurait peut-être un mètre, un mètre vingt, mais paraissait agressive. Elle avait un trident dans une patte et des volutes de fumée grise s’échappaient de ses naseaux avec intermittence. On aurait dit un petit dragon, mais sans aile. J’essayais de ne pas trop penser à ce monstre pour qu’il ne prête pas attention à moi. John était dans l’impasse, il devait faire demi-tour. Il a reculé en me criant :
- Crétin, va te faire sucer !
- Tu ferais mieux de te taire…
- Ta gueule ! C’était mon défi, et vous m’avez tous fait chié ! Mais il me reste encore du temps !
La bête immonde a poussé John par terre avec ses pattes ! John s’est relevé en se tenant le thorax, et il a couru derrière les barrières tout en lorgnant l’animal souterrain.
- Tu as rencontré cette pute, n’est-ce pas !
Comme il disait ça, la bête s’est tournée vers moi et m’a regardé avec des yeux prêts à exploser. En gardant mon calme, je me suis adressé à John et, le plus sérieusement du monde, je lui ai dit :
- Tu es sûr que cet animal n’a pas démoli ma montre ?
La bête s’est à nouveau tournée vers John, qui a dit, l’air craintif, en vérifiant l’objet précieux au creux de sa main :
- Non, elle n’a rien…Puis John m’a regardé sans expression et s’est éloigné tranquillement. L’animal fabuleux a disparu dans une fissure !
Je suis resté au château, debout sur un mur en ruine. Je me sentais bien sur ce promontoire, j’aimais surtout regarder la fille sans nom disparaître dans le lointain. J’ai entendu des bruits de pas sur l’autre versant : C’était Léo qui arrivait sur moi comme une balle ! « John s’est barré depuis longtemps avec la fille ! » a-t-il crié. Léo faisait aller ses gros yeux partout autour de moi et dans le paysage. Et il m’a dit, presque à ma hauteur
- Tu es revenu au château, tu as encore entendu des bruits de bottes ?
- Non, ai-je dit, mais tu veux savoir à quoi je pense depuis un moment ?
- Vas-y.
- Je pense à la colline du Couvrant, regarde comme elle bien visible d’ici.
- C’est vrai, tu crois que les scientifiques sont encore là-bas, comme des cons ?
- Oui, je crois, ai-je dit en regardant Léo qui ne pensait plus à la science.
- Tu crois…
- Je crois surtout que John pourrait se rendre là-bas, car il a besoin d’experts, de scientifiques.
Léo s’est mis à rire :
- C’est la meilleure de la journée ! Et moi, je pense que John va venir s’approprier le château avec la belle femme ! Et allumer le feu…
- Je peux voir les scientifiques d’ici, regarde, près du bosquet…
J’indiquais avec mon doigt.
- Je vois leur camionnette et quelqu’un bouger. Je ne sais pas lequel des deux.
- Tu n’es plus myope ?
- Il faut croire que non.
- Il n’y a rien par là ! a fait Léo.
- Moi, j’ai envie de me souvenir de cette histoire et je retourne là-bas !
- Attends-moi ! a-t-il fait d’un air nostalgique.
On a marché deux kilomètres dans les champs de la vallée, et c’est moi qui devait suivre le vigoureux Léo. Ma montre chauffait à nouveau dans ma poche. Comme on allait franchir la route, Léo s’est mis à trotter et puis à tourner autour de moi en courant à toute vitesse. Il a dit : « Je cours plus vite que mon ombre ! » Je suis passé d’un bond au-dessus de la clôture et des fils barbelés. J’ai grimpé le talus, je me suis retrouvé sur la route qui se transformait, cinquante mètres plus loin, en un chemin de terre ; j’étais à environ deux cents mètres du cimetière militaire et de la voiture de Lucien Mars. Léo est resté dans le contre-bas du champ, de l’autre côté des fils barbelés.
- Ces bêtes pompiers, ils ont éteint le feu de John. Tu ne trouves pas ça bizarre ?
J’ai regardé Léo en me demandant où il voulait en venir avec les pompiers. Il m’a dit :
- Ne me prends pas pour un con, j’ai bien remarqué que ces pompiers étaient ridicules, qu’ils sortaient de nulle part : Ils ont éteint le feu de John avec de l’eau qui ne ressemblait pas à celle de la rivière, mais plutôt à de la bonne flotte. Ah, ils ont éteint le feu, le vrai !
Il devenait fou.
- Comment tu sais que c’est un « vrai » feu ?
- Parce qu’il a l’air d’y tenir, à ses flammes ! Il brûlera tout si on le laisse faire.
Léo a plissé un peu les yeux.
- C’est parfait, ai-je dit, alors, ça veut dire que tu me crois maintenant.
- Oui.
- Et que tu acceptes l’idée que le temps est ralenti sous l’éclipse ?
Pas de réponse.
- Je vais te dire l’heure qu’il est à ma vieille montre mécanique ?
Léo s’est reculé avec un mince sourire et en me disant :
- Tu peux laisser ta montre dans ta poche. Il se trouve que j’ai de très bonnes jambes, grâce à la police ! Ha ! Et même s’il reste peu de temps, comme tu dis, je pense que je rejoindrai cette fille assez vite. Oui, tu sais, cette fille que tu regardais s’en aller sur la route tantôt, depuis le château ! Cette blondasse en imper noir, l’ex de John… Je sais comment la prendre. J’aurai même le temps de revenir sur la colline si tout se passe bien.
Léo s’en allait.
- Tu ne pourras rien lui faire, tu comprendras qu’on ne peut rien lui faire sans se mentir à soi-même !
Il s’est retourné :
- Qu’est-ce que tu lui as dit, hein ?
- Fous-moi la paix, je suis triste.
- Tu lui as raconté toutes les conneries auxquelles tu crois, hein ?
Cette phrase m’a surpris. Ensuite, Léo m’a regardé autrement et il m’a dit, en changeant d’expression :
- Tu veux bien t’écarter que je voie ce qui se passe là-haut, derrière toi.
Je sentais quelque chose qui rayonnait dans mon dos, je me suis retourné lentement. Léo a sauté la clôture et le talus en deux bonds agile. Il est retombé à côté de moi en s’écriant à voix basse : « Les enfants ! » C’était encore eux, tout habillés d’orange, et ces petits génies étaient sur le versant ! Ils marchaient sérieusement, sans se retourner vers nous.
- Cachons-nous derrière ces buissons !
Léo m’a pris le bras.
- Il ne faut pas qu’ils nous voient. Je veux savoir qui sont ces enfants, leur parler un peu, tu comprends ?
J’ai dit que je comprenais. Un des enfants avait en main une sorte de cartable, de couleur orange lui aussi.
- On va passer par le cimetière, et on rampera le long du muret, comme ça on les rencontrera de face quand ils traverseront le bosquet !
- Pourquoi es-tu certain qu’ils traverseront le bosquet ? ai-je demandé.
- Ça me paraît logique, ils vont au sommet de la colline, ils ne vont pas faire leurs dessins sur le côté. Il leur faut de l’espace !
Léo a regardé au travers du feuillage.
- Je veux juste les voir d’un peu plus près, et je compte sur toi pour ne pas les effrayer. D’accord ?
- D’accord.
- Savoir quel genre de matériel ils utilisent pour dessiner, et leur parler… quelques mots si c’est possible.
Léo se répétait sans cesse. Ces enfants l’avaient subjugué, d’ailleurs, c’était lui qui les avait remarqués. Il n’empêche que j’étais curieux moi aussi, je l’avoue. Et l’avantage, c’est qu’on retournait sur la colline ! Ma colline de toujours !
On passait d’un buisson à un autre en direction du cimetière. On frôlait les marécages, parfois on passait de l’autre côté du muret – ce fameux muret soutenu par des rails de chemin de fer. - Je constatais que l’eau des marécages, du fait qu’elle stagnait, n’avait pas subi de changements comme l’eau des rivières ! J’aurais voulu lancer une pierre dans ces eaux calmes pour vérifier le sens de mes actions ! Comment dire, il y avait deux possibilités : Si je pouvais inventer une pierre avec mon esprit, en agglomérant la matière présente dans l’espace, et saisir cette illusion de pierre dans ma main puis la jeter dans l’eau, je pensais qu’il n’y aurait pas de bouleversement physique comme je l’avais vu dans la rivière. Pour moi, la fausse pierre me renverrait l’image de pénétrer dans l’eau vaseuse, des faire des ondes et ce serait un mirage ! Au contraire, si je pouvais réellement saisir une pierre du chemin, alors je transformerais l’eau marécageuse en « sable d’or » ! Je savais briser des vitres, cueillir des fleurs, mais je doutais du sens de mes actions : De quoi étais-je capable ? J’avais arraché des fils barbelés tantôt dans les champs, mais était-ce vrai ? Je me posais à nouveau des questions, et j’ai obtenu une réponse rapidement : Comme j’étais distrait et que je réfléchissais à mener ma petite expérience avec une pierre, mon pied a dérapé et toute ma jambe a glissé dans l’eau ! Je me suis rattrapé très vite. Léo s’est retourné et comme moi, il a pu voir l’empreinte de mon pied et de ma jambe dans l’eau qui se métamorphosait et devenait à cet endroit solide, cristalline et lumineuse ! Des éclaboussures décollaient lentement de la surface tandis que le « sable d’or », comme je l’appelle, se répandait dans le marais ! Ça s’est arrêté à cinq mètres de chaque côté car il y avait des petites digues en béton qu’on avait rajoutées au muret pour éviter les accidents. Les éclaboussures montaient à leur rythme vers le ciel, et plus haut que je l’avais imaginé. Léo me fixait avec des yeux énormes, il m’a mis en garde :
- Si on ne voit pas les enfants à cause de toi, je te jure que je te tues !
Je lui ai répondu que je ne l’avais pas fait exprès et que je ne tenais pas vraiment à me noyer là-dedans ! J’avais eu tellement peur en glissant que mon pied et ma jambe avaient pénétré dans l’eau pour de vrai - à une vitesse éclair sans doute. – Pour la première fois, je me sentais fatigué et je renonçais à en savoir plus…
Après bien des efforts, on est arrivé au cimetière. La voiture de Lucien Mars n’avait pas bougé, la portière était grande ouverte comme au début ! On a passé la grille. Sur le pont, Léo a minutieusement scruté le versant gauche de la colline. Il m’a demandé si je voyais encore les enfants. Je ne les voyais plus non plus, ça faisait belle lurette qu’on les avait perdus de vue ! Léo m’a entraîné près du muret à gauche des tombes et on a commencé à ramper dans l’herbe rase. J’ai revu les croix déracinées par Simon. Mais au niveau de la stèle commémorative, j’ai carrément vu son corps étendu et immobile ! J’ai dit à Léo de jeter un coup d’œil. « Tu as vu ça ? » Simon était mort à présent - une minute trente seconde après le premier coup de feu -, la preuve était faite : Son corps était devenu visible à nos yeux à cause de son immobilité absolue !
- Qu’est-ce qu’il a bien pu faire, m’a dit Léo.
Lucien Mars avait dû fouiller les poches de Simon sans retrouver le diamant ! J’apercevais du sang. Léo m’a dit que j’étais trop nerveux pour l’accompagner ! Il m’a demandé de rester ici pendant qu’il allait à la rencontre des enfants. J’ai dit que je voulais bien l’attendre ; je ressentais un peu de fatigue dans les jambes. Il a donc continué seul et moi, j’ai éprouvé tout de suite des difficultés à respirer. Très vite, il m’a été insupportable de rester plus longtemps là. J’ai donc été contraint de suivre Léo en douce, et mon souffle est revenu.
Léo était à deux cents mètres devant moi. La camionnette des scientifiques était à gauche du bosquet et les enfants, un peu plus loin, tournés vers Léo qui leur faisait signe d’approcher.
Stupeur ! L’ouest s’est éclairé d’un coup et j’ai vu dans le ciel au loin, proche de l’horizon, trois formes rectangulaires qui avançaient droit vers la colline ! J’ai pu observer clairement ces rectangles quand ils sont passés au-dessus de ma tête : Ils étaient brillants, grands comme des piscines olympiques mais plats comme une image ! Ils ont ralenti et se sont arrêtés près des enfants en s’inclinant lentement, jusqu’à ce qu’ils soient parallèles au sol. En même temps, il se sont fondus en une seule image : Un triangle très lumineux ! Léo s’était déjà reculé, je l’ai vu tomber à la renverse à l’instant où les enfants ont été aspirés dans le triangle, qui a ensuite repris son vol et est parti comme une flèche en direction de l’est, frôlant les collines ; il a dû survoler la grande carrière d’Etain ! Puis je n’ai plus rien vu. J’ai rejoint Léo qui était affairé face à toute une série de dessins ! « Est-ce que tu as vu ça ! »
- J’ai vu.
- Tu as vu comment s’est formé le triangle ? Il y avait une étoile plus lumineuse au centre, quand les enfants sont montés. Et regarde ces dessins !
J’ai demandé à Léo s’il avait vu les enfants en train de dessiner. Il m’a raconté qu’il s’était retrouvé nez à nez avec eux aux abords du bosquet et que les enfants, pour réaliser leurs dessins, étaient à ce moment-là en train de faire une sorte de danse à un mètre du sol !
- Ils étaient en lévitation ?
- Je ne sais pas, ils dessinaient ! On aurait dit qu’ils dansaient : Il y en a un qui tournait autour d’un pied de camera. Et ils m’ont vu, alors ils sont retombés sur leurs jambes, ils ne souriaient pas, leurs visages étaient plutôt sévères et ils avaient les mains sur les hanches. Ils me regardaient ! Tu les as vus toi aussi ?
J’ai dit que oui et j’ai montré où j’étais quand c’est arrivé.
- Un des enfants a perdu son crayon de lumière, a dit Léo sérieusement, puis il y a eu les trois objets carrés, la combinaison et le grand triangle !
- Le triangle n’était pas plus épais qu’une feuille à cigarette, ai-je dit.
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Quant aux trois carrés, c’est pareil, ils étaient plats ! Je le sais parce qu’ils sont passés au-dessus de moi, et je les ai vus disparaître pendant une fraction de seconde tellement ils étaient minces. Je crois que c’était des images en deux dimensions…
Léo s’est emporté :
- Cette fois, tu délires complètement ! Ne vois-tu pas qu’on a eu un contact avec une espèce intelligente d’un autre monde ! L’éclipse est leur porte d’entrée sur la terre !
- Ce n’est pas la peine de s’énerver, ces êtres intelligents nous ont laissé des dessins difficiles à comprendre.
- Je suis submergé d’informations, c’est tout ! a fait Léo en roulant la tête sur ses épaules.
Je ne savais pas quoi lui dire car, depuis le début de l’éclipse, nous étions déjà dans un autre monde ! C’était difficile pour moi de me prononcer quant à une réelle intervention de forces supérieures, sérieusement ! Tout d’abord, je connaissais mieux nos pouvoirs : Nous ne faisions pas que de projeter mentalement l’image de nos propres corps habillés - et leur solidité à toute épreuve -, nous étions aussi capables de créer des choses autour de nous, et ça de manière subtile. Nous étions un peu magiciens en fin de compte.
- Aujourd’hui, j’ai la Foi ! a dit Léo en regardant le ciel, et je ne quitterai pas cette colline jusqu’au retour du soleil. Je te conseille d’en faire autant.
- Je reste, ai-je dit de vive voix, je vais retrouver ma radio quelque part par-là !
- Voilà un scientifique.
C’était l’assistant du professeur Daniel Fuse, il avait déboulé du bosquet.
- Eh alors, lui a dit Léo, votre supérieur ne sait pas se déplacer lui-même ?
L’homme en blouse blanche nous a expliqué que justement, son collègue n’allait pas très bien :
- Il reste vissé à ses ordinateurs et à ses appareils de mesure, il ne veut pas que je m’approche, il dit que tout fonctionne encore ! Je suis content de vous voir.
- Vous n’avez pas quitté la colline depuis le début de l’éclipse ? ai-je demandé.
- Non, a dit l’assistant d’un air pensif, moi j’aurais bien voulu, mais Daniel avait besoin que je surveille les environs. Dites, qu’est-ce que vous allez faire ?
- On va aller lui parler ! a dit une autre voix.
C’était John ! On s’est retourné doucement Léo et moi. L’assistant est reparti illico vers le bosquet, comme s’il pressentait le pire. John avait la main posée sur sa poitrine et paraissait essoufflé. J’ai remarqué qu’il transpirait ! Il nous a dit, en regardant derrière lui et autour de ses pieds :
- J’ai le diable au cul, moi !
Léo n’était pas à l’aise. John l’a regardé et s’est approché de lui en souriant, mine de rien et, juste en le poussant, il l’a expédié à vingt mètres de là !
- Enfin John, qu’est-ce que tu fous !
Au même instant, John a sursauté une fois et encore une fois, et j’ai observé quelque chose qui sortait des herbes près de lui : Une sorte de barre, je ne sais pas, et qui est rentré dans la terre aussitôt !
- Tu as vu ? Cette pourriture me plante des piques de toréador dans les jambes !
- Quoi ?
- Mais il ne se montrera plus parce qu’à présent, je suis sur cette putain de colline de merde !
Léo s’était redressé, mais il ne revenait pas vers nous. John s’est adressé à la terre avec véhémence :
- Voilà, j’y suis, j’y reste ! Tu peux foutre le camp, charogne !
Il m’a ensuite demandé si je voulais bien le suivre, il tenait absolument à s’entretenir avec les scientifiques ! Il s’est mis en route et je lui ai emboîté le pas. Comme il médisait sur ses amis en nous traitant tous de lâches, je l’ai prié de rester calme et en particulier avec Léo. « Je l’ai poussé, a-t-il dit, mais ce n’était pas méchant ! » Peut-être mais Léo ne souhaitait toujours pas revenir, il était resté à bonne distance et regardait dans l’autre direction. Quant à John, sa force ne me surprenait pas : Il avait réussi à maîtriser l’énergie à des fins mauvaises ! Il avait exagéré et cette même énergie, enfouie dans la terre, semblait s’être retournée contre lui et avoir pris une forme ignoble afin de le troubler, pour rétablir un peu d’ordre, un semblant d’équilibre dans les choses ! Cette fameuse énergie était devenue facilement maîtrisable, elle prenait les formes du bien et du mal, selon nos désirs, et on en faisait ce qu’on voulait. S’il n’avait pas fallu abandonner cette dimension, je suppose que nous serions devenus des sorciers !
- Qu’est-ce que c’est, ce truc que j’ai vu sortir de la terre ?
- C’est son petit bras musclé, il va tellement vite.
- C’est qui ?
- Une espèce de merde de l’enfer ! a dit John avec un air de répugnance, une chose informe comme on en voit dans les films…
- Raconte-moi.
- Quelqu’un m’a « gentiment » envoyé les pompiers et les flics, je ne sais pas si c’est toi, Léo ou Fred. Enfin, je me suis caché et j’ai attendu que tout le monde s’en aille. Et puis, comme j’avais froid, j’ai directement refait du feu ! Hé ! C’est un peu après que j’ai regardé par la fenêtre et que j’ai vu un vieux connard dehors ! Il est venu frapper à ma porte, je l’ai fait entrer, je m’ennuyais. Il s’est montré plutôt sympa au début, il m’a expliqué des choses à propos du feu, et des autres choses au sujet de Jésus…
- Jésus, ai-je dit.
- Oui, je venais de dire à ma femme de quitter la maison, elle me prenait le chou…
- Parle un peu.
- Quand ce vieux con s’est pointé chez moi, il avait encore un visage humain, et puis comme ça, sans raison, il a commencé à m’engueuler en déchirant son costume morceau par morceau. Je ne comprenais plus rien de ce qu’il me disait, je me bouchais les oreilles ! Son visage se transformait, il se plissait, sa peau noircissait ! Il s’est retrouvé complètement à poil, enragé. Ensuite, cet enculé m’a carrément fait chier jusqu’ici !
Nous étions au milieu du bosquet. John s’est arrêté près de la pierre taillée, posée entre des grands chênes.
- Oui, il m’a rabattu sur cette colline !
- Nous aussi, on a dû revenir, ai-je dit, il manque juste Fred…
- Qu’est-ce que je m’en fous.
Je regardais la pierre taillée : La façon dont la lumière tombait faisait se refléter des images sur le contour du cylindre : Je distinguais des personnages, des genres de Bouddhas en position assise, avec les mains posées sur les genoux. Je les voyais nettement mais ils disparaissaient parfois selon que je changeais mon angle de vue, comme des hologrammes. C’était une image de communion, de sagesse. En temps normal, ni moi ni personne n’avions jamais vu ces Bouddhas sur le contour de la pierre ! Ça m’a fait songer que ce phénomène de réflexions d’images - et la pierre taillée tout entière - étaient peut-être en rapport avec notre aventure, l’éclipse, et coïncidait avec notre retour sur la colline : S’il avait s’agit d’un message ! J’ai eu un étourdissement et une nouvelle vision, semblable à celle que j’avais eue lorsque j’étais avec Léo dans les champs : Je me suis vu dans la résidence de Lucien Mars, debout devant la grande cheminée, mais cette fois, c’est Fred qui m’invitait à m’avancer dans les flammes ! Ce que j’ai fait. Je suis ressorti avec la fumée, aussi léger que l’air, et je me suis éloigné en accélérant et en prenant de l’altitude. Je voyais rétrécir Amnéville. J’ai ralenti très vite pour m’arrêter au-dessus d’une route de campagne et là, j’ai vu Fred qui courait comme un singe avec une bouteille de whisky dans la main ! J’entendais son souffle. « Ça va ? » Dans quelle direction courait-il comme ça ? Vers la colline ou vers cette pauvre fille que j’avais habillée ?
- Ça va ? m’a demandé John comme la vision s’en allait.
- Oui, ça va.
En sortant du bosquet, on s’est retrouvé à quelques mètres des scientifiques, et le professeur Daniel Fuse n’a pas hésité à pointer une carabine vers nous !
- Vous retournez d’où vous venez !
Il ne pouvait pas comprendre le poids de ses mots ! « Vous avez entendu ! » Alors, il s’est fait menaçant, et en appuyant sur la gâchette, la carabine a émis un drôle de bruit – ça ne ressemblait pas à une détonation mais plutôt à un bruit de ressort ! – Dans le même temps, la carabine a disparu et le professeur Fuse a été projeté en arrière, il a rebondi contre la camionnette, fait deux saltos arrière, complètement détendu, avant de retomber par terre sans réaction. John s’est précipité vers lui, et quand je suis arrivé, au lieu de l’aider, il le tenait par le bras et l’avait décollé un peu du sol. Il lui a crié dans l’oreille :
- Tu ne veux pas m’aider ! Tu ne veux même pas répondre à cette simple question ?
John a secoué le professeur ! Je voulais les séparer, mais j’étais sans courage soudain.
- Cet imbécile n’avait que ça à foutre, de mesurer le temps, et il ne sait même pas si l’éclipse va se terminer !
- Je crois qu’elle va se terminer, a dit le professeur avec les yeux révulsés.
- Dans combien de temps, réponds-moi !
John a lâché sa proie et il s’est approché d’une table où il y avait un appareil.
- Mon sismographe !
Le professeur sanglotait, il a tourné la tête de mon côté pour me parler :
- C’est grâce au sismographe que j’ai pu constater que mes appareils fonctionnaient encore !
- Ah oui ? ai-je dit.
- Oui, grâce au stylet mécanique ! Il y a eu trois secousses sismiques, regardez sur le papier !
Le professeur Fuse, tout en restant assis, me montrait la bande de papier qui se déroulait lentement sur une glissière.
- Vous voyez, trois secousses qui ont commencé très violemment…
- Il n’y a pas eu de secousses, a dit John, mais des coups de canon !
- Des secousses de canon, si vous voulez…
En fait, il s’agissait des trois coups de fusil tirés par Lucien Mars, mais le son nous avait été renvoyé distordu ! J’ai réfléchi qu’un sismographe n’enregistre pas le bruit, même un bruit violent : S’il n’y a pas une déflagration ou des tremblements de terre, le stylet sensible ne bouge pas et l’aiguille fait un tracé plat ! Or, je voyais sur la bande de papier trois courbes sinusoïdales décroissantes qui se ressemblaient. Pourtant, avec une quasi certitude, je pouvais dire que c’était les coups de feu !
- Professeur, ai-je demandé, vous dites que la terre a tremblé ?
- Oui, et j’ai réussi à situer l’épicentre de ces grondements dans la carrière d’Etain, à dix kilomètres !
- C’est impossible, vous en êtes conscient !
John, en m’entendant dire ça, a renversé le sismographe comme un vandale. L’appareil s’est démantelé au sol et le papier s’est déchiré.
- Arrêtez, je vous en prie !
John a pris une grande respiration, il allait expédier les autres machines au loin : Lorsqu’une main noire et munie d’un trident est sortie de la terre pour le piquer plusieurs fois très vite au mollet ! John s’est retrouvé dans le champ à dix mètres de nous ! « Tu l’as vu, cette fois ? » Il me parlait mais ses yeux étaient fous. J’ai aidé le professeur Fuse à se relever, tout en gardant un œil sur John qui fulminait de rage !
- Allez tous vous faire foutre ! a-t-il fait en me pointant du doigt, je vais voir si personne n’a touché à ma bagnole !
Léo a profité de ce répit pour me rejoindre. Bien sûr, il a voulu discuter avec le professeur Fuse mais ce dernier ne faisait que de parler de ses machines fragiles et surtout, de son sismographe qui était anéanti. Léo, lui, était intéressé par un témoignage des scientifiques à propos des extra-terrestres et des ovnis, mais Daniel Fuse n’écoutait rien, et son assistant n’osait rien dire. Alors j’ai dit à Léo que j’avais vu des « Bouddhas » sur la pierre taillée, et il ne me croyait pas. Comme il s’apprêtait à aller voir dans le bosquet par lui-même, John est revenu en lamentation et en disant :
- Je m’ennuie à fond, j’ai froid, je veux partir d’ici. Combien de temps reste-t-il ? Je veux partir d’ici.
Il paraissait vraiment inquiet de connaître l’heure – il venait d’ailleurs d’agresser le scientifique pour cette raison. - Léo a levé la tête et il a regardé son ami d’école du coin des yeux. J’ai pensé : « Tiens, c’est vrai ! Quelle heure est-il ? » et j’ai voulu prendre ma montre. Mais je ne l’ai pas fait devant tout le monde, au lieu de ça, j’ai dit que je m’en allais, parce qu’il n’y avait plus moyen de communiquer avant le retour du soleil, en insistant bien sur le mot « soleil ! » Comme je le pressentais, John m’a suivi. Une fois seuls, il m’a posé cette question :
- Où veux-tu aller ?
Tout le monde était très nerveux sur la colline et c’était normal après l’extraordinaire liberté dont nous avions joui : Personne n’avait envie de se reposer dans cet univers, un rêve à la mesure de l’esprit se taillait une belle réputation ! Je faisais les cents pas, je tâchais de formuler une pensée. J’aurais voulu regarder ma montre mais John me suivait comme chien et la méchanceté coulait de sa bouche ; ça ne le regardait pas, ce que je faisais de mon temps ! J’essayais de réfléchir à la façon dont nous étions revenus sur la colline : A la différence des autres, je n’avais pas eu besoin de signe ! C’est une première chose. Léo m’avait accompagné jusque sur la route et puis, ayant relâché ses forces, il avait été aidé au dernier moment par les « enfants » et par les formes lumineuses vues dans le ciel, si bien qu’il ne voulait plus s’en aller d’ici : Léo n’avait pas retrouvé le fameux « crayon de lumière » près du bosquet mais il arpentait maintenant les flancs de la colline à la recherche d’autres indices. Parfois, il se servait des jumelles qu’il avait récupérées à proximité de la voiture. Quant à Simon, il semblait être à sa place au cimetière. John, lui, s’était fait rabattre vers la colline comme du gibier par un être puant directement venu de son esprit dérangé ! Surtout, je redoutais l’arrivée de Fred, j’en venais même à espérer qu’il coure dans l’autre sens, vers la fille sans nom.
Aucun de nous n’était allé vers l’est ! J’ai descendu la colline par la route qui était barrée, celle-là même par laquelle nous étions venus en voiture au matin. A la mi-versant, j’ai aperçu dans un chemin, entre des peupliers, une Fiat 500 verte. J’ai dit à John qui me collait toujours au train :
- Tu devrais attendre près de ta voiture. C’est ta place.
Je n’ai pas été assez magnanime, je n’aurais pas su l’être d’avantage. John continuait de me suivre. Cette fois, j’ai sorti ma montre – toujours un peu chaude - Il était midi, une minute et trente secondes, il restait donc trente secondes avant la fin de l’éclipse ! Trente secondes réelles, ça faisait des heures ici ! Je me suis efforcé d’expliquer à John combien ma montre m’avait été précieuse sous l’éclipse - alors qu’au quotidien, je n’en portais pas -, je lui ai précisé qu’il restait trente secondes avant que tout se termine et il m’a demandé à quoi est-ce que ça correspondait. Je lui ai répondu : « Un quart du temps ! » Il a fait mine de réfléchir pendant que je balançais ma montre devant ses yeux comme un pendule hypnotique ! Je lui ai redit ce que je désirais, avec un petit plus :
- Je te la prête si tu veux, comme ça tu auras un repère. Et en échange, tu attends près de ta voiture à ta place, et sans emmerder les autres ?
- Tu me prends pour un con.
- Je veux bien te prêter ma montre ! Tu seras le seul à savoir quand ça va finir, à la seconde près ! C’est la chose la plus importante maintenant…
- Et toi, bordel !
- Moi, je vais faire un tour, tu n’arrêtes pas de me suivre.
- Oui, parce que je ne sais pas ce que tu trafiques !
- Eh ! Je peux repartir, je n’ai pas été reconduit sur la colline de force ! Je veux être en paix, je reviendrai tantôt.
- Par hasard, m’a dit John avec une petite voix de vicieux, tu n’aurais pas l’idée de tailler la route jusqu’à Beauraing pour retrouver cette conne ?
- Non, je ne pense pas à elle.
- Parce que tu risques d’être déçu si tu la rattrapes !
- Ah oui ?
- Tu sais, au début ça allait super bien entre nous, elle était belle à regarder. Et je me suis rendu compte qu’elle était horriblement coincée du cul. Plate, je dirais !
« Plate… »
- Comment as-tu fait pour la matérialiser ?
- Je me sentais si seul. Je n’ai pas voulu faire ça.
- Tu aurais pu venir avec nous.
- Je ne vous ai pas vu !
- On a crié après toi, ai-je dit, tu étais déjà en bas de la colline, tu marchais vite.
- Il n’y avait plus personne !
- Continue, qu’est-ce qui s’est passé ?
- J’ai détaché la fille dans l’abribus, je l’ai roulée sous mon bras et j’ai pensé que ça me ferait de la compagnie, tu sais, c’était pour délirer, pour me calmer.
- Ok. Pourquoi es-tu aller à Beauraing ?
- Oh, c’est un concours de circonstance, je voulais marcher le plus loin possible, essayer de dépasser l’ombre de la lune, et comme ça, j’étais presque sûr de retrouver des gens ! Mais à Beauraing, j’étais trop fatigué et perdu, et oui, je me sentais incroyablement seul.
- Tu as eu peur d’aller plus loin ?
- Je n’aurais pas su… Et ferme-là, parce que tu n’es pas allé aussi loin, toi !
- Parle un peu, qu’est-ce que tu as fait ? Tu avais l’affiche avec la nana sous ton bras…
- J’ai fait une prière près de la sainte Vierge.
- Oui mais l’affiche, elle était encore enroulée ! Je voudrais bien savoir !
- J’ai besoin de ta montre, m’a dit John comme pour changer de sujet.
- Je ne te reconnais plus, ai-je dit, tu es vraiment changé sous l’éclipse.
- C’est normal, non ?
- Il faut que tu fasses des efforts ! ai-je répété, surtout si Fred revient. Si tu crois qu’il ne peut rien nous arriver de grave ici, tu te trompes !
- Avec ta montre, je me sentirai mieux…
J’ai marqué une pause.
- Ok, mais je veux la récupérer quand je reviendrai. Si tu la fous en l’air comme tu as foutu en l’air le sismographe du scientifique, je ne te parlerai plus, je te le jure ! Alors, ne t’énerve pas s’il te plaît, c’est un objet fragile !
- Allez, fais-moi voir les aiguilles, je veux savoir. Si ce truc est bien réel, alors j’aurai tout compris, allez, fais-moi voir !
Comme John disait ça, j’ai revu en pensée la vieille dame au chignon qui m’avait fait sortir de prison et qui m’avait conseillé de ne pas me soucier des autres. J’hésitais à céder à John l’objet qui m’avait fait comprendre tant de choses. Je lui ai montré le cadran en continuant à marcher. Nous sommes arrivés en bas, près des barrières qu’avaient disposé les scientifiques. Il y avait, de ce côté des barrières, un vélo couché sur la route, et de l’autre côté, encore deux vélos flanqués dans le talus ! Il y avait aussi une voiture mal garée : Quelqu’un avait dû s’arrêter pendant l’éclipse, peut-être y avait-il eu un accident ? J’ai regardé John et je me suis dit : « Tant pis ! » D’une façon un peu solennelle, je lui ai confié ma montre. Alors il m’a demandé avec la voix radoucie :
- Je voudrais quand même bien savoir où tu vas ? Je suis persuadé que c’est tellement important pour toi…
Je lui ai dit que je ne savais pas au juste mais que je ne partais pas pour rejoindre son ex-copine à Beauraing !
- Je suis sûr que tu mens !
Je l’ai prévenu de ne pas franchir les barrières.
- Tu sais, il m’aurait suffit d’un peu plus de temps avec elle !
Il s’est avancé. La route s’est fissurée à côté de lui, en craquant fort ! Le « diable » de John est sorti tout d’un coup de la terre, et entièrement. Je suis resté étonné face à cette créature noire et brillante et qui était dos à moi. La bête mesurait peut-être un mètre, un mètre vingt, mais paraissait agressive. Elle avait un trident dans une patte et des volutes de fumée grise s’échappaient de ses naseaux avec intermittence. On aurait dit un petit dragon, mais sans aile. J’essayais de ne pas trop penser à ce monstre pour qu’il ne prête pas attention à moi. John était dans l’impasse, il devait faire demi-tour. Il a reculé en me criant :
- Crétin, va te faire sucer !
- Tu ferais mieux de te taire…
- Ta gueule ! C’était mon défi, et vous m’avez tous fait chié ! Mais il me reste encore du temps !
La bête immonde a poussé John par terre avec ses pattes ! John s’est relevé en se tenant le thorax, et il a couru derrière les barrières tout en lorgnant l’animal souterrain.
- Tu as rencontré cette pute, n’est-ce pas !
Comme il disait ça, la bête s’est tournée vers moi et m’a regardé avec des yeux prêts à exploser. En gardant mon calme, je me suis adressé à John et, le plus sérieusement du monde, je lui ai dit :
- Tu es sûr que cet animal n’a pas démoli ma montre ?
La bête s’est à nouveau tournée vers John, qui a dit, l’air craintif, en vérifiant l’objet précieux au creux de sa main :
- Non, elle n’a rien…Puis John m’a regardé sans expression et s’est éloigné tranquillement. L’animal fabuleux a disparu dans une fissure !
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