3. La Police.
J’était donc seul avec Simon, qui déprimait sur son banc. Je m’ennuyais aussi, je serrais le séquoia contre moi. A un moment, j’ai vu de la fumée dans la direction de la grand-route, à cinq cents mètres à vol d’oiseau ! J’ai dit : « Quelqu’un fait du feu ! » J’ai demandé à Simon qu’il m’accompagne. Il s’est levé, il a sorti le diamant de la poche de sa veste et il l’a enfoui dans la terre, à la jonction du trottoir et de la haie, à cinq ou six mètres à droite du banc. Il m’a dit : « Il n’y a que toi qui sais où il est caché. Je l’ai payé cher alors j’ai confiance en toi. Je tiens à ce diamant ! »
La fumée venait de la résidence de Lucien Mars. Aux abords de la propriété, Simon ne se sentait pas à l’aise : On approchait précisément de la maison qu’il avait visitée ce matin, juste avant midi ! C’était une drôle de coïncidence, une ironie. Je lui ai demandé comment ça allait, il avançait d’un pas lent, avec le dos voûté. Il s’est arrêté en disant qu’il avait des crampes, qu’il ne pouvait plus continuer. « Des crampes ? » me suis-je étonné, en continuant à marcher vers le portail.
Léo m’a foutu une de ces trouilles en traversant les haies de la propriété comme un sanglier ! « C’est John, c’est John qui fait du feu ! » criait-il. J’ai dit : « Ok. »
- Tu sais avec qui il sort ?
Léo a jeté un rapide coup d’œil vers Simon et m’a murmuré :
- Avec la nana de l’affiche ! La blondasse.
Il s’est reculé avec le regard envieux. Et tout de suite après, il m’a dit en haussant le ton :
- Comment est-ce qu’il a fait ça !
- Et toi, comment est-ce que tu fais pour traverser ces haies, elles sont épaisses. Je ne comprends pas. En plus, il y a une clôture à l’intérieur du feuillage !
- Une clôture ?
- Oui, ai-je dit, on ne la voit pas très bien, il faut regarder entre les feuilles. Vas-y, regarde, tu la verras.
- La clôture ? Ce n’est pas de ça que je te parle !
Léo m’a empoigné par le bras et m’a conduit devant le portail qui était fermé avec une chaîne et un cadenas ! Puis il m’a prétendu que je connaissais John mieux que quiconque et que je devais l’appeler.
- Pourquoi veux-tu l’appeler ? Lui, il ne veut pas nous voir en tous cas, ça me paraît clair.
- Oui, c’est normal, il veut profiter tout seul de la fille ! Mais merde, comment est-ce qu’il a fait pour la faire passer de l’affiche dans ce monde ?
Je ne comprenais pas John, et puis ce n’était vraiment son genre d’agir ainsi, il aurait dû être avec moi pour analyser ce monde, il avait une nature curieuse et on s’entendait tellement bien.
- Il a trouvé un secret ou je ne sais pas quoi, a dit Léo, il détient sûrement la vérité…
- En tous cas, il ne s’emmerde pas en faisant du feu chez ce connard de Lucien Mars ! Et… Il est avec cette fille, tu dis ?
- Je l’ai vue marcher sur la terrasse ! Ce crétin doit être en train de la baiser l’heure qu’il est !
- Je ne crois pas.
- Ça me fait chier !
Fred nous est tombé sur le poil :
- Vous allez vous battre pour la copine de John ? Vous êtes complètement cons.
Léo et moi, on s’est regardé. Manifestement, Fred ne savait pas de qui on parlait, il pensait à Marie, la copine de John dans la réalité ! Léo a bien compris, en scrutant mon regard, que Fred ne devait pas savoir qui était avec John dans la résidence. Créature humaine ou illusion, Fred ne devait rien savoir de la présence de cette blonde !
- Moi, a-t-il dit, ce qui m’intéresse, c’est le feu !
- Tu vas bientôt être fixé, ai-je dit en apercevant John sur le pas de la porte, les bras posés sur les hanches.
Il s’est avancé dans l’allée de cailloux, il était en pantoufles, il portait un pantalon de toile beige et une chemise blanche ; Il devait s’être changé car tout à l’heure, je l’avais aperçu portant un T-shirt rouge. Personne ne bougeait tant John paraissait heureux, assuré de sa personne et bourré d’énergie ! Il nous a dit :
- Voilà qu’on se retrouve, ça me semblait inévitable. Et je sais bien ce qu’on raconte sur moi, dans mon dos ! Il n’y en a pas un parmi vous qui en aurait fait autant, de toute façon !
De quoi parlait-il ? Il était à quelques mètres du portail, il nous scrutait tour à tour, avec un mince sourire. Il nous a dit encore :
- Ouais, je suis allé en pèlerinage à Beauraing !
- Beauraing ? a fait Léo. C’est loin d’ici.
- Oui, mais c’est là-bas que je voulais emmener ma copine…
- Cette pute ?
- Fais attention à ce que tu dis…
Beauraing était surtout connu pour ses apparitions de la Vierge, c’était un des six lieux officiellement reconnus par l’église ! Enfin, il y avait une cour et une statue à l’endroit où les enfants avaient vu la Vierge, et c’était devenu une petite ville touristique.
- J’aimerais bien vivre en paix cette fois, vu qu’il y a moins de gens ! Alors, vous pourriez commencer par me lâcher la grappe, ce serait sympa, merci.
John avait déjà tourné les talons quand Fred lui a demandé :
- Comment as-tu réussi à faire du feu ?
John est resté dos à nous, il a laissé tomber ses épaules et il a soupiré :
- J’ai pris des allumettes…
- Ça ne marche pas ! a dit Fred, pensant que John se moquait de nous.
John s’est alors retourné, et la déception se lisait sur son visage. Il a dit :
- Vous ne croyez pas en rien, vous ne croyez même pas en Dieu ! Il y avait du bois ici, une grande cheminée avec une crémaillère, un bon repas qui nous attendait et que ces pauvres idiots de mortels n’ont pas eu le temps d’avaler… Maintenant, ma femme est en train de préparer la table et les chandelles, ça va être divin alors je veux qu’on me laisse !
- Donne-nous quelques boîtes d’allumettes, comme ça on pourra…
John n’a pas laissé le temps à Fred d’achever sa phrase, il lui a répliqué :
- Tu en trouveras, des bonnes allumettes, dans cette maison où vous étiez tantôt, oui. C’est une denrée rare, n’est-ce pas ? Voilà, je vous ai dit un secret. Basta !
On a laissé John réintégrer la résidence sans rien dire. C’est Léo qui a ouvert la bouche le premier : « Quel merdeux, il ne partagerait pas avec ses amis. Il peut bien parler de Dieu ! » Bien sûr, Léo avait une idée derrière la tête et dont il n’allait pas dire un mot à Fred, c’était de sortir avec la nouvelle copine de John, la belle blonde avec ses bottes. Fred, ne sachant rien de cette fille cachée dans la résidence, restait braqué sur les conneries que John venait de nous dire au sujet du feu. Et Simon avait ses problèmes lui aussi. Notre lourdeur, décidément, avait du mal à nous quitter dans ce monde mystérieux. Je faisais peut-être plus attention parce que j’étais persuadé que la lumière du soleil allait revenir. Mais grandissait en moi le sentiment de plus en plus fort que cette histoire pouvait mal tourner : Quelque chose au fond de mon cœur désirait venir à la surface et je ne savais pas ce que c’était. Alors, j’ai dit à Fred que je voulais bien le suivre jusque chez Fernanda, avec un faux air d’enthousiasme. Léo avait bille en tête, il a préféré rester près de la résidence de Lucien Mars et de la cheminée qui fumait. « Il ne me fait pas peur, répétait-il, s’il veut sa raclée, il l’aura ! Je reste ! » Simon est venu avec nous, pas sans un pincement au cœur je crois : L’image de cette fille sexy trottait dans les esprits ! Bien qu’à cet instant, Fred et moi-même ne l’avions toujours pas vue, ou juste sur l’affiche géante.
- Tu vas m’aider à entrer chez la grosse.
- Tu peux y aller tout seul, pour des allumettes !
- Je ne pourrais pas seul, il y a son chien, et elle a peut-être mis des pièges…
- Ça ne sert à rien d’aller là-bas…
- Si, c’est important.
C’était un jeu de quatre sous, je n’avais même pas envie de demander à Fred à quoi les allumettes allaient bien pouvoir lui servir et, de toute façon, je n’aurais pas la bonne réponse. Mon souhait de parvenir à lui faire comprendre le mécanisme de ce monde s’amenuisait, je me sentais un peu dans la position de celui qui, dans un rêve, vient vous dire que vous rêvez ! Il m’a semblé, l’ombre d’un instant, que je devais m’occuper de mes propres affaires. Sur la place verte, Simon a regagné son banc comme un vieillard, et j’ai eu un sentiment de désespoir. J’ai accompagné Fred chez Fernanda, encore une fois, en me disant que, peut-être, j’aurais une bonne influence sur lui et qu’il serait moins cruel que la première fois !
Le chien grognait derrière la porte, alors on a choisi la méthode douce pour pénétrer dans la maison : On est passé par le soupirail sur le côté. Le cadenas a cédé sous la poigne de Fred, qui était en très grande forme. Nous sommes atterris dans une vaste cave qui abritait la cuve à mazout et la chaudière. Rien à signaler. Dans le couloir, le plafond était plus haut que dans la cave. Sous une porte, on distinguait un rayon de lumière pâle. Fred est entré. Cette pièce débordait de matériel médical, de boîtes avec une croix rouge sur fond blanc, de bandes et de bandelettes ! Il y avait même une civière. Fred m’a expliqué, en fouillant dans les boîtes, que Fernanda recevait des soins à domicile : Une infirmière venait tous les jours au matin. J’ai regardé le plafond qui était vraiment très haut, pour une cave. On aurait dit que les murs se distordaient, et je réfléchissais pour savoir qui parmi nous pouvait créer ces effets visuels avec son esprit ! Etait-ce la propriétaire qui dormait là-haut, ou bien était-ce Fred avec ses lubies ? Il me plaçait - avec lui - dans la confusion. C’était peut-être la prémonition d’un choc entre Fred et Fernanda puisqu’on était chez elle et que nous l’avions déjà rencontrée une fois dans ce cauchemar ! Fred s’est emparé de grandes seringues de vétérinaire, et il a pris des bandelettes.
La rampe des escaliers comportait peut-être une cinquantaine de marches ! Avec cette particularité d’être finement éclairée par une lumière venue de nulle part ! Fred est passé en premier. Il a poussé une porte dont j’ai estimé la hauteur à quatre mètres au moins, et large de deux mètres. Il a dit : « On voit bien qu’on est chez la grosse Fernanda Von Block ! » Le rez-de-chaussée était disproportionné par rapport à notre première visite. Je pouvais voir les derniers instants où la matière se modifiait : La création de toiles de maîtres aux murs, le tissage éclair des belles tapisseries, la formation des arcades et des colonnades qui faisait de cette maison un véritable palais ! Fred ne visualisait pas ces changements, je crois qu’il était trop préoccupé. Il m’a rappelé qu’il était l’assureur de Fernanda et s’est mis à reparler d’elle, de son argent et de sa vie de château !
- Tu te rends compte que c’est beaucoup plus grand et beaucoup plus beau que la première fois, ai-je dit.
- On est pas venu par ici !
Fred a donné un coup de pied dans deux portes battantes en chêne massif, avec deux statuettes sur les côtés. C’était le grand salon.
Fernanda se tenait debout près d’un divan ancien, elle regardait par la fenêtre avec le téléphone collé contre l’oreille. « Elle appelle les flics, la salope ! » Fred a posé les affaires qu’il avait prises dans la cave et s’est avancé doucement vers elle ; je ne sais pas comment il avait fait pour dégoter de la ficelle ! Fernanda bougeait plus vite que lors de notre première entrevue, ses réflexes étaient meilleurs : Elle s’était adaptée sans doute. Elle a lâché le téléphone, elle a saisi une chaise et elle a commencé à hurler et à nous menacer. On a réussi à la faire tomber et, sans trop de difficultés, à l’attacher sur la chaise avec la ficelle.
- Où sont tes allumettes !
Pas de réponse. La femme terrible avait la tête rouge et bleu, les yeux exorbités, ses joues battaient en même temps que le rythme de son cœur, elle poussait un râle chaque fois qu’elle expirait et bavait beaucoup. Je n’étais pas très à la l’aise, je venais de la ligoter.
- Elle ne va pas nous répondre, ai-je dit en réfléchissant sur les possibles conséquences de mes actes.
- Tes allumettes, je les veux tout de suite !
- Elle est bien ficelée, ai-je dit, on va essayer de les trouver nous-mêmes, ces fameuses allumettes, en cherchant près de la cuisinière, par exemple. Ok ?
Dans la cuisine, j’étais persuadé que Fernanda nous épiait et qu’elle allait nous échapper. Et aussi, le bruit d’une sirène me parvenait aux tympans. J’avais lâché Fred des yeux. Quand je me suis retourné, je l’ai vu qui tendait son bras au plafond, il avait un objet en main qu’il secouait. Il a dit :
- On s’est fait avoir ! Cette charogne n’a pas d’allumettes, mais un putain d’allume-gaz électrique !
- On devrait partir…
- Eh oui, comment veux-tu qu’elle craque une allumette avec ses gros doigts ! C’est ce connard de John…
Fred est reparti, enragé, en direction du salon. J’ai couru dans sa foulée mais il m’a distancé sans problème. Je me suis arrêté entre les grandes portes en chêne et j’ai entendu la sirène plus distinctement. Pendant ce temps, Fred avait déjà piqué une grosse seringue toute en fer et en verre dans le mollet de Fernanda, et je jure qu’il aspirait un liquide épais et rosé !
Et voilà ! Crissements de pneus. Les flics ont cassé la porte et on a eu leurs flingues et leurs pieds sur la tête en moins de deux : Il n’y avait pas de différence entre la véritable police d’Amnéville et cette police virtuelle, mis à part les képis, ici de style américain ; un détail que j’attribuais à Fernanda qui regardait beaucoup les séries télévisées. Car c’était bien elle qui avait fabriqué ces sculptures vivantes, je le savais ! Un inspecteur est venu parler à Fernanda, qui était à présent détachée et assise sur le divan. Il a été très poli et attentif, puis il a ramassé la seringue que Fred venait d’utiliser et s’est penché vers nous en disant :
- Mais c’est dégueulasse, qu’est-ce que c’est ? De la drogue ?
Il a commandé que nous soyons transportés, Fred et moi, dans le fourgon. On nous a placé les menottes aux mains, Fred a reçu deux coups de matraque parce qu’il posait des questions du genre : « D’où venez-vous, etc. » Il y avait, parmi les véhicules, un petit camion de pompiers avec deux sapeurs maigres et ridicules qui poireautaient. Bizarre. Dans le fourgon, on s’est retrouvé avec cinq flics qui n’avaient rien de beau à nous raconter. La voiture de sport de l’inspecteur nous a suivi, Fernanda était à bord, sur le siège passager, devant, elle portait des lunettes spéciales éclipse avec des feuilles d’aluminium, des lunettes qui, normalement, permettaient juste de voir le soleil. Mais ça lui donnait un certain style. Je crois qu’elle en pinçait pour l’inspecteur.
On a dépassé Simon qui marchait sur la route de Paliseul ! J’ai bien cru que le fourgon allait s’arrêter pour l’embarquer lui aussi, mais Simon a continué de marcher mine de rien en regardant l’éclipse une ou deux fois ; il n’a pas regardé les véhicules et Fernanda ne l’a pas remarqué. Ensuite, le convoi a pris à vive allure la direction du commissariat de police ! J’étais tellement à l’étroit avec mes menottes aux poignets que j’ai réussi, je ne sais pas comment, à me libérer une main. Personne ne parlait. J’ai dit à un des flics, poliment, ce qui m’arrivait, il a vérifié et il a resserré les menottes autour de mes poignets en me menaçant bêtement avec sa matraque en dessous du menton. Un vrai dangereux ! Je me suis tenu tranquille. Fred était paralysé, cette fois il avait peur.
L’interrogatoire a eu lieu dans le bureau du commissaire Jean Joël – que je connaissais un peu -. C’était un bureau lumineux d’habitude, transformé pour cette occasion en une pièce obscure avec des néons qui n’éclairaient pas, des bottins de téléphone sur une chaise, des armes blanches et un poing américain sur une table, une autre table aux allures d’établi de menuisier. Il y avait un mur de briques dont je n’avais pas souvenir et sur lequel s’étendait un miroir sans tain. C’est alors que le commissaire Jean-Joël est entré dans la pièce par l’unique porte. Il ne m’a pas reconnu, il s’est adressé tout de suite à Fred : « Vous êtes le fils d’André Courtois, l’assureur, c’est du propre ! »
- On voulait des allumettes, je vous le jure !
Des mecs en tenues de combats nous ont fouillés, ils ont trouvé nos papiers - qui étaient faux - et le flic qui fouillait Fred a dit :
- Qu’est-ce que tu caches dans ta poche et qui est brûlant ?
Fred a porté la main vers la poche intérieure de sa veste et il a sorti le cutter tout en métal qu’il avait ramassé dans sa voiture, vers midi.
- Toi aussi ! a dit le flic en face de moi.
Il voulait parler de la montre de mon grand-père, bouillante elle aussi : Je l’ai sortie de ma poche et je l’ai directement déposée par terre. Fred, lui, tenait toujours son cutter.
« Chef, venez voir ça ! »
Le commissaire a demandé le cutter à Fred, mais à peine il l’avait pris en main qu’il dût le lâcher en s’exclamant :
- Je ne comprends pas, pourquoi ce cutter est-il si chaud ?
Fred a dit qu’il ne savait pas.
- C’est pareil pour cette montre, a dit le flic près de moi, elle est brûlante !
- Je vais chercher des gants, chef.
Le commissaire se grattait la tête en regardant ma montre et le cutter. Il a dit :
- Ecoutez vous deux, il y a quelque chose qui n’est pas clair du tout…
Le téléphone a sonné ! C’était un appel personnel pour le commissaire Jean Joël. Un flic s’est amené avec des gros gants aux mains et il a voulu ramasser le cutter. « Ce truc pèse une tonne ! » a-t-il fait avec la figure toute rouge. Il n’a pas su déplacer le cutter d’un centimètre. Des autres gars sont venus voir ça. Le commissaire s’est ramené aussitôt et il a dit haut et fort, en s’adressant à Fred et moi :
- Vous prenez vos affaires et vous allez les déposer près du miroir là-bas, sur le guichet !
J’ai ramassé ma montre et Fred, son cutter. Les flics s’interrogeaient. Deux d’entre eux nous ont escortés en nous tenant par le bras jusque devant le miroir sans tain. Fred, qui faisait passer son cutter de main en main, m’a demandé tout bas pourquoi celui-ci avait chauffé sans raison, et le flic lui a donné un coup de poing dans le dos. J’ai d’abord pensé que ma montre avait dû chauffer pendant le trajet en fourgon, c’était normal avec la vitesse des véhicules. Et puis, je me suis dit que si le cutter de Fred était brûlant, c’est qu’il s’agissait sans doute du vrai et pas d’une copie. Habituellement, Fred cachait son cutter sous un tapis de sol dans la voiture : Ça voulait dire quoi : Juste après le cataclysme, Fred désirait tellement prendre cet objet pour se défendre qu’il était réellement parvenu à l’emporter avec lui, tout comme moi j’avais ramassé ma vieille montre dans l’herbe. Les flics - c’est intéressant - n’ont pas pu manipuler ces objets, ça leur a posé un problème. Maintenant le cutter et la montre étaient sur le guichet, à la disposition de Fernanda ! Pour ma part, je comptais récupérer ce qui m’appartenait ; j’avais encore des attaches matérielles et j’estimais que c’était une bonne chose.
On nous a posé quelques questions avec une insistance particulière sur le fait qu’on aurait essayé de violer Fernanda ! Je ne répondais rien mais j’étais furieux, je tâchais de regarder à travers le miroir, je distinguais une paire de lunettes en aluminium qui se reflétait : C’était le spectre de Fernanda, qui, je présume, se faisait expliquer la situation par l’inspecteur ahuri. Fred essayait de parlementer mais rien n’évoluait et la police le battait encore. Le commissaire Jean Joël est allé regarder par la fenêtre, une fenêtre dont j’avais en tête les dimensions, mais qui était réduite, dans ce rêve, à un simple hublot ! Fred est resté entre deux gardes, quant à moi, on m’a jeté dans une cellule qui prolongeait la pièce sombre et suffocante, bondée de flics et d’objets menaçants. J’ai immédiatement voulu tester la résistance des barreaux en acier : Le réalisme du métal était grand ! Je me rappelais vaguement du bureau du commissaire et je savais l’existence de cette cellule, ce n’était pas une modification de la part de Fernanda. Face à moi, la barbarie se mettait en route : Des hommes ont amené du matériel de torture tout droit sorti du Moyen Âge. On allait passer un sale quart d’heure ! Fred a dû se mettre nu, et on l’a prié de prendre place dans un appareil rustique, composé de deux grosses pierres creusées qui allaient se refermer sur lui comme une coquille ! Deux flics étaient en train de faire chauffer de l’huile. J’avais peur que Fred ne fasse un arrêt cardiaque tant il tremblait à présent ! Mais quelque chose s’est produit pour le sauver.
Simon a poussé la porte du bureau et est apparu complètement essoufflé ! C’était le comble de le voir ici. Il a regardé lequel parmi les flics pouvait bien être le chef et il a dit, en faisant un signe de la tête au commissaire Jean Joël, que quelque chose d’effroyable se préparait à l’instant même où nous parlions, aux abords de la ferme de Marcellin Jacques ! Comme Simon disait ça, j’ai remarqué une photo de Marcellin Jacques sur un des murs ! Ensuite, je me suis souvenu de cette époque, et que la police avait dû photographier le flagrant délit, en l’occurrence le coït de l’individu avec une truie ; j’avais même entendu une rumeur selon laquelle la charmante photo de Marcellin et de la truie serait restée accrochée durant des mois dans le bureau du commissaire ! Tout le monde connaissait l’histoire du violeur de truies, et Simon avait fait fort en la replaçant ici, à un point tel que Fernanda n’est pas restée insensible à ses mots : Elle est enfin sortie de derrière le mur en briques, avec un imperméable bleu taillé sur mesure. J’ai observé sa tête et le plan de ses lunettes futuristes pour me rendre compte de ce qu’elle pouvait bien voir et fixer. La photo du fermier ?
Les ordres avaient changé, et toute l’équipe de braves soldats qui était réunie dans la pièce s’apprêtait maintenant à intervenir sur les terres de Marcellin Jacques ! Un flic préparait une caméra vidéo, un autre astiquait un télé-objectif ! Fred est descendu de la machine infernale, il a pu reprendre ses vêtements et il m’a rejoint en cellule. Il y eu un peu moins d’agitation, un bref instant de silence et puis, Fernanda a pointé un doigt vers nous, sans bouger, et elle a prononcé sa première phrase claire, grave et imparable : « ET EUX ? » Elle a lorgné vers l’inspecteur, qui lui a répondu :
- On s’occupera d’eux après, chère madame. Si vous voulez bien venir avec moi, l’urgence nous appelle encore une fois !
Elle a regardé Simon et aussitôt, l’inspecteur s’est adressé à Simon :
- Toi, tu viens avec nous ! Au cas ou tu aurais menti et que tu serais de mèche avec ces deux-là. Et puis on a besoin de ton témoignage, allez !
Et voilà mon Simon, emmené par une justice au-dessus de celle des hommes !
La pièce se vidait, il ne restait plus que l’inspecteur et Fernanda qui s’impatientait. « Hé, ne m’oubliez pas ici ! » a dit l’inspecteur en passant devant elle. Elle ne nous a pas lâchés du regard jusqu’à ce que la porte soit refermée. Ça y est, nous étions seuls dans le bureau, mais prisonniers ! Il n’y avait plus personne, plus un garde, c’était logique : On venait d’assister à une démonstration de l’escorte personnelle de Fernanda, c’est ce qui était sorti de l’imagination de cette femme impressionnante ! Elle et sa clique étaient à présent sur une autre affaire. Ils avaient quand même réussi à nous coffrer ! J’essayais tant bien que mal de plier les barreaux. La clé qui ouvrait la cellule pendait au mur comme dans un dessin animé. J’étais étonné que la pièce ne regagne pas ses dimensions d’avant, sa physique, que les choses restent perturbées ; seule la fenêtre s’agrandissait un peu, montrant le mauve du ciel. L’instrument de torture était toujours là, moins massif. Comme Fred avait reçu des coups et qu’il avait manqué d’être étouffé dans la machine, et comme il se rhabillait en se plaignant, je lui ai demandé s’il avait mal. Il a cru que je me moquais de lui. C’est vrai que je ne faisais guère attention à lui. En voyant son triste état, ça m’a fait réfléchir que je n’avais rien à faire en prison. Et il faut croire que ma prière a été entendue car une vieille dame rapetissée, en jupe et tailleur mauves à grand col, coiffée d’un chignon comme un nid de guêpes, est entrée dans la pièce avec un peu de lumière ! Elle avançait dans la pièce sans un bruit, je l’écoutais respirer. Elle a pris la clé au mur, ma montre sur le guichet et elle m’a fait sortir de la cellule en disant à Fred, sévèrement : « Pas toi ! Tu sortiras plus tard, tu n’es pas ici par hasard ! » La vieille femme m’a tenu par la main et Fred hurlait qu’on le libère. Je ne savais pas ouvrir la bouche. Dehors, la vieille femme m’a dit qu’elle était le fruit de mon imagination mais que sa voix, au contraire, était sa propre voix ! Je ne comprenais rien du tout et elle m’a dit que j’en savais déjà trop. Elle m’a mis en garde de ne pas parler aux autres de ce que j’avais découvert, du « Mécanisme » – selon ses mots -, avant la fin de l’éclipse ! J’ai réussi à lui faire part de mon sentiment et du fait que je pressentais quelque chose de mauvais. Elle m’a répondu avec la tête haute que je me trompais, en ajoutant que je devais me concentrer sur les fleurs, que sinon je garderais une amertume de mon voyage ici. Puis elle s’est éloignée doucement et sans un bruit, avec la grâce d’un chat. J’aurais voulu lui poser mille questions hélas, je restai muet.
J’était donc seul avec Simon, qui déprimait sur son banc. Je m’ennuyais aussi, je serrais le séquoia contre moi. A un moment, j’ai vu de la fumée dans la direction de la grand-route, à cinq cents mètres à vol d’oiseau ! J’ai dit : « Quelqu’un fait du feu ! » J’ai demandé à Simon qu’il m’accompagne. Il s’est levé, il a sorti le diamant de la poche de sa veste et il l’a enfoui dans la terre, à la jonction du trottoir et de la haie, à cinq ou six mètres à droite du banc. Il m’a dit : « Il n’y a que toi qui sais où il est caché. Je l’ai payé cher alors j’ai confiance en toi. Je tiens à ce diamant ! »
La fumée venait de la résidence de Lucien Mars. Aux abords de la propriété, Simon ne se sentait pas à l’aise : On approchait précisément de la maison qu’il avait visitée ce matin, juste avant midi ! C’était une drôle de coïncidence, une ironie. Je lui ai demandé comment ça allait, il avançait d’un pas lent, avec le dos voûté. Il s’est arrêté en disant qu’il avait des crampes, qu’il ne pouvait plus continuer. « Des crampes ? » me suis-je étonné, en continuant à marcher vers le portail.
Léo m’a foutu une de ces trouilles en traversant les haies de la propriété comme un sanglier ! « C’est John, c’est John qui fait du feu ! » criait-il. J’ai dit : « Ok. »
- Tu sais avec qui il sort ?
Léo a jeté un rapide coup d’œil vers Simon et m’a murmuré :
- Avec la nana de l’affiche ! La blondasse.
Il s’est reculé avec le regard envieux. Et tout de suite après, il m’a dit en haussant le ton :
- Comment est-ce qu’il a fait ça !
- Et toi, comment est-ce que tu fais pour traverser ces haies, elles sont épaisses. Je ne comprends pas. En plus, il y a une clôture à l’intérieur du feuillage !
- Une clôture ?
- Oui, ai-je dit, on ne la voit pas très bien, il faut regarder entre les feuilles. Vas-y, regarde, tu la verras.
- La clôture ? Ce n’est pas de ça que je te parle !
Léo m’a empoigné par le bras et m’a conduit devant le portail qui était fermé avec une chaîne et un cadenas ! Puis il m’a prétendu que je connaissais John mieux que quiconque et que je devais l’appeler.
- Pourquoi veux-tu l’appeler ? Lui, il ne veut pas nous voir en tous cas, ça me paraît clair.
- Oui, c’est normal, il veut profiter tout seul de la fille ! Mais merde, comment est-ce qu’il a fait pour la faire passer de l’affiche dans ce monde ?
Je ne comprenais pas John, et puis ce n’était vraiment son genre d’agir ainsi, il aurait dû être avec moi pour analyser ce monde, il avait une nature curieuse et on s’entendait tellement bien.
- Il a trouvé un secret ou je ne sais pas quoi, a dit Léo, il détient sûrement la vérité…
- En tous cas, il ne s’emmerde pas en faisant du feu chez ce connard de Lucien Mars ! Et… Il est avec cette fille, tu dis ?
- Je l’ai vue marcher sur la terrasse ! Ce crétin doit être en train de la baiser l’heure qu’il est !
- Je ne crois pas.
- Ça me fait chier !
Fred nous est tombé sur le poil :
- Vous allez vous battre pour la copine de John ? Vous êtes complètement cons.
Léo et moi, on s’est regardé. Manifestement, Fred ne savait pas de qui on parlait, il pensait à Marie, la copine de John dans la réalité ! Léo a bien compris, en scrutant mon regard, que Fred ne devait pas savoir qui était avec John dans la résidence. Créature humaine ou illusion, Fred ne devait rien savoir de la présence de cette blonde !
- Moi, a-t-il dit, ce qui m’intéresse, c’est le feu !
- Tu vas bientôt être fixé, ai-je dit en apercevant John sur le pas de la porte, les bras posés sur les hanches.
Il s’est avancé dans l’allée de cailloux, il était en pantoufles, il portait un pantalon de toile beige et une chemise blanche ; Il devait s’être changé car tout à l’heure, je l’avais aperçu portant un T-shirt rouge. Personne ne bougeait tant John paraissait heureux, assuré de sa personne et bourré d’énergie ! Il nous a dit :
- Voilà qu’on se retrouve, ça me semblait inévitable. Et je sais bien ce qu’on raconte sur moi, dans mon dos ! Il n’y en a pas un parmi vous qui en aurait fait autant, de toute façon !
De quoi parlait-il ? Il était à quelques mètres du portail, il nous scrutait tour à tour, avec un mince sourire. Il nous a dit encore :
- Ouais, je suis allé en pèlerinage à Beauraing !
- Beauraing ? a fait Léo. C’est loin d’ici.
- Oui, mais c’est là-bas que je voulais emmener ma copine…
- Cette pute ?
- Fais attention à ce que tu dis…
Beauraing était surtout connu pour ses apparitions de la Vierge, c’était un des six lieux officiellement reconnus par l’église ! Enfin, il y avait une cour et une statue à l’endroit où les enfants avaient vu la Vierge, et c’était devenu une petite ville touristique.
- J’aimerais bien vivre en paix cette fois, vu qu’il y a moins de gens ! Alors, vous pourriez commencer par me lâcher la grappe, ce serait sympa, merci.
John avait déjà tourné les talons quand Fred lui a demandé :
- Comment as-tu réussi à faire du feu ?
John est resté dos à nous, il a laissé tomber ses épaules et il a soupiré :
- J’ai pris des allumettes…
- Ça ne marche pas ! a dit Fred, pensant que John se moquait de nous.
John s’est alors retourné, et la déception se lisait sur son visage. Il a dit :
- Vous ne croyez pas en rien, vous ne croyez même pas en Dieu ! Il y avait du bois ici, une grande cheminée avec une crémaillère, un bon repas qui nous attendait et que ces pauvres idiots de mortels n’ont pas eu le temps d’avaler… Maintenant, ma femme est en train de préparer la table et les chandelles, ça va être divin alors je veux qu’on me laisse !
- Donne-nous quelques boîtes d’allumettes, comme ça on pourra…
John n’a pas laissé le temps à Fred d’achever sa phrase, il lui a répliqué :
- Tu en trouveras, des bonnes allumettes, dans cette maison où vous étiez tantôt, oui. C’est une denrée rare, n’est-ce pas ? Voilà, je vous ai dit un secret. Basta !
On a laissé John réintégrer la résidence sans rien dire. C’est Léo qui a ouvert la bouche le premier : « Quel merdeux, il ne partagerait pas avec ses amis. Il peut bien parler de Dieu ! » Bien sûr, Léo avait une idée derrière la tête et dont il n’allait pas dire un mot à Fred, c’était de sortir avec la nouvelle copine de John, la belle blonde avec ses bottes. Fred, ne sachant rien de cette fille cachée dans la résidence, restait braqué sur les conneries que John venait de nous dire au sujet du feu. Et Simon avait ses problèmes lui aussi. Notre lourdeur, décidément, avait du mal à nous quitter dans ce monde mystérieux. Je faisais peut-être plus attention parce que j’étais persuadé que la lumière du soleil allait revenir. Mais grandissait en moi le sentiment de plus en plus fort que cette histoire pouvait mal tourner : Quelque chose au fond de mon cœur désirait venir à la surface et je ne savais pas ce que c’était. Alors, j’ai dit à Fred que je voulais bien le suivre jusque chez Fernanda, avec un faux air d’enthousiasme. Léo avait bille en tête, il a préféré rester près de la résidence de Lucien Mars et de la cheminée qui fumait. « Il ne me fait pas peur, répétait-il, s’il veut sa raclée, il l’aura ! Je reste ! » Simon est venu avec nous, pas sans un pincement au cœur je crois : L’image de cette fille sexy trottait dans les esprits ! Bien qu’à cet instant, Fred et moi-même ne l’avions toujours pas vue, ou juste sur l’affiche géante.
- Tu vas m’aider à entrer chez la grosse.
- Tu peux y aller tout seul, pour des allumettes !
- Je ne pourrais pas seul, il y a son chien, et elle a peut-être mis des pièges…
- Ça ne sert à rien d’aller là-bas…
- Si, c’est important.
C’était un jeu de quatre sous, je n’avais même pas envie de demander à Fred à quoi les allumettes allaient bien pouvoir lui servir et, de toute façon, je n’aurais pas la bonne réponse. Mon souhait de parvenir à lui faire comprendre le mécanisme de ce monde s’amenuisait, je me sentais un peu dans la position de celui qui, dans un rêve, vient vous dire que vous rêvez ! Il m’a semblé, l’ombre d’un instant, que je devais m’occuper de mes propres affaires. Sur la place verte, Simon a regagné son banc comme un vieillard, et j’ai eu un sentiment de désespoir. J’ai accompagné Fred chez Fernanda, encore une fois, en me disant que, peut-être, j’aurais une bonne influence sur lui et qu’il serait moins cruel que la première fois !
Le chien grognait derrière la porte, alors on a choisi la méthode douce pour pénétrer dans la maison : On est passé par le soupirail sur le côté. Le cadenas a cédé sous la poigne de Fred, qui était en très grande forme. Nous sommes atterris dans une vaste cave qui abritait la cuve à mazout et la chaudière. Rien à signaler. Dans le couloir, le plafond était plus haut que dans la cave. Sous une porte, on distinguait un rayon de lumière pâle. Fred est entré. Cette pièce débordait de matériel médical, de boîtes avec une croix rouge sur fond blanc, de bandes et de bandelettes ! Il y avait même une civière. Fred m’a expliqué, en fouillant dans les boîtes, que Fernanda recevait des soins à domicile : Une infirmière venait tous les jours au matin. J’ai regardé le plafond qui était vraiment très haut, pour une cave. On aurait dit que les murs se distordaient, et je réfléchissais pour savoir qui parmi nous pouvait créer ces effets visuels avec son esprit ! Etait-ce la propriétaire qui dormait là-haut, ou bien était-ce Fred avec ses lubies ? Il me plaçait - avec lui - dans la confusion. C’était peut-être la prémonition d’un choc entre Fred et Fernanda puisqu’on était chez elle et que nous l’avions déjà rencontrée une fois dans ce cauchemar ! Fred s’est emparé de grandes seringues de vétérinaire, et il a pris des bandelettes.
La rampe des escaliers comportait peut-être une cinquantaine de marches ! Avec cette particularité d’être finement éclairée par une lumière venue de nulle part ! Fred est passé en premier. Il a poussé une porte dont j’ai estimé la hauteur à quatre mètres au moins, et large de deux mètres. Il a dit : « On voit bien qu’on est chez la grosse Fernanda Von Block ! » Le rez-de-chaussée était disproportionné par rapport à notre première visite. Je pouvais voir les derniers instants où la matière se modifiait : La création de toiles de maîtres aux murs, le tissage éclair des belles tapisseries, la formation des arcades et des colonnades qui faisait de cette maison un véritable palais ! Fred ne visualisait pas ces changements, je crois qu’il était trop préoccupé. Il m’a rappelé qu’il était l’assureur de Fernanda et s’est mis à reparler d’elle, de son argent et de sa vie de château !
- Tu te rends compte que c’est beaucoup plus grand et beaucoup plus beau que la première fois, ai-je dit.
- On est pas venu par ici !
Fred a donné un coup de pied dans deux portes battantes en chêne massif, avec deux statuettes sur les côtés. C’était le grand salon.
Fernanda se tenait debout près d’un divan ancien, elle regardait par la fenêtre avec le téléphone collé contre l’oreille. « Elle appelle les flics, la salope ! » Fred a posé les affaires qu’il avait prises dans la cave et s’est avancé doucement vers elle ; je ne sais pas comment il avait fait pour dégoter de la ficelle ! Fernanda bougeait plus vite que lors de notre première entrevue, ses réflexes étaient meilleurs : Elle s’était adaptée sans doute. Elle a lâché le téléphone, elle a saisi une chaise et elle a commencé à hurler et à nous menacer. On a réussi à la faire tomber et, sans trop de difficultés, à l’attacher sur la chaise avec la ficelle.
- Où sont tes allumettes !
Pas de réponse. La femme terrible avait la tête rouge et bleu, les yeux exorbités, ses joues battaient en même temps que le rythme de son cœur, elle poussait un râle chaque fois qu’elle expirait et bavait beaucoup. Je n’étais pas très à la l’aise, je venais de la ligoter.
- Elle ne va pas nous répondre, ai-je dit en réfléchissant sur les possibles conséquences de mes actes.
- Tes allumettes, je les veux tout de suite !
- Elle est bien ficelée, ai-je dit, on va essayer de les trouver nous-mêmes, ces fameuses allumettes, en cherchant près de la cuisinière, par exemple. Ok ?
Dans la cuisine, j’étais persuadé que Fernanda nous épiait et qu’elle allait nous échapper. Et aussi, le bruit d’une sirène me parvenait aux tympans. J’avais lâché Fred des yeux. Quand je me suis retourné, je l’ai vu qui tendait son bras au plafond, il avait un objet en main qu’il secouait. Il a dit :
- On s’est fait avoir ! Cette charogne n’a pas d’allumettes, mais un putain d’allume-gaz électrique !
- On devrait partir…
- Eh oui, comment veux-tu qu’elle craque une allumette avec ses gros doigts ! C’est ce connard de John…
Fred est reparti, enragé, en direction du salon. J’ai couru dans sa foulée mais il m’a distancé sans problème. Je me suis arrêté entre les grandes portes en chêne et j’ai entendu la sirène plus distinctement. Pendant ce temps, Fred avait déjà piqué une grosse seringue toute en fer et en verre dans le mollet de Fernanda, et je jure qu’il aspirait un liquide épais et rosé !
Et voilà ! Crissements de pneus. Les flics ont cassé la porte et on a eu leurs flingues et leurs pieds sur la tête en moins de deux : Il n’y avait pas de différence entre la véritable police d’Amnéville et cette police virtuelle, mis à part les képis, ici de style américain ; un détail que j’attribuais à Fernanda qui regardait beaucoup les séries télévisées. Car c’était bien elle qui avait fabriqué ces sculptures vivantes, je le savais ! Un inspecteur est venu parler à Fernanda, qui était à présent détachée et assise sur le divan. Il a été très poli et attentif, puis il a ramassé la seringue que Fred venait d’utiliser et s’est penché vers nous en disant :
- Mais c’est dégueulasse, qu’est-ce que c’est ? De la drogue ?
Il a commandé que nous soyons transportés, Fred et moi, dans le fourgon. On nous a placé les menottes aux mains, Fred a reçu deux coups de matraque parce qu’il posait des questions du genre : « D’où venez-vous, etc. » Il y avait, parmi les véhicules, un petit camion de pompiers avec deux sapeurs maigres et ridicules qui poireautaient. Bizarre. Dans le fourgon, on s’est retrouvé avec cinq flics qui n’avaient rien de beau à nous raconter. La voiture de sport de l’inspecteur nous a suivi, Fernanda était à bord, sur le siège passager, devant, elle portait des lunettes spéciales éclipse avec des feuilles d’aluminium, des lunettes qui, normalement, permettaient juste de voir le soleil. Mais ça lui donnait un certain style. Je crois qu’elle en pinçait pour l’inspecteur.
On a dépassé Simon qui marchait sur la route de Paliseul ! J’ai bien cru que le fourgon allait s’arrêter pour l’embarquer lui aussi, mais Simon a continué de marcher mine de rien en regardant l’éclipse une ou deux fois ; il n’a pas regardé les véhicules et Fernanda ne l’a pas remarqué. Ensuite, le convoi a pris à vive allure la direction du commissariat de police ! J’étais tellement à l’étroit avec mes menottes aux poignets que j’ai réussi, je ne sais pas comment, à me libérer une main. Personne ne parlait. J’ai dit à un des flics, poliment, ce qui m’arrivait, il a vérifié et il a resserré les menottes autour de mes poignets en me menaçant bêtement avec sa matraque en dessous du menton. Un vrai dangereux ! Je me suis tenu tranquille. Fred était paralysé, cette fois il avait peur.
L’interrogatoire a eu lieu dans le bureau du commissaire Jean Joël – que je connaissais un peu -. C’était un bureau lumineux d’habitude, transformé pour cette occasion en une pièce obscure avec des néons qui n’éclairaient pas, des bottins de téléphone sur une chaise, des armes blanches et un poing américain sur une table, une autre table aux allures d’établi de menuisier. Il y avait un mur de briques dont je n’avais pas souvenir et sur lequel s’étendait un miroir sans tain. C’est alors que le commissaire Jean-Joël est entré dans la pièce par l’unique porte. Il ne m’a pas reconnu, il s’est adressé tout de suite à Fred : « Vous êtes le fils d’André Courtois, l’assureur, c’est du propre ! »
- On voulait des allumettes, je vous le jure !
Des mecs en tenues de combats nous ont fouillés, ils ont trouvé nos papiers - qui étaient faux - et le flic qui fouillait Fred a dit :
- Qu’est-ce que tu caches dans ta poche et qui est brûlant ?
Fred a porté la main vers la poche intérieure de sa veste et il a sorti le cutter tout en métal qu’il avait ramassé dans sa voiture, vers midi.
- Toi aussi ! a dit le flic en face de moi.
Il voulait parler de la montre de mon grand-père, bouillante elle aussi : Je l’ai sortie de ma poche et je l’ai directement déposée par terre. Fred, lui, tenait toujours son cutter.
« Chef, venez voir ça ! »
Le commissaire a demandé le cutter à Fred, mais à peine il l’avait pris en main qu’il dût le lâcher en s’exclamant :
- Je ne comprends pas, pourquoi ce cutter est-il si chaud ?
Fred a dit qu’il ne savait pas.
- C’est pareil pour cette montre, a dit le flic près de moi, elle est brûlante !
- Je vais chercher des gants, chef.
Le commissaire se grattait la tête en regardant ma montre et le cutter. Il a dit :
- Ecoutez vous deux, il y a quelque chose qui n’est pas clair du tout…
Le téléphone a sonné ! C’était un appel personnel pour le commissaire Jean Joël. Un flic s’est amené avec des gros gants aux mains et il a voulu ramasser le cutter. « Ce truc pèse une tonne ! » a-t-il fait avec la figure toute rouge. Il n’a pas su déplacer le cutter d’un centimètre. Des autres gars sont venus voir ça. Le commissaire s’est ramené aussitôt et il a dit haut et fort, en s’adressant à Fred et moi :
- Vous prenez vos affaires et vous allez les déposer près du miroir là-bas, sur le guichet !
J’ai ramassé ma montre et Fred, son cutter. Les flics s’interrogeaient. Deux d’entre eux nous ont escortés en nous tenant par le bras jusque devant le miroir sans tain. Fred, qui faisait passer son cutter de main en main, m’a demandé tout bas pourquoi celui-ci avait chauffé sans raison, et le flic lui a donné un coup de poing dans le dos. J’ai d’abord pensé que ma montre avait dû chauffer pendant le trajet en fourgon, c’était normal avec la vitesse des véhicules. Et puis, je me suis dit que si le cutter de Fred était brûlant, c’est qu’il s’agissait sans doute du vrai et pas d’une copie. Habituellement, Fred cachait son cutter sous un tapis de sol dans la voiture : Ça voulait dire quoi : Juste après le cataclysme, Fred désirait tellement prendre cet objet pour se défendre qu’il était réellement parvenu à l’emporter avec lui, tout comme moi j’avais ramassé ma vieille montre dans l’herbe. Les flics - c’est intéressant - n’ont pas pu manipuler ces objets, ça leur a posé un problème. Maintenant le cutter et la montre étaient sur le guichet, à la disposition de Fernanda ! Pour ma part, je comptais récupérer ce qui m’appartenait ; j’avais encore des attaches matérielles et j’estimais que c’était une bonne chose.
On nous a posé quelques questions avec une insistance particulière sur le fait qu’on aurait essayé de violer Fernanda ! Je ne répondais rien mais j’étais furieux, je tâchais de regarder à travers le miroir, je distinguais une paire de lunettes en aluminium qui se reflétait : C’était le spectre de Fernanda, qui, je présume, se faisait expliquer la situation par l’inspecteur ahuri. Fred essayait de parlementer mais rien n’évoluait et la police le battait encore. Le commissaire Jean Joël est allé regarder par la fenêtre, une fenêtre dont j’avais en tête les dimensions, mais qui était réduite, dans ce rêve, à un simple hublot ! Fred est resté entre deux gardes, quant à moi, on m’a jeté dans une cellule qui prolongeait la pièce sombre et suffocante, bondée de flics et d’objets menaçants. J’ai immédiatement voulu tester la résistance des barreaux en acier : Le réalisme du métal était grand ! Je me rappelais vaguement du bureau du commissaire et je savais l’existence de cette cellule, ce n’était pas une modification de la part de Fernanda. Face à moi, la barbarie se mettait en route : Des hommes ont amené du matériel de torture tout droit sorti du Moyen Âge. On allait passer un sale quart d’heure ! Fred a dû se mettre nu, et on l’a prié de prendre place dans un appareil rustique, composé de deux grosses pierres creusées qui allaient se refermer sur lui comme une coquille ! Deux flics étaient en train de faire chauffer de l’huile. J’avais peur que Fred ne fasse un arrêt cardiaque tant il tremblait à présent ! Mais quelque chose s’est produit pour le sauver.
Simon a poussé la porte du bureau et est apparu complètement essoufflé ! C’était le comble de le voir ici. Il a regardé lequel parmi les flics pouvait bien être le chef et il a dit, en faisant un signe de la tête au commissaire Jean Joël, que quelque chose d’effroyable se préparait à l’instant même où nous parlions, aux abords de la ferme de Marcellin Jacques ! Comme Simon disait ça, j’ai remarqué une photo de Marcellin Jacques sur un des murs ! Ensuite, je me suis souvenu de cette époque, et que la police avait dû photographier le flagrant délit, en l’occurrence le coït de l’individu avec une truie ; j’avais même entendu une rumeur selon laquelle la charmante photo de Marcellin et de la truie serait restée accrochée durant des mois dans le bureau du commissaire ! Tout le monde connaissait l’histoire du violeur de truies, et Simon avait fait fort en la replaçant ici, à un point tel que Fernanda n’est pas restée insensible à ses mots : Elle est enfin sortie de derrière le mur en briques, avec un imperméable bleu taillé sur mesure. J’ai observé sa tête et le plan de ses lunettes futuristes pour me rendre compte de ce qu’elle pouvait bien voir et fixer. La photo du fermier ?
Les ordres avaient changé, et toute l’équipe de braves soldats qui était réunie dans la pièce s’apprêtait maintenant à intervenir sur les terres de Marcellin Jacques ! Un flic préparait une caméra vidéo, un autre astiquait un télé-objectif ! Fred est descendu de la machine infernale, il a pu reprendre ses vêtements et il m’a rejoint en cellule. Il y eu un peu moins d’agitation, un bref instant de silence et puis, Fernanda a pointé un doigt vers nous, sans bouger, et elle a prononcé sa première phrase claire, grave et imparable : « ET EUX ? » Elle a lorgné vers l’inspecteur, qui lui a répondu :
- On s’occupera d’eux après, chère madame. Si vous voulez bien venir avec moi, l’urgence nous appelle encore une fois !
Elle a regardé Simon et aussitôt, l’inspecteur s’est adressé à Simon :
- Toi, tu viens avec nous ! Au cas ou tu aurais menti et que tu serais de mèche avec ces deux-là. Et puis on a besoin de ton témoignage, allez !
Et voilà mon Simon, emmené par une justice au-dessus de celle des hommes !
La pièce se vidait, il ne restait plus que l’inspecteur et Fernanda qui s’impatientait. « Hé, ne m’oubliez pas ici ! » a dit l’inspecteur en passant devant elle. Elle ne nous a pas lâchés du regard jusqu’à ce que la porte soit refermée. Ça y est, nous étions seuls dans le bureau, mais prisonniers ! Il n’y avait plus personne, plus un garde, c’était logique : On venait d’assister à une démonstration de l’escorte personnelle de Fernanda, c’est ce qui était sorti de l’imagination de cette femme impressionnante ! Elle et sa clique étaient à présent sur une autre affaire. Ils avaient quand même réussi à nous coffrer ! J’essayais tant bien que mal de plier les barreaux. La clé qui ouvrait la cellule pendait au mur comme dans un dessin animé. J’étais étonné que la pièce ne regagne pas ses dimensions d’avant, sa physique, que les choses restent perturbées ; seule la fenêtre s’agrandissait un peu, montrant le mauve du ciel. L’instrument de torture était toujours là, moins massif. Comme Fred avait reçu des coups et qu’il avait manqué d’être étouffé dans la machine, et comme il se rhabillait en se plaignant, je lui ai demandé s’il avait mal. Il a cru que je me moquais de lui. C’est vrai que je ne faisais guère attention à lui. En voyant son triste état, ça m’a fait réfléchir que je n’avais rien à faire en prison. Et il faut croire que ma prière a été entendue car une vieille dame rapetissée, en jupe et tailleur mauves à grand col, coiffée d’un chignon comme un nid de guêpes, est entrée dans la pièce avec un peu de lumière ! Elle avançait dans la pièce sans un bruit, je l’écoutais respirer. Elle a pris la clé au mur, ma montre sur le guichet et elle m’a fait sortir de la cellule en disant à Fred, sévèrement : « Pas toi ! Tu sortiras plus tard, tu n’es pas ici par hasard ! » La vieille femme m’a tenu par la main et Fred hurlait qu’on le libère. Je ne savais pas ouvrir la bouche. Dehors, la vieille femme m’a dit qu’elle était le fruit de mon imagination mais que sa voix, au contraire, était sa propre voix ! Je ne comprenais rien du tout et elle m’a dit que j’en savais déjà trop. Elle m’a mis en garde de ne pas parler aux autres de ce que j’avais découvert, du « Mécanisme » – selon ses mots -, avant la fin de l’éclipse ! J’ai réussi à lui faire part de mon sentiment et du fait que je pressentais quelque chose de mauvais. Elle m’a répondu avec la tête haute que je me trompais, en ajoutant que je devais me concentrer sur les fleurs, que sinon je garderais une amertume de mon voyage ici. Puis elle s’est éloignée doucement et sans un bruit, avec la grâce d’un chat. J’aurais voulu lui poser mille questions hélas, je restai muet.
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