2. La Désolation.
Tout le règne animal s’était éteint : Les champs étaient déserts, les arbres tristes sans les oiseaux, il n’y avait même plus un petit insecte sur le chemin de terre ! C’est alors que mes amis ont commencé à se plaindre d’avoir faim. J’ai fait remarquer à Léo qu’il avait mangé juste avant midi et il m’a dit : « Des tartines, juste des tartines ! » Nous arrivions près de la ferme de Marcellin Jacques. J’ai pensé : « Quel silence… » J’ai dit à Fred qui s’impatientait :
- Les bêtes sont rentrées dans les étables, et les oiseaux sont dans leurs nids en train de faire une sieste !
Fred a littéralement arraché la porte d’une grange –cette porte m’a paru, en même temps, extrêmement fragile - et il s’est écrié :
- Elles sont vides, tes maudites étables sont vides !
Il y avait des fleurs près d’une clôture, des iris, et on aurait dit qu’elles avaient été réalisées avec des pierres précieuses : Les tiges étaient en émeraude et les pétales d’améthyste. Je n’ai pas osé en cueillir une. Fred a proposé de se rendre au supermarché. Pour atteindre la grand-route plus vite, nous avons coupé à travers la propriété de Marcellin Jacques. Devant la maison du fermier, il y avait toujours cette échoppe de fortune, avec des cocas à trois fois le prix. Les canettes étaient glacées, Fred en a ouvert une, il a bu une gorgée qu’il a recrachée aussitôt. « C’est dégueulasse ! » Il voulait qu’on goûte, comme s’il venait d’avaler quelque chose d’empoisonné. Il a jeté le coca par terre en s’en prenant au fermier qui n’était pas là :
- Espèce de violeur de truie ! Tu te reposes sûrement quelque part, contre un piquet !
Fred aimait bien, à l’occasion, de parler de Marcellin Jacques et de cette histoire familière de la campagne profonde : Le fermier, il y a quelques années de ça, avait été surpris par la police en flagrant délit de zoophilie avec une truie ! Mais le moment semblait mal choisi pour être mesquin, il n’y avait plus personne. Il nous fallait comprendre ce qui se passait autour de nous, sans quoi nous risquions de nous disputer.
Le supermarché était à deux kilomètres en passant par la place verte et la rue haute, c’était le plus court. De nombreuses voitures étaient garées sur le bord de la grand-route. Certaines avaient une portière ouverte ou une vitre descendue, ce qui attirait parfois notre curiosité. Nous avons atteint les premières maisons d’Amnéville. Au casino, à l’angle de la rue de Paliseul, Fred s’est étonné :
- On devrait aller jeter un coup d’œil, c’était bourré de monde tantôt !
J’ai demandé à Fred s’il avait l’intention de voler de l’argent au casino et il m’a répondu que non, qu’il ne saurait pas quoi en faire de toute façon. On a continué de marcher dans la rue de Paliseul, on a coupé par le parc derrière les résidences – dont celle de Lucien Mars, le mec qui avait déboulé en 4X4 près de la colline - et on est arrivé sur la place verte, vide comme le reste de l’avenue. Devant nous se dressait le séquoia. Simon a crié : « Attendez-moi ! » On est revenu sur nos pas. Il était près du portail d’accès au parc et ne bougeait plus d’un cran, il nous a dit que sa veste était accrochée et qu’il ne savait pas avancer !
- Je ne vois rien, a dit Fred, tu essayes de nous baiser la gueule. Tu veux t’en aller, hein !
- Elle est accrochée, je vous dis !
J’ai vérifié moi-même, c’était vrai : La veste de Simon était retenue par quelque chose d’invisible, et Fred respirait nerveusement.
- Ça y est ! a fait Simon avant de se remettre à marcher en zigzaguant.
Le parking du magasin était rempli de voitures, les portes électroniques à l’entrée étaient ouvertes et ne se refermaient pas. Il n’y avait pas d’électricité. Des caisses laissées à l’abandon dévoilaient leurs billets. Cette fois, Fred a voulu piquer du fric mais les billets se sont désagrégés dans sa main comme s’ils étaient là depuis mille ans. On a parcouru les rayons, la nourriture était infecte : Les fruits et les légumes avaient de beaux reflets laqués mais ils étaient pourris, les salades préparées étaient inconsistantes au possible, les boîtes de conserves - qu’on a ouvertes par dizaines - toutes infâmes. Même le pain était moisi. « Des cornichons au vinaigre, a dit Fred avec des gros yeux, je donnerais beaucoup pour qu’ils soient délicieux. » Manque de chance, le bocal lui a cassé dans les mains ! Léo, qui ne parlait guère, a émis l’hypothèse que les gens avaient peut-être fui, sur quoi nous avons quitté le magasin. Nous ne parlions presque plus pour mieux réfléchir. Parfois, quelqu’un sortait une ébauche de théorie.
- C’est possible que les gens aient vu les lumières sur la colline, et qu’ils se soient sauvés !
Léo encore :
- Il y a sûrement eu un souffle, des radiations ! La nourriture n’est plus bonne. Qu’est-ce qu’on saurait dire.
- Même le whisky est infect, a dit Fred. Pourtant il est bien emballé dans une bouteille, un coffret en métal et un carton.
- Qu’est-ce qu’on va manger ?
- Pourquoi est-ce que ce mec ne reste pas près de nous, a dit Fred en désignant Simon qui nous suivait de loin. Il est toujours à la traîne, regardez-le !
On est revenu sur la place verte. Simon est resté à l’écart sur un banc, je me suis assis dans la pelouse au pied du séquoia, Fred et Léo se sont essayés à cueillir des fleurs, mais celles-ci se brisaient les unes après les autres en des milliers de petits cailloux scintillants. J’ai dit : « Quel gâchis ! » Fred, en ravageant de la main tout un parterre de pensées, m’a demandé si j’avais une meilleure idée. Je lui ai dit :
- Il n’y aura bientôt plus une fleur, il ne restera vraiment rien !
Je me suis allongé sur le dos et j’ai vu Fred, les bras croisés, juste au-dessus de ma tête, prêt à m’emmerder. Il a voulu me piétiner mais j’ai été plus rapide et je lui ai fait une clé que j’ai improvisée. Ce fumier m’a envoyé son coude dans le ventre alors j’ai resserré ma clé. « Tu es calmé ? » Il riait, et si je serrais plus fort, il riait de plus belle. Je l’ai expédié contre l’arbre et il s’est étendu dans l’herbe rase, puis il s’est mis à chanter. Des branches tombaient de l’arbre et se brisaient comme les fleurs. Fred a ramassé son cutter qui avait volé dans la bagarre. Il nous a dit qu’il s’ennuyait à mourir avec nous, qu’il allait de ce pas sous l’abribus et qu’on le laisse en paix. « Je veux être seul avec cette fille ! » Je lui ai dit que c’était une bonne idée et il est parti. Mais il s’est ramené après un court instant en s’écriant : « Quelqu’un a volé l’affiche avec la blonde, c’est vraiment la fin du monde ! » Léo et moi sommes allés nous rendre compte par nous-mêmes : Et c’était vrai, l’affiche avec la belle fille et ses bottes avait disparu, ainsi que le plexiglas qui la protégeait. J’ai décelé une ligne de poussière sur le sol. Qui avait fait ce coup-là ?
Fred était en train de jouer au football avec une boîte de conserve : Ça m’a fait me souvenir de l’incident qui avait eu lieu au matin, lorsque Fred avait renversé Fernanda en voiture. Je me rappelais aussi qu’elle était très vite rentrée chez elle, abandonnant des conserves sur la route. J’ai demandé à Fred s’il savait à qui appartenait cette boîte cabossée. Il a réfléchi et il a donné un grand coup de pied dans la boîte, qui a décollé sur cinq mètres avant de se figer dans l’espace à une hauteur d’environ un mètre cinquante, et puis d’éclater soudain en laissant jaillir quatre boulettes à la sauce tomate ! Au même instant, Léo nous a dit que quelqu’un descendait l’avenue ! Fred s’est alors dépêché de nous prendre par le bras Léo et moi. « Toi ! a-t-il dit à Simon qui n’avait pas bougé de son banc, viens te planquer ! » Simon est venu. On s’est servi du grand séquoia pour se cacher et observer de loin ce nouvel élément : Fernanda, c’était bien elle, arpentait l’avenue avec ses sandales taille maxi, son kimono et son cabas. Autant dire qu’elle en jetait ! Elle s’est arrêtée à côté de l’abribus. « Quoi, elle attend le bus ? » J’étais déjà fort surpris de la voir surgir comme ça, je ne songeais pas à un bus. Or, Fred avait à peine terminé sa phrase qu’un bus de la TEC s’est pointé, a marqué l’arrêt et a embarqué son unique passager : Fernanda. Le chauffeur un peu triste a redémarré et s’est engagé dans le sens giratoire. Pour ne pas être démasqués, nous avons tourné en formation serrée autour du tronc du séquoia, en même temps que le bus qui a disparu de notre champ de vision.
Léo était en train de manger une boulette froide qui avait atterri dans la pelouse, il avait l’air de se régaler. « Est-ce que c’est bon, au moins ? » lui a demandé Fred. Léo a dit que c’était froid, mais qu’à part ça, la boulette avait du goût. Fred a trouvé une boulette sur la route, au flair, et il l’a avalée toute ronde. Il nous a dit, en prenant le ton d’un grand orateur, que ce serait intéressant de retourner en direction du supermarché. « On en vient, tu sais bien que… » Il a interrompu Léo et nous a révélé ce qu’il pensait au sujet de Fernanda :
- Eh oui, elle avait son cabas avec elle. Il n’y a pas de doute, elle est repartie faire des courses, profitant qu’il n’y a plus personne !
J’ai demandé à Fred comment il expliquait le bus.
- J’en sais rien moi, ça fait partie de sa vie…
- Il a raison, a dit Léo, le bus était à l’heure, vous avez remarqué ?
- Le bus était à l’heure, hein ! Je crois que vous ne savez pas de quoi vous parlez.
- Il faut retourner au magasin !
Léo mangeait à nouveau une boulette froide et poussiéreuse, ça n’avait aucun sens ! Fred lui a demandé s’il était rassasié, et il est venu lui crier à l’oreille : « Tu as mangé la boulette, espèce de traître ! » J’ai vu qu’il tenait son cutter dans la main, discrètement. Léo lui a dit qu’il y avait encore une boulette quelque part et probablement d’autres conserves sur la route. Moi, je ne pensais pas à manger et je n’avais pas faim.
Simon est encore resté bloqué de façon mystérieuse, retenu par sa veste, et il nous a ralenti. Quand nous sommes arrivés au supermarché, le bâtiment était éclairé de néons ! Il y avait donc de l’électricité, c’est en tous cas ce qu’on voyait en apparence. On est resté dehors parce que Fernanda était déjà en train de passer à la caisse. On s’est caché derrière la baraque à frites au milieu du parking. J’ai expliqué à Fred et Léo ce que j’observais :
- Vous avez vu, il n’y a personne dans le magasin, sauf Fernanda et une caissière !
- Elle a combien de sachets ? a demandé Léo.
- Je ne sais pas…
- Tu l’as vue qui payait à la caisse ? a dit Fred.
- C’est comme dans le bus, ai-je dit, il n’y avait qu’elle et le chauffeur, n’est-ce pas ? Elle et… quelqu’un pour la servir !
Je me souviens que j’ai ajouté, très inspiré :
- Fernanda peut faire ce qu’elle veut mais elle n’en sait rien !
Les autres n’écoutaient pas de toute façon, ils étaient obsédés par la nourriture.
- C’est notre garde-manger, a dit Fred, il va falloir négocier avec cette horreur si on veut subsister !
Fernanda est sortie avec de nombreux sachets et son cabas remplis. Elle a regagné l’abribus situé à côté de l’abattoir et, comme par hasard, un bus est arrivé pour la reconduire. Mon esprit s’est trouvé ailleurs pendant un court instant, et je me suis rendu compte que Simon n’était plus là ! Fred m’a conseillé de laisser tomber Simon mais je tenais à le revoir ; je croyais même savoir où il se dirigeait et ce qui le tourmentait depuis tantôt. Nous pouvions peut-être apprendre quelque chose. Bien sûr, Fred ne voulait pas faire marche arrière et retourner vers la colline, alors on a convenu d’un arrangement : J’allais vite voir de mon côté et devait se retrouver dès que possible sur la place verte. C’était simple. J’ai insisté auprès de Fred et de Léo pour qu’ils m’attendent avant d’aller chez Fernanda, qu’il n’y avait plus de raison d’être impatient. Fred m’a dit : « Ok, place verte ! A tantôt ! » Léo avait le regard fuyant. Quant à moi, je pensais faire de mon mieux pour ne pas agiter les esprits.
Je suis reparti seul en direction de la colline. Je regardais les fleurs scintillantes avec un certain plaisir je dois dire. J’ai dû m’arrêter parce que quelque chose chauffait dans ma poche : C’était ma vieille montre ! Elle était brûlante. Je l’ai posée sur la route. L’aiguille des secondes avait bougé, elle était sur le 4 ! Elle avait parcouru 20 secondes, et j’ai pensé que c’était sans doute détraqué. Je me demandais surtout pourquoi cette montre avait chauffé sans raison. Je l’ai remise en poche, elle était encore chaude. Quand je suis arrivé au cimetière militaire, la voiture de Lucien Mars était toujours là, avec la portière ouverte. J’ai passé la grille et le pont en me méfiant. Je cherchais après Simon, où pouvait-il bien se cacher. Il était derrière la stèle, en train de pleurer.
- Je suis mort.
De quoi parlait-il ? Je l’ai aidé à se relever. On a fait quelques pas dans l’allée. C’est alors qu’un coup de canon a retenti, et Simon s’est à nouveau retourné comme un animal. Je lui ai dit que c’était le même bruit que tout à l’heure, un bruit de canon, et que ça venait du château Renaud. Mais Simon faisait non de la tête en s’énervant :
- Il me tire dessus ! Il m’a raté la première fois ! Il me tire dessus !
- De qui parles-tu ? De Lucien Mars ?
- Oui !
J’ai dû prendre conscience de quelque chose car j’ai dit :
- Lucien Mars est près du pont, c’est vrai ! J’ai vu son fusil pointé vers toi !
Des idées et des visions éclataient dans ma tête. Simon scrutait les rangées de tombes, il analysait le chemin, regardait les horizons et partout. Il s’est mis à avancer en zigzag, comme surmené. Je l’ai doublé et j’ai marché avec vigilance vers le pont et l’entrée principale du cimetière. J’ai compris ce qui était en train de se passer. « Simon, viens un peu voir ! »
Une balle de chasse de gros calibre avançait doucement dans l’espace ! Ça semblait inoffensif en soi. Simon a essayé de la détourner avec sa main mais une force « magnétique » l’empêchait de l’atteindre : La balle continuait sa lente progression avec, on aurait dit, un peu de lumière autour d’elle ! Simon a déraciné une croix, une bonne idée, hélas, ça n’a rien changé, l’objet féroce ne s’arrêtait pas et allait doucement vers sa victime : Simon ! Pas Simon qui s’agitait avec une croix devant moi, non, celui-là était un double, un clone dans la même situation que moi.
Le temps était bel et bien ralenti, je ne savais pas les raisons d’un tel bouleversement mais je savais qu’un autre Simon, l’original, celui de la réalité quotidienne, invisible à mes yeux, était ici, un peu plus haut sur le chemin, avec une balle qui filait sur lui à 2500 kilomètres heure !
« Prends cette croix et aide-moi ! »
Simon a déraciné une deuxième croix, moi je savais qu’il n’y avait rien à faire. Il aurait fallu déplacer la stèle au moins, et la mettre dans la trajectoire de la balle. Simon disait qu’il y avait une issue. Je lui ai demandé ce qu’il avait volé à Lucien Mars et il a dit :
- Un diamant, juste un diamant !
Il a encore regardé autour de lui, en continuant de me parler :
- S’il n’y avait pas eu ces maudites lumières quand je courrais ici même, je ne me serais pas fait tirer dans le dos comme un con !
J’ai demandé ce qu’il voulait dire.
- J’aurais continué à courir et ce type, ce Lucien Mars, ne m’aurait pas eu ! Je ne me serais pas arrêté bêtement pour rêver tout ça !
Par un malheureux concours de circonstances, Simon avait compris, comme moi, que nous n’étions pas vraiment là, où plutôt, que c’était notre esprit qui voyageait ; il s’agissait en tout cas de quelque chose s’approchant de cette hypothèse. Simon, sans qui je ne saurais rien de ces secrets, allait mourir, je devais y voir un signe : A cet instant, j’ai réalisé que Simon, Fred, Léo, John, les scientifiques et moi-même étions toujours être sur la colline du Couvrant ! J’étais persuadé qu’en réalité, nous ne l’avions pas quittée depuis le début de l’éclipse totale ! Je pouvais aussi affirmer que ce phénomène et cet état dans lequel nous nous trouvions allaient finir à un moment ou à un autre. Je me sentais mieux. Malgré la beauté sans égale des fleurs en pierres précieuses, j’étais content que ce monde sans vie, reposant sur la matière première, ne soit pas définitif. J’allais le dire aux autres !
Simon a crié que quelque chose lui transperçait le dos. La balle de chasse était à quelques mètres de nous, cette fois arrêtée dans l’air !
- Fais attention ! C’est là que je suis en réalité, ne t’approche pas !
J’ai levé les mains. Simon se « regardait ! » Aussi fou que ça puisse paraître, la balle de chasse avait maintenant pénétré son corps, bien qu’on ne voyait rien de ce corps – la matière jouait avec l’esprit. -
- Tu n’as pas mal ? ai-je demandé.
- Non.
Pas de souffrance.
- Laisse-moi regarder dans ton dos !
Il n’y avait aucune trace sur sa veste, pas la moindre goutte de sang.
- Quelque chose m’a piqué, c’est tout.
Notre esprit avait reproduit un double, grâce aux souvenirs, à la mémoire, un corps identique en apparence, il avait aussi fait une copie de nos vêtements et de nos affaires. De quelle matière étions-nous faits ? Le coton de ma chemise n’était pas du coton mais une solide illusion. Et Simon qui gesticulait à mes côtés était parfaitement imité lui aussi, tandis que l’original, en chair et en os, se faisait tuer à quelques pas de là ! C’était incroyable. Simon a dit qu’il voulait s’en aller du cimetière. Sur la route, je lui ai parlé :
- Tu n’es peut-être que blessé, ça expliquerait que ton esprit soit toujours en vie, avec moi. Et ce connard de Lucien Mars te transportera à l’hôpital s’il ne trouve pas son diamant !
Simon s’en foutait, de toute façon, les carottes étaient cuites pour lui. J’ai continué :
- Le diamant ! Tu entends…
J’étais gêné à la cuisse gauche à cause de ma montre qui n’avait toujours pas refroidi !
- Le diamant, il va le trouver en me fouillant…
- Le diamant, il est là dans ta poche ! ai-je dit naïvement.
Simon a tâté la poche de sa veste, puis il a sorti le bijou et il l’a regardé attentivement.
- C’est sûrement un faux, une copie faite par mon esprit ! Comme le reste de mes vêtements, Non ? C’est possible, vu la situation.
Je me rappelais que Simon avait fait allusion à ce fameux diamant tout à l’heure, lors de notre rencontre : Il avait insisté sur le fait que quelque chose auquel il tenait était tombé par terre, en passant à travers le tissu de sa poche ! Cette curiosité l’avait fait réfléchir au point que c’était la première chose qu’il nous avait dite.
- Au début de l’éclipse, quand tu courrais dans le cimetière et qu’il y a eu les lumières, tu te rappelles que tu as perdu quelque chose dans l’herbe ?
- Oui, c’était le diamant. Il a traversé ma veste. Je ne comprends rien.
- J’ai remarqué quelque chose…
J’ai sorti ma montre de ma poche et j’ai expliqué à Simon qu’il m’était arrivé la même chose avec la montre de mon grand-père et que j’avais dû la ramasser dans l’herbe, juste après qu’il y ait eu les lumières !
- Tu vois, c’est l’original ! C’est ma montre !
- Comment sais-tu que ce n’est pas une copie ? Tu ne peux pas avoir raison, c’est juste une hypothèse. Ce qui arrive nous dépasse complètement !
- Je suis sûr que c’est la vraie, j’y tiens tellement. Et puis elle a chauffé très fort quand je marchais vers la colline, à mon avis, je la transporte vraiment avec moi.
- Ça n’a pas de sens !
- Qu’en sais-tu ?
- Parce que tu imagines tout ça ! Et moi, je fais un cauchemar…
J’ai dit à Simon de regarder ma montre de plus près, et d’observer la grande aiguille des secondes : Il était midi et vingt secondes !
- On dirait une vieille montre à gousset, il n’y a pas de doute…
- Il est midi et vingt secondes ! J’ai remonté cette montre chez moi avant de partir et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite !
- O.K.
- Tantôt, quand nous avons regardé nos montres, je me rappelle très bien que toutes les aiguilles étaient regroupées sur le 12, il était donc midi exactement. Et voilà que maintenant, l’aiguille des secondes est sur le 4 ! Ça veut donc dire qu’il est midi et 20 secondes !
- 20 secondes, ce n’est pas une preuve.
- Je peux te jurer qu’il y a à peine une vingtaine de secondes que l’éclipse a commencé !
- C’est impossible.
- Bien entendu, ça nous semble beaucoup plus long. C’est pour ça que la balle de chasse n’avançait pas vite. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
Ce que je me demandais surtout, c’est : « Pourquoi un tel événement avait-il cours dans la nature ? »
Simon a cessé de marcher, et en regardant les terres de Marcellin Jacques, il a dit :
- Il y a un mec là-bas, près de la clôture, tu le vois ? Ce n’est pas le fermier qui vendait des cocas ?
- Non, je suis myope. Je vois un sac, je ne sais pas. Un épouvantail sûrement !
- C’est un mec qui dort, fais un effort.
- Ça m’étonnerait, allez viens ! Il faut retrouver les autres.
De retour sur la place verte, Fred m’a raconté qu’avec Léo, ils s’étaient présentés chez Fernanda pour faire l’aumône, avec la sincère intention d’être poli et d’expliquer la situation. Mais celle-ci les a traité de « sales montres », avant de leur claquer la porte au nez ! Fred a voulu entrer de force mais quand il a entendu des grognements lourds de l’autre côté de la porte, et il a hésité. Pour finir, lui et Léo étaient revenus sur la place verte, tandis que le chien aboyait de plus en plus fort. J’ai dit à Fred que Fernanda possédait bien un chien, mais de petite taille - un Yorkshire -, et il m’a répondu qu’on allait tous aller chez elle pour se remplir le ventre et que moi, je m’occuperais du chien. Quelque chose me disait d’être prudent, et particulièrement avec Fred ; dès que je le pourrais, j’avertirais Léo de ce que je savais déjà, et progressivement, par des jeux et des démonstrations, j’espérais le faire comprendre à Fred. Il me faut être honnête, je ne savais pas la moitié de l’histoire, et je m’étais arrêté dans mon raisonnement : Pourquoi Fernanda participait-elle à cette aventure dans l’espace-temps ? Je doutais qu’elle ait pu se trouver avec nous sur la colline ? Ça devait être autre chose la concernant. Toutes ces fascinations à la suite les unes des autres me droguaient et, comme mes amis, je parcourais cet univers au gré de mes peurs et des mes désirs.
- Tu entends, a dit Fred, ce n’est pas un petit chien qui fait ce boucan !
- On peut entrer.
Et j’ai parlé du chien :
- C’est un minuscule Yorkshire. Parfois, elle le pend avec la laisse pour monter dans le bus, parce qu’il ne sait pas grimper les marches.
- Ok, j’y vais.
La porte a cédé sans problème. Un berger genre malinois s’est lancé sur Fred sans le toucher, en le frôlant seulement avec ses crocs. Fred s’est démené dans la pelouse avant d’être acculé dans un angle de haies trop hautes et trop épaisses que pour tenter quoi que ce soit. Le chien, malgré sa rage féroce, n’attaquait pas !
- C’est un roquet, amène-toi !
- Il est grand. Si je bouge…
- Il ne te fera rien, tu peux venir je te dis !
Fred a fait un pas, le chien grognait et aboyait de plus en plus fort, en donnant des coups de mâchoires dans le vide. Pourtant, il s’est écarté légèrement devant Fred. « Tu peux venir mais ne le maltraite pas ! » On a laissé le gentil berger sur le palier, et il s’est tu quand j’ai refermé la porte. On avait pénétré chez Fernanda. Ça sentait la graisse à frites.
- Où est cette charogne.
Fred s’est précipité vers la cuisine – une vapeur sortait de la pièce. - On a suivi sans réfléchir. Fernanda était debout devant la table, elle déballait ses courses très lentement, mine de rien. C’est à peine si elle nous avait entendus. Elle s’est arrêtée, comme si elle se sentait épiée ! Léo a dit : « Elle n’a pas entendu son chien ? » C’est vrai, on avait fait du bruit en entrant. Fred a demandé pourquoi est-ce que Fernanda ne se défendait pas, et pourquoi est-ce qu’elle ne bougeait pas d’un centimètre. Léo a dit qu’elle était tétanisée. Il y avait une part de vérité ; il y a une part de vérité dans tout. J’ai expliqué à Fred et à Léo, en m’approchant de Fernanda qui dormait littéralement debout, ce que je pensais :
- Nous la dérangeons dans son rêve !
Fred souriait. Léo l’a imité. J’ai dit :
- Au matin ! Quand on a croisé John sur la route, un peu plus bas…
Je ressentais, en même temps que je m’exprimais, que quelque chose changeait dans l’air, la pression atmosphérique, je ne sais au juste. J’ai regardé Fred.
- Près de l’abribus, tu as renversé Fernanda, tu te souviens ?
Il se souvenait.
- On est repassé devant sa maison, elle était en train de baisser les volets !
- Oui.
- Oui et pourquoi baisser ses volets le matin ?
- Pour aller dormir pendant l’éclipse ! a dit Léo.
« Merci. »
- Certaines personnes ne peuvent pas supporter l’éclipse, a dit Léo, et parfois, elles s’en vont même très loin tellement elles ont peur !
- Fernanda n’a pas peur, elle n’a peur de rien ! a dit Fred.
- Je peux te dire qu’elle a peur de nous en ce moment !
- Tu prétends, parce qu’elle dormait au moment de l’éclipse, qu’elle a été épargnée ?
Fred avait une sacrée imagination. Je lui ai dit :
- C’est une façon de voir les choses. Elle dort, elle rêve !
- Et moi, je crois qu’elle était sur la colline avec nous !
Je pensais tout le contraire, et Fred et Léo devaient le savoir. Je leur ai dit :
- Non, elle a fermé les volets tantôt, quand tout était encore normal. Elle est restée ici, chez elle, dans sa maison, et elle dort ! Elle rêve de l’éclipse, elle rêve qu’elle est toute seule, que tout le monde est reparti, elle rêve qu’elle peut profiter à elle seule de cet excès de la nature, cet événement rare et émouvant qu’est l’éclipse totale ! Et qui est un peu à son image, je dois dire…
Fred s’est adressé à Léo :
- Il déraille, tu l’as vu : Il n’a pas faim, il ment.
- Nous ne devrions pas la déranger ! Je sais qu’il y a des trucs plus intéressants à découvrir avant le retour du soleil ! Sais-tu que j’ai réussi à cueillir une fleur avec Simon ?
- Les fleurs… Tu deviens fou ! Tu ne réalises donc pas ce qui s’est passé ? C’est fini, le monde que tu connaissais !
Mes tentatives d’apaiser mes amis étaient plutôt vaines. Je ne devais pas attendre ni de Fred ni de Léo qu’ils me croient, car il me venait du fond du cœur cette idée saugrenue : L’esprit séparé du corps ne pouvait pas cohabiter, ça me semblait logique. L’âme souhaiterait bientôt son propre univers, sans mesure et sans loi ! D’après ce que j’avais vu, il n’y avait plus de souffrance ni d’inégalités, et ça me faisait penser que nous allions chacun avoir tendance à prendre des chemins différents, à rechercher une forme de liberté pour retrouver le goût du risque ou je ne sais pas. C’était inquiétant. Enfin, je ne crois pas que je délirais, et je savais aussi que nous n’en étions pas là : Nous n’avions pas encore notre place parmi les morts, à la différence de Simon qui attendait dehors, sur son banc, que la vraie Faucheuse se présente à lui ! J’ai dit en prenant ma montre :
- Messieurs, il nous reste, si je regarde bien, environ une minute et une trentaine de secondes avant que tout cela se termine…
- Ah voilà, on rêve aussi !
Fernanda avait bougé un peu son bras.
- Et puis ta vieille montre fonctionnerait ? Et pas ma Tag-Heur ? Retourne sur la colline, tu vas intéresser les scientifiques !
- C’est à cause du remontoir, ai-je dit en rangeant ma montre avec précaution dans un repli de mon âme. C’est mécanique !
- Ça suffit ! Tu n’admets pas ce qui s’est passé !
Fred a regardé Fernanda des pieds à la tête.
- On dirait une grosse statue, je trouve ça énervant.
Et il a demandé à Léo :
- Va me chercher une latte d’écolier, s’il te plaît.
Léo s’est exécuté sans poser de question. Fred a demandé à Fernanda si elle nous entendait.
- Ne faites pas semblant de dormir, vous avez bougé votre bras, je l’ai bien vu.
Léo est revenu assez vite avec une planchette en sapin ! Fred lui a dit que ce n’était pas ce qu’il avait demandé au départ, mais que ça conviendrait quand même. Fernanda s’était retournée vers nous avec un visage horrifié ! Ensuite elle a reçu la planchette sur l’oreille, violemment.
- On ne veut rien vous voler, on veut simplement manger ! Est-ce que vous pouvez le comprendre ?
Fred lui a directement remis un coup et la planchette s’est fendue. Là, Fernanda s’est laissée tomber contre le frigo et elle a caché sa tête avec son bras. J’ai demandé à Fred où il voulait en venir avec ses cruautés.
- J’aimerais bien qu’elle se réveille, la grosse. J’ai l’impression qu’elle s’est envoyée une boite de médocs. Léo, essaye de me trouver une autre planche plus solide, d’accord ?
- Je te ramène ça !
Léo est reparti, un peu fantomatique, vers cette étrange scierie dont j’ignorais l’existence. Je me suis fait sérieux :
- Allez, c’est bon ! On sort d’ici, prends des trucs à bouffer si tu veux et on s’en va !
- J’attends ma planche.
- Tu vas le regretter.
Léo est réapparu avec un chevron d’une longueur d’un mètre cette fois. « Ce n’est pas une planche, ça ! » a dit Fred en s’emparant de l’ustensile. J’avais les mains appuyées sur l’évier, je ne voulais pas voir. J’ai levé la tête et, par la fenêtre, j’ai aperçu John qui marchait dans l’avenue en riant aux éclats ! il y avait quelqu’un avec lui, caché par les haies. Je pense que John a croisé mon regard sans vraiment s’étonner. J’en ai informé mes amis, qui s’apprêtaient à la torture. Fred a lâché son chevron en disant : « Gare ! » avec son doigt. Et il a balancé une dernière menace à Fernanda : « On reviendra, la table a intérêt à être bien servie ! » Léo a pris deux sachets de courses et on est sorti. Le chien n’était plus là. L’avenue était déserte, mis à part Simon qui nous faisait des signes depuis la place.
Simon avait rencontré John pendant qu’on était chez Fernanda, il nous a raconté que John s’était amené avec sa copine, une superbe fille selon lui, et qu’elle était carrément nue !
- Voilà que votre pote me dit : « Elle peut se balader à poil, puisqu’il n’y a plus personne ! » En fait, vous la verriez, elle a simplement gardé ses bottes pour marcher. Elle est terrible.
Je regardais Simon en train de mimer, et je me suis rappelé qu’on avait aperçu John tantôt, au bas de la colline, et qu’il était seul. J’ai demandé :
- D’où venait-il, avec cette fameuse fille ?
Simon a dit que John et la fille remontaient l’avenue lorsqu’ils se sont arrêtés à côté du banc. Là, John a demandé à Simon s’il vivait dans la rue depuis longtemps, et il lui aurait proposé de l’argent !
- Pas des billets ? a demandé Fred.
- Si, des billets, il en avait plein les poches ! a dit Simon. D’abord, je croyais qu’il se foutait de ma gueule, mais non, il était convaincu que j’étais un nouveau pauvre ! C’est comme ça qu’il a dit. Enfin, il était assez excité.
Fred est revenu sur un point :
- Tu as dit que sa copine était une bombe ?
Simon m’a jeté un coup d’œil avant de répondre :
- Oui, elle est à réveiller les morts !
- C’est la seule fille qui reste, c’est pour ça. Faut pas exagérer sur son physique pour autant…
J’ai pensé à Marie, la copine de John depuis cinq ans, et sans vouloir lui nuire, Simon ne parlait sûrement pas d’elle ; et puis, un voleur tel que lui devait avoir bon goût ! Si c’était Marie, il n’aurait pas parlé comme ça ! De toute façon, je n’arrivais pas à imaginer la copine de John passer son temps toute nue sur les routes, même en cette période de grande exode ! Et je me suis dit : « Des bottes ! » Léo m’a murmuré : « De qui parle-t-il ? Marie n’est pas si terrible que ça, il délire ! » John était peut-être accompagné de quelqu’un d’autre.
Bon sang, je ne me plaisais pas ! Il me semblait qu’il y avait des jours que le soleil brûlait comme un bec de cuisinière à gaz, dans un ciel mauve avec deux grosses étoiles ! Léo était appuyé contre le séquoia, en train de manger. Fred, accroupi, inspectait les sachets de nourriture dérobés chez Fernanda. Je trouvais ça puéril. Pourquoi ne réalisaient-ils pas que nous n’avions aucun besoin de manger ? Est-ce qu’ils s’occupaient l’esprit ? J’ai encore essayé de cueillir une fleur et j’y suis parvenu. Fred m’a dit, un peu ironique : « Quelle patience ! » et il m’a demandé comment je faisais. Je lui ai dit qu’il fallait être délicat et je lui ai montré en détail la technique de la cueillette : J’ai pris une fleur en utilisant mes deux mains, je la tenais du bout des doigts, au bas de la tige et sous la corolle, et je l’ai amenée vers moi ; oui, c’est bien ça, je ne l’ai pas arrachée mais amenée à moi. Fred n’y arrivait pas, il s’énervait c’est tout. Je lui ai dit texto qu’il ne comprenait pas ce monde. Il s’est fâché : « Je vais faire un tour, tu m’emmerdes ! » Il est parti avec du chocolat de Fernanda. Je le regardais rétrécir en montant l’avenue Chevrier. J’étais persuadé qu’il se lançait, dès lors, à la poursuite de John !
J’ai profité que Fred fuguait pour raconter à Léo ce que je savais. Il m’écoutait, mais sans grande curiosité. Je lui remémorais sa passion pour l’astrologie - qu’il m’avait fait partager d’ailleurs -, mais la communication ne passait plus entre nous. Nous n’étions pas brouillés mais c’était un peu comme s’il y avait quelque chose d’interdit à faire dans cet univers, quelque chose que nous ne savions pas encore. J’ai dit qu’il ne fallait pas se laisser aller, car tout redeviendrait normal bientôt.
- Tu dis que le temps est ralenti, et moi je dis que sans la population, il n’y a plus de notion de temps !
- Tu joues au philosophe…
J’ai eu une idée : J’ai emmené Léo jusque devant la bijouterie-horlogerie de la place.
- Tu sais où on est ? ai-je dit.
- Roger l’horloger, c’est écrit.
- Regarde cette grande horloge dans la vitrine, elle est remontée…
- Non, elle est arrêtée...
- Si elle était arrêtée, les poids seraient en bas.
- Ça va, je m’en fous de l’heure !
- Est-ce que tu as vu le soleil et la lune ? ai-je dit en élevant la voix. Les luminaires, Léo ? Ils n’éclairent plus beaucoup, et ils ne bougent plus guère, hein ?
- Alors quoi ? Ça voudrait dire que je ne suis pas ici. On serait en train de faire un voyage astral ?
- Je ne sais pas, je ne crois pas… Il faut que tu regardes la grande aiguille de cette horloge ! Tu dois te rendre compte par toi-même. Reste attentif.
Derrière la vitrine et le cadran de verre, à l’abri de nos mouvements « vifs et maladroits », l’aiguille d’argent indiquait 37 secondes !
- Elle va passer à 38 secondes. Mais observe bien, ne fais pas comme Fred.
On a fixé l’aiguille pendant longtemps et rien ne se passait. J’étais pourtant sûr de mon coup ! Puis Léo a commencé à tourner la tête pour me parler :
- Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires. C’est la désolation, il nous faut subsister, manger avec les gens qui restent. Cette femme, Fernanda ! C’est le malheur…
Je lui répétais de se concentrer sur l’horloge. J’ai sorti ma montre afin de lui montrer qu’elle indiquait, elle aussi, midi et 37 secondes, presque 38. Léo, lui, insistait pour que je le regarde dans les yeux, parce qu’il me parlait sérieusement et me trouvait égoïste.
- Tu as vu ! L’aiguille de l’horloge a bougé, elle est passée à 38 secondes. Regarde !
Non, il n’avait rien vu, pour lui, l’aiguille était toujours au même endroit, l’horloge était arrêtée, toutes les pendules et les montres à quartz étaient arrêtées ; Léo ne faisait pas de différence entre ce qui fonctionnait électriquement et ce qui fonctionnait mécaniquement. Il n’admettait pas la plus logique des explications. Il m’a dit que je devrais me forcer à manger un peu, et aussi de faire le point. « Il reste un pain d’épice dans un sachet. » J’ai réfléchi et j’ai dit :
- Et chez Fernanda, d’où ramenais-tu ces planches à toute vitesse, hein ? Tu connais la maison ?
- C’est vrai que tu es chiant ! Je suis descendu dans la cave. La première porte que j’ai ouverte, c’était rempli de pièces de bois diverses. Assez classique, non ?
La vitrine derrière nous s’est brisée en laissant sur le sol et l’étalage de fines lignes de poussières grises. On n’avait touché à rien. Je souriais nerveusement. En revenant près de Simon, je lui ai dit :
- Il y a une bijouterie sur la place ! Tu peux prendre tous les bijoux que tu veux, on a déjà pété la vitrine…
Simon a baissé la tête en soupirant. Mais merde, il aurait pu lever son cul et m’aider à convaincre les autres.
« Tu vas lui dire ce qui se passe, bordel ! »
- Doucement, a fait Léo dans mon dos, si on doit crever, on crèvera.
Puis Léo a pris quelques bananes dans un sachet de commissions et il est parti par la route de Paliseul, comme un innocent. Mon avis restait inchangé, nous devions retourner à la vraie vie sans faire de désordre, et surtout, sans provoquer de dégâts. L’éclipse sur la colline était une ineptie, ou un test, peu importe. Je pressentais quelque chose de mal dans ce décor, et mes amis allaient me rendre fou avec leur mauvaise foi.
Tout le règne animal s’était éteint : Les champs étaient déserts, les arbres tristes sans les oiseaux, il n’y avait même plus un petit insecte sur le chemin de terre ! C’est alors que mes amis ont commencé à se plaindre d’avoir faim. J’ai fait remarquer à Léo qu’il avait mangé juste avant midi et il m’a dit : « Des tartines, juste des tartines ! » Nous arrivions près de la ferme de Marcellin Jacques. J’ai pensé : « Quel silence… » J’ai dit à Fred qui s’impatientait :
- Les bêtes sont rentrées dans les étables, et les oiseaux sont dans leurs nids en train de faire une sieste !
Fred a littéralement arraché la porte d’une grange –cette porte m’a paru, en même temps, extrêmement fragile - et il s’est écrié :
- Elles sont vides, tes maudites étables sont vides !
Il y avait des fleurs près d’une clôture, des iris, et on aurait dit qu’elles avaient été réalisées avec des pierres précieuses : Les tiges étaient en émeraude et les pétales d’améthyste. Je n’ai pas osé en cueillir une. Fred a proposé de se rendre au supermarché. Pour atteindre la grand-route plus vite, nous avons coupé à travers la propriété de Marcellin Jacques. Devant la maison du fermier, il y avait toujours cette échoppe de fortune, avec des cocas à trois fois le prix. Les canettes étaient glacées, Fred en a ouvert une, il a bu une gorgée qu’il a recrachée aussitôt. « C’est dégueulasse ! » Il voulait qu’on goûte, comme s’il venait d’avaler quelque chose d’empoisonné. Il a jeté le coca par terre en s’en prenant au fermier qui n’était pas là :
- Espèce de violeur de truie ! Tu te reposes sûrement quelque part, contre un piquet !
Fred aimait bien, à l’occasion, de parler de Marcellin Jacques et de cette histoire familière de la campagne profonde : Le fermier, il y a quelques années de ça, avait été surpris par la police en flagrant délit de zoophilie avec une truie ! Mais le moment semblait mal choisi pour être mesquin, il n’y avait plus personne. Il nous fallait comprendre ce qui se passait autour de nous, sans quoi nous risquions de nous disputer.
Le supermarché était à deux kilomètres en passant par la place verte et la rue haute, c’était le plus court. De nombreuses voitures étaient garées sur le bord de la grand-route. Certaines avaient une portière ouverte ou une vitre descendue, ce qui attirait parfois notre curiosité. Nous avons atteint les premières maisons d’Amnéville. Au casino, à l’angle de la rue de Paliseul, Fred s’est étonné :
- On devrait aller jeter un coup d’œil, c’était bourré de monde tantôt !
J’ai demandé à Fred s’il avait l’intention de voler de l’argent au casino et il m’a répondu que non, qu’il ne saurait pas quoi en faire de toute façon. On a continué de marcher dans la rue de Paliseul, on a coupé par le parc derrière les résidences – dont celle de Lucien Mars, le mec qui avait déboulé en 4X4 près de la colline - et on est arrivé sur la place verte, vide comme le reste de l’avenue. Devant nous se dressait le séquoia. Simon a crié : « Attendez-moi ! » On est revenu sur nos pas. Il était près du portail d’accès au parc et ne bougeait plus d’un cran, il nous a dit que sa veste était accrochée et qu’il ne savait pas avancer !
- Je ne vois rien, a dit Fred, tu essayes de nous baiser la gueule. Tu veux t’en aller, hein !
- Elle est accrochée, je vous dis !
J’ai vérifié moi-même, c’était vrai : La veste de Simon était retenue par quelque chose d’invisible, et Fred respirait nerveusement.
- Ça y est ! a fait Simon avant de se remettre à marcher en zigzaguant.
Le parking du magasin était rempli de voitures, les portes électroniques à l’entrée étaient ouvertes et ne se refermaient pas. Il n’y avait pas d’électricité. Des caisses laissées à l’abandon dévoilaient leurs billets. Cette fois, Fred a voulu piquer du fric mais les billets se sont désagrégés dans sa main comme s’ils étaient là depuis mille ans. On a parcouru les rayons, la nourriture était infecte : Les fruits et les légumes avaient de beaux reflets laqués mais ils étaient pourris, les salades préparées étaient inconsistantes au possible, les boîtes de conserves - qu’on a ouvertes par dizaines - toutes infâmes. Même le pain était moisi. « Des cornichons au vinaigre, a dit Fred avec des gros yeux, je donnerais beaucoup pour qu’ils soient délicieux. » Manque de chance, le bocal lui a cassé dans les mains ! Léo, qui ne parlait guère, a émis l’hypothèse que les gens avaient peut-être fui, sur quoi nous avons quitté le magasin. Nous ne parlions presque plus pour mieux réfléchir. Parfois, quelqu’un sortait une ébauche de théorie.
- C’est possible que les gens aient vu les lumières sur la colline, et qu’ils se soient sauvés !
Léo encore :
- Il y a sûrement eu un souffle, des radiations ! La nourriture n’est plus bonne. Qu’est-ce qu’on saurait dire.
- Même le whisky est infect, a dit Fred. Pourtant il est bien emballé dans une bouteille, un coffret en métal et un carton.
- Qu’est-ce qu’on va manger ?
- Pourquoi est-ce que ce mec ne reste pas près de nous, a dit Fred en désignant Simon qui nous suivait de loin. Il est toujours à la traîne, regardez-le !
On est revenu sur la place verte. Simon est resté à l’écart sur un banc, je me suis assis dans la pelouse au pied du séquoia, Fred et Léo se sont essayés à cueillir des fleurs, mais celles-ci se brisaient les unes après les autres en des milliers de petits cailloux scintillants. J’ai dit : « Quel gâchis ! » Fred, en ravageant de la main tout un parterre de pensées, m’a demandé si j’avais une meilleure idée. Je lui ai dit :
- Il n’y aura bientôt plus une fleur, il ne restera vraiment rien !
Je me suis allongé sur le dos et j’ai vu Fred, les bras croisés, juste au-dessus de ma tête, prêt à m’emmerder. Il a voulu me piétiner mais j’ai été plus rapide et je lui ai fait une clé que j’ai improvisée. Ce fumier m’a envoyé son coude dans le ventre alors j’ai resserré ma clé. « Tu es calmé ? » Il riait, et si je serrais plus fort, il riait de plus belle. Je l’ai expédié contre l’arbre et il s’est étendu dans l’herbe rase, puis il s’est mis à chanter. Des branches tombaient de l’arbre et se brisaient comme les fleurs. Fred a ramassé son cutter qui avait volé dans la bagarre. Il nous a dit qu’il s’ennuyait à mourir avec nous, qu’il allait de ce pas sous l’abribus et qu’on le laisse en paix. « Je veux être seul avec cette fille ! » Je lui ai dit que c’était une bonne idée et il est parti. Mais il s’est ramené après un court instant en s’écriant : « Quelqu’un a volé l’affiche avec la blonde, c’est vraiment la fin du monde ! » Léo et moi sommes allés nous rendre compte par nous-mêmes : Et c’était vrai, l’affiche avec la belle fille et ses bottes avait disparu, ainsi que le plexiglas qui la protégeait. J’ai décelé une ligne de poussière sur le sol. Qui avait fait ce coup-là ?
Fred était en train de jouer au football avec une boîte de conserve : Ça m’a fait me souvenir de l’incident qui avait eu lieu au matin, lorsque Fred avait renversé Fernanda en voiture. Je me rappelais aussi qu’elle était très vite rentrée chez elle, abandonnant des conserves sur la route. J’ai demandé à Fred s’il savait à qui appartenait cette boîte cabossée. Il a réfléchi et il a donné un grand coup de pied dans la boîte, qui a décollé sur cinq mètres avant de se figer dans l’espace à une hauteur d’environ un mètre cinquante, et puis d’éclater soudain en laissant jaillir quatre boulettes à la sauce tomate ! Au même instant, Léo nous a dit que quelqu’un descendait l’avenue ! Fred s’est alors dépêché de nous prendre par le bras Léo et moi. « Toi ! a-t-il dit à Simon qui n’avait pas bougé de son banc, viens te planquer ! » Simon est venu. On s’est servi du grand séquoia pour se cacher et observer de loin ce nouvel élément : Fernanda, c’était bien elle, arpentait l’avenue avec ses sandales taille maxi, son kimono et son cabas. Autant dire qu’elle en jetait ! Elle s’est arrêtée à côté de l’abribus. « Quoi, elle attend le bus ? » J’étais déjà fort surpris de la voir surgir comme ça, je ne songeais pas à un bus. Or, Fred avait à peine terminé sa phrase qu’un bus de la TEC s’est pointé, a marqué l’arrêt et a embarqué son unique passager : Fernanda. Le chauffeur un peu triste a redémarré et s’est engagé dans le sens giratoire. Pour ne pas être démasqués, nous avons tourné en formation serrée autour du tronc du séquoia, en même temps que le bus qui a disparu de notre champ de vision.
Léo était en train de manger une boulette froide qui avait atterri dans la pelouse, il avait l’air de se régaler. « Est-ce que c’est bon, au moins ? » lui a demandé Fred. Léo a dit que c’était froid, mais qu’à part ça, la boulette avait du goût. Fred a trouvé une boulette sur la route, au flair, et il l’a avalée toute ronde. Il nous a dit, en prenant le ton d’un grand orateur, que ce serait intéressant de retourner en direction du supermarché. « On en vient, tu sais bien que… » Il a interrompu Léo et nous a révélé ce qu’il pensait au sujet de Fernanda :
- Eh oui, elle avait son cabas avec elle. Il n’y a pas de doute, elle est repartie faire des courses, profitant qu’il n’y a plus personne !
J’ai demandé à Fred comment il expliquait le bus.
- J’en sais rien moi, ça fait partie de sa vie…
- Il a raison, a dit Léo, le bus était à l’heure, vous avez remarqué ?
- Le bus était à l’heure, hein ! Je crois que vous ne savez pas de quoi vous parlez.
- Il faut retourner au magasin !
Léo mangeait à nouveau une boulette froide et poussiéreuse, ça n’avait aucun sens ! Fred lui a demandé s’il était rassasié, et il est venu lui crier à l’oreille : « Tu as mangé la boulette, espèce de traître ! » J’ai vu qu’il tenait son cutter dans la main, discrètement. Léo lui a dit qu’il y avait encore une boulette quelque part et probablement d’autres conserves sur la route. Moi, je ne pensais pas à manger et je n’avais pas faim.
Simon est encore resté bloqué de façon mystérieuse, retenu par sa veste, et il nous a ralenti. Quand nous sommes arrivés au supermarché, le bâtiment était éclairé de néons ! Il y avait donc de l’électricité, c’est en tous cas ce qu’on voyait en apparence. On est resté dehors parce que Fernanda était déjà en train de passer à la caisse. On s’est caché derrière la baraque à frites au milieu du parking. J’ai expliqué à Fred et Léo ce que j’observais :
- Vous avez vu, il n’y a personne dans le magasin, sauf Fernanda et une caissière !
- Elle a combien de sachets ? a demandé Léo.
- Je ne sais pas…
- Tu l’as vue qui payait à la caisse ? a dit Fred.
- C’est comme dans le bus, ai-je dit, il n’y avait qu’elle et le chauffeur, n’est-ce pas ? Elle et… quelqu’un pour la servir !
Je me souviens que j’ai ajouté, très inspiré :
- Fernanda peut faire ce qu’elle veut mais elle n’en sait rien !
Les autres n’écoutaient pas de toute façon, ils étaient obsédés par la nourriture.
- C’est notre garde-manger, a dit Fred, il va falloir négocier avec cette horreur si on veut subsister !
Fernanda est sortie avec de nombreux sachets et son cabas remplis. Elle a regagné l’abribus situé à côté de l’abattoir et, comme par hasard, un bus est arrivé pour la reconduire. Mon esprit s’est trouvé ailleurs pendant un court instant, et je me suis rendu compte que Simon n’était plus là ! Fred m’a conseillé de laisser tomber Simon mais je tenais à le revoir ; je croyais même savoir où il se dirigeait et ce qui le tourmentait depuis tantôt. Nous pouvions peut-être apprendre quelque chose. Bien sûr, Fred ne voulait pas faire marche arrière et retourner vers la colline, alors on a convenu d’un arrangement : J’allais vite voir de mon côté et devait se retrouver dès que possible sur la place verte. C’était simple. J’ai insisté auprès de Fred et de Léo pour qu’ils m’attendent avant d’aller chez Fernanda, qu’il n’y avait plus de raison d’être impatient. Fred m’a dit : « Ok, place verte ! A tantôt ! » Léo avait le regard fuyant. Quant à moi, je pensais faire de mon mieux pour ne pas agiter les esprits.
Je suis reparti seul en direction de la colline. Je regardais les fleurs scintillantes avec un certain plaisir je dois dire. J’ai dû m’arrêter parce que quelque chose chauffait dans ma poche : C’était ma vieille montre ! Elle était brûlante. Je l’ai posée sur la route. L’aiguille des secondes avait bougé, elle était sur le 4 ! Elle avait parcouru 20 secondes, et j’ai pensé que c’était sans doute détraqué. Je me demandais surtout pourquoi cette montre avait chauffé sans raison. Je l’ai remise en poche, elle était encore chaude. Quand je suis arrivé au cimetière militaire, la voiture de Lucien Mars était toujours là, avec la portière ouverte. J’ai passé la grille et le pont en me méfiant. Je cherchais après Simon, où pouvait-il bien se cacher. Il était derrière la stèle, en train de pleurer.
- Je suis mort.
De quoi parlait-il ? Je l’ai aidé à se relever. On a fait quelques pas dans l’allée. C’est alors qu’un coup de canon a retenti, et Simon s’est à nouveau retourné comme un animal. Je lui ai dit que c’était le même bruit que tout à l’heure, un bruit de canon, et que ça venait du château Renaud. Mais Simon faisait non de la tête en s’énervant :
- Il me tire dessus ! Il m’a raté la première fois ! Il me tire dessus !
- De qui parles-tu ? De Lucien Mars ?
- Oui !
J’ai dû prendre conscience de quelque chose car j’ai dit :
- Lucien Mars est près du pont, c’est vrai ! J’ai vu son fusil pointé vers toi !
Des idées et des visions éclataient dans ma tête. Simon scrutait les rangées de tombes, il analysait le chemin, regardait les horizons et partout. Il s’est mis à avancer en zigzag, comme surmené. Je l’ai doublé et j’ai marché avec vigilance vers le pont et l’entrée principale du cimetière. J’ai compris ce qui était en train de se passer. « Simon, viens un peu voir ! »
Une balle de chasse de gros calibre avançait doucement dans l’espace ! Ça semblait inoffensif en soi. Simon a essayé de la détourner avec sa main mais une force « magnétique » l’empêchait de l’atteindre : La balle continuait sa lente progression avec, on aurait dit, un peu de lumière autour d’elle ! Simon a déraciné une croix, une bonne idée, hélas, ça n’a rien changé, l’objet féroce ne s’arrêtait pas et allait doucement vers sa victime : Simon ! Pas Simon qui s’agitait avec une croix devant moi, non, celui-là était un double, un clone dans la même situation que moi.
Le temps était bel et bien ralenti, je ne savais pas les raisons d’un tel bouleversement mais je savais qu’un autre Simon, l’original, celui de la réalité quotidienne, invisible à mes yeux, était ici, un peu plus haut sur le chemin, avec une balle qui filait sur lui à 2500 kilomètres heure !
« Prends cette croix et aide-moi ! »
Simon a déraciné une deuxième croix, moi je savais qu’il n’y avait rien à faire. Il aurait fallu déplacer la stèle au moins, et la mettre dans la trajectoire de la balle. Simon disait qu’il y avait une issue. Je lui ai demandé ce qu’il avait volé à Lucien Mars et il a dit :
- Un diamant, juste un diamant !
Il a encore regardé autour de lui, en continuant de me parler :
- S’il n’y avait pas eu ces maudites lumières quand je courrais ici même, je ne me serais pas fait tirer dans le dos comme un con !
J’ai demandé ce qu’il voulait dire.
- J’aurais continué à courir et ce type, ce Lucien Mars, ne m’aurait pas eu ! Je ne me serais pas arrêté bêtement pour rêver tout ça !
Par un malheureux concours de circonstances, Simon avait compris, comme moi, que nous n’étions pas vraiment là, où plutôt, que c’était notre esprit qui voyageait ; il s’agissait en tout cas de quelque chose s’approchant de cette hypothèse. Simon, sans qui je ne saurais rien de ces secrets, allait mourir, je devais y voir un signe : A cet instant, j’ai réalisé que Simon, Fred, Léo, John, les scientifiques et moi-même étions toujours être sur la colline du Couvrant ! J’étais persuadé qu’en réalité, nous ne l’avions pas quittée depuis le début de l’éclipse totale ! Je pouvais aussi affirmer que ce phénomène et cet état dans lequel nous nous trouvions allaient finir à un moment ou à un autre. Je me sentais mieux. Malgré la beauté sans égale des fleurs en pierres précieuses, j’étais content que ce monde sans vie, reposant sur la matière première, ne soit pas définitif. J’allais le dire aux autres !
Simon a crié que quelque chose lui transperçait le dos. La balle de chasse était à quelques mètres de nous, cette fois arrêtée dans l’air !
- Fais attention ! C’est là que je suis en réalité, ne t’approche pas !
J’ai levé les mains. Simon se « regardait ! » Aussi fou que ça puisse paraître, la balle de chasse avait maintenant pénétré son corps, bien qu’on ne voyait rien de ce corps – la matière jouait avec l’esprit. -
- Tu n’as pas mal ? ai-je demandé.
- Non.
Pas de souffrance.
- Laisse-moi regarder dans ton dos !
Il n’y avait aucune trace sur sa veste, pas la moindre goutte de sang.
- Quelque chose m’a piqué, c’est tout.
Notre esprit avait reproduit un double, grâce aux souvenirs, à la mémoire, un corps identique en apparence, il avait aussi fait une copie de nos vêtements et de nos affaires. De quelle matière étions-nous faits ? Le coton de ma chemise n’était pas du coton mais une solide illusion. Et Simon qui gesticulait à mes côtés était parfaitement imité lui aussi, tandis que l’original, en chair et en os, se faisait tuer à quelques pas de là ! C’était incroyable. Simon a dit qu’il voulait s’en aller du cimetière. Sur la route, je lui ai parlé :
- Tu n’es peut-être que blessé, ça expliquerait que ton esprit soit toujours en vie, avec moi. Et ce connard de Lucien Mars te transportera à l’hôpital s’il ne trouve pas son diamant !
Simon s’en foutait, de toute façon, les carottes étaient cuites pour lui. J’ai continué :
- Le diamant ! Tu entends…
J’étais gêné à la cuisse gauche à cause de ma montre qui n’avait toujours pas refroidi !
- Le diamant, il va le trouver en me fouillant…
- Le diamant, il est là dans ta poche ! ai-je dit naïvement.
Simon a tâté la poche de sa veste, puis il a sorti le bijou et il l’a regardé attentivement.
- C’est sûrement un faux, une copie faite par mon esprit ! Comme le reste de mes vêtements, Non ? C’est possible, vu la situation.
Je me rappelais que Simon avait fait allusion à ce fameux diamant tout à l’heure, lors de notre rencontre : Il avait insisté sur le fait que quelque chose auquel il tenait était tombé par terre, en passant à travers le tissu de sa poche ! Cette curiosité l’avait fait réfléchir au point que c’était la première chose qu’il nous avait dite.
- Au début de l’éclipse, quand tu courrais dans le cimetière et qu’il y a eu les lumières, tu te rappelles que tu as perdu quelque chose dans l’herbe ?
- Oui, c’était le diamant. Il a traversé ma veste. Je ne comprends rien.
- J’ai remarqué quelque chose…
J’ai sorti ma montre de ma poche et j’ai expliqué à Simon qu’il m’était arrivé la même chose avec la montre de mon grand-père et que j’avais dû la ramasser dans l’herbe, juste après qu’il y ait eu les lumières !
- Tu vois, c’est l’original ! C’est ma montre !
- Comment sais-tu que ce n’est pas une copie ? Tu ne peux pas avoir raison, c’est juste une hypothèse. Ce qui arrive nous dépasse complètement !
- Je suis sûr que c’est la vraie, j’y tiens tellement. Et puis elle a chauffé très fort quand je marchais vers la colline, à mon avis, je la transporte vraiment avec moi.
- Ça n’a pas de sens !
- Qu’en sais-tu ?
- Parce que tu imagines tout ça ! Et moi, je fais un cauchemar…
J’ai dit à Simon de regarder ma montre de plus près, et d’observer la grande aiguille des secondes : Il était midi et vingt secondes !
- On dirait une vieille montre à gousset, il n’y a pas de doute…
- Il est midi et vingt secondes ! J’ai remonté cette montre chez moi avant de partir et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite !
- O.K.
- Tantôt, quand nous avons regardé nos montres, je me rappelle très bien que toutes les aiguilles étaient regroupées sur le 12, il était donc midi exactement. Et voilà que maintenant, l’aiguille des secondes est sur le 4 ! Ça veut donc dire qu’il est midi et 20 secondes !
- 20 secondes, ce n’est pas une preuve.
- Je peux te jurer qu’il y a à peine une vingtaine de secondes que l’éclipse a commencé !
- C’est impossible.
- Bien entendu, ça nous semble beaucoup plus long. C’est pour ça que la balle de chasse n’avançait pas vite. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
Ce que je me demandais surtout, c’est : « Pourquoi un tel événement avait-il cours dans la nature ? »
Simon a cessé de marcher, et en regardant les terres de Marcellin Jacques, il a dit :
- Il y a un mec là-bas, près de la clôture, tu le vois ? Ce n’est pas le fermier qui vendait des cocas ?
- Non, je suis myope. Je vois un sac, je ne sais pas. Un épouvantail sûrement !
- C’est un mec qui dort, fais un effort.
- Ça m’étonnerait, allez viens ! Il faut retrouver les autres.
De retour sur la place verte, Fred m’a raconté qu’avec Léo, ils s’étaient présentés chez Fernanda pour faire l’aumône, avec la sincère intention d’être poli et d’expliquer la situation. Mais celle-ci les a traité de « sales montres », avant de leur claquer la porte au nez ! Fred a voulu entrer de force mais quand il a entendu des grognements lourds de l’autre côté de la porte, et il a hésité. Pour finir, lui et Léo étaient revenus sur la place verte, tandis que le chien aboyait de plus en plus fort. J’ai dit à Fred que Fernanda possédait bien un chien, mais de petite taille - un Yorkshire -, et il m’a répondu qu’on allait tous aller chez elle pour se remplir le ventre et que moi, je m’occuperais du chien. Quelque chose me disait d’être prudent, et particulièrement avec Fred ; dès que je le pourrais, j’avertirais Léo de ce que je savais déjà, et progressivement, par des jeux et des démonstrations, j’espérais le faire comprendre à Fred. Il me faut être honnête, je ne savais pas la moitié de l’histoire, et je m’étais arrêté dans mon raisonnement : Pourquoi Fernanda participait-elle à cette aventure dans l’espace-temps ? Je doutais qu’elle ait pu se trouver avec nous sur la colline ? Ça devait être autre chose la concernant. Toutes ces fascinations à la suite les unes des autres me droguaient et, comme mes amis, je parcourais cet univers au gré de mes peurs et des mes désirs.
- Tu entends, a dit Fred, ce n’est pas un petit chien qui fait ce boucan !
- On peut entrer.
Et j’ai parlé du chien :
- C’est un minuscule Yorkshire. Parfois, elle le pend avec la laisse pour monter dans le bus, parce qu’il ne sait pas grimper les marches.
- Ok, j’y vais.
La porte a cédé sans problème. Un berger genre malinois s’est lancé sur Fred sans le toucher, en le frôlant seulement avec ses crocs. Fred s’est démené dans la pelouse avant d’être acculé dans un angle de haies trop hautes et trop épaisses que pour tenter quoi que ce soit. Le chien, malgré sa rage féroce, n’attaquait pas !
- C’est un roquet, amène-toi !
- Il est grand. Si je bouge…
- Il ne te fera rien, tu peux venir je te dis !
Fred a fait un pas, le chien grognait et aboyait de plus en plus fort, en donnant des coups de mâchoires dans le vide. Pourtant, il s’est écarté légèrement devant Fred. « Tu peux venir mais ne le maltraite pas ! » On a laissé le gentil berger sur le palier, et il s’est tu quand j’ai refermé la porte. On avait pénétré chez Fernanda. Ça sentait la graisse à frites.
- Où est cette charogne.
Fred s’est précipité vers la cuisine – une vapeur sortait de la pièce. - On a suivi sans réfléchir. Fernanda était debout devant la table, elle déballait ses courses très lentement, mine de rien. C’est à peine si elle nous avait entendus. Elle s’est arrêtée, comme si elle se sentait épiée ! Léo a dit : « Elle n’a pas entendu son chien ? » C’est vrai, on avait fait du bruit en entrant. Fred a demandé pourquoi est-ce que Fernanda ne se défendait pas, et pourquoi est-ce qu’elle ne bougeait pas d’un centimètre. Léo a dit qu’elle était tétanisée. Il y avait une part de vérité ; il y a une part de vérité dans tout. J’ai expliqué à Fred et à Léo, en m’approchant de Fernanda qui dormait littéralement debout, ce que je pensais :
- Nous la dérangeons dans son rêve !
Fred souriait. Léo l’a imité. J’ai dit :
- Au matin ! Quand on a croisé John sur la route, un peu plus bas…
Je ressentais, en même temps que je m’exprimais, que quelque chose changeait dans l’air, la pression atmosphérique, je ne sais au juste. J’ai regardé Fred.
- Près de l’abribus, tu as renversé Fernanda, tu te souviens ?
Il se souvenait.
- On est repassé devant sa maison, elle était en train de baisser les volets !
- Oui.
- Oui et pourquoi baisser ses volets le matin ?
- Pour aller dormir pendant l’éclipse ! a dit Léo.
« Merci. »
- Certaines personnes ne peuvent pas supporter l’éclipse, a dit Léo, et parfois, elles s’en vont même très loin tellement elles ont peur !
- Fernanda n’a pas peur, elle n’a peur de rien ! a dit Fred.
- Je peux te dire qu’elle a peur de nous en ce moment !
- Tu prétends, parce qu’elle dormait au moment de l’éclipse, qu’elle a été épargnée ?
Fred avait une sacrée imagination. Je lui ai dit :
- C’est une façon de voir les choses. Elle dort, elle rêve !
- Et moi, je crois qu’elle était sur la colline avec nous !
Je pensais tout le contraire, et Fred et Léo devaient le savoir. Je leur ai dit :
- Non, elle a fermé les volets tantôt, quand tout était encore normal. Elle est restée ici, chez elle, dans sa maison, et elle dort ! Elle rêve de l’éclipse, elle rêve qu’elle est toute seule, que tout le monde est reparti, elle rêve qu’elle peut profiter à elle seule de cet excès de la nature, cet événement rare et émouvant qu’est l’éclipse totale ! Et qui est un peu à son image, je dois dire…
Fred s’est adressé à Léo :
- Il déraille, tu l’as vu : Il n’a pas faim, il ment.
- Nous ne devrions pas la déranger ! Je sais qu’il y a des trucs plus intéressants à découvrir avant le retour du soleil ! Sais-tu que j’ai réussi à cueillir une fleur avec Simon ?
- Les fleurs… Tu deviens fou ! Tu ne réalises donc pas ce qui s’est passé ? C’est fini, le monde que tu connaissais !
Mes tentatives d’apaiser mes amis étaient plutôt vaines. Je ne devais pas attendre ni de Fred ni de Léo qu’ils me croient, car il me venait du fond du cœur cette idée saugrenue : L’esprit séparé du corps ne pouvait pas cohabiter, ça me semblait logique. L’âme souhaiterait bientôt son propre univers, sans mesure et sans loi ! D’après ce que j’avais vu, il n’y avait plus de souffrance ni d’inégalités, et ça me faisait penser que nous allions chacun avoir tendance à prendre des chemins différents, à rechercher une forme de liberté pour retrouver le goût du risque ou je ne sais pas. C’était inquiétant. Enfin, je ne crois pas que je délirais, et je savais aussi que nous n’en étions pas là : Nous n’avions pas encore notre place parmi les morts, à la différence de Simon qui attendait dehors, sur son banc, que la vraie Faucheuse se présente à lui ! J’ai dit en prenant ma montre :
- Messieurs, il nous reste, si je regarde bien, environ une minute et une trentaine de secondes avant que tout cela se termine…
- Ah voilà, on rêve aussi !
Fernanda avait bougé un peu son bras.
- Et puis ta vieille montre fonctionnerait ? Et pas ma Tag-Heur ? Retourne sur la colline, tu vas intéresser les scientifiques !
- C’est à cause du remontoir, ai-je dit en rangeant ma montre avec précaution dans un repli de mon âme. C’est mécanique !
- Ça suffit ! Tu n’admets pas ce qui s’est passé !
Fred a regardé Fernanda des pieds à la tête.
- On dirait une grosse statue, je trouve ça énervant.
Et il a demandé à Léo :
- Va me chercher une latte d’écolier, s’il te plaît.
Léo s’est exécuté sans poser de question. Fred a demandé à Fernanda si elle nous entendait.
- Ne faites pas semblant de dormir, vous avez bougé votre bras, je l’ai bien vu.
Léo est revenu assez vite avec une planchette en sapin ! Fred lui a dit que ce n’était pas ce qu’il avait demandé au départ, mais que ça conviendrait quand même. Fernanda s’était retournée vers nous avec un visage horrifié ! Ensuite elle a reçu la planchette sur l’oreille, violemment.
- On ne veut rien vous voler, on veut simplement manger ! Est-ce que vous pouvez le comprendre ?
Fred lui a directement remis un coup et la planchette s’est fendue. Là, Fernanda s’est laissée tomber contre le frigo et elle a caché sa tête avec son bras. J’ai demandé à Fred où il voulait en venir avec ses cruautés.
- J’aimerais bien qu’elle se réveille, la grosse. J’ai l’impression qu’elle s’est envoyée une boite de médocs. Léo, essaye de me trouver une autre planche plus solide, d’accord ?
- Je te ramène ça !
Léo est reparti, un peu fantomatique, vers cette étrange scierie dont j’ignorais l’existence. Je me suis fait sérieux :
- Allez, c’est bon ! On sort d’ici, prends des trucs à bouffer si tu veux et on s’en va !
- J’attends ma planche.
- Tu vas le regretter.
Léo est réapparu avec un chevron d’une longueur d’un mètre cette fois. « Ce n’est pas une planche, ça ! » a dit Fred en s’emparant de l’ustensile. J’avais les mains appuyées sur l’évier, je ne voulais pas voir. J’ai levé la tête et, par la fenêtre, j’ai aperçu John qui marchait dans l’avenue en riant aux éclats ! il y avait quelqu’un avec lui, caché par les haies. Je pense que John a croisé mon regard sans vraiment s’étonner. J’en ai informé mes amis, qui s’apprêtaient à la torture. Fred a lâché son chevron en disant : « Gare ! » avec son doigt. Et il a balancé une dernière menace à Fernanda : « On reviendra, la table a intérêt à être bien servie ! » Léo a pris deux sachets de courses et on est sorti. Le chien n’était plus là. L’avenue était déserte, mis à part Simon qui nous faisait des signes depuis la place.
Simon avait rencontré John pendant qu’on était chez Fernanda, il nous a raconté que John s’était amené avec sa copine, une superbe fille selon lui, et qu’elle était carrément nue !
- Voilà que votre pote me dit : « Elle peut se balader à poil, puisqu’il n’y a plus personne ! » En fait, vous la verriez, elle a simplement gardé ses bottes pour marcher. Elle est terrible.
Je regardais Simon en train de mimer, et je me suis rappelé qu’on avait aperçu John tantôt, au bas de la colline, et qu’il était seul. J’ai demandé :
- D’où venait-il, avec cette fameuse fille ?
Simon a dit que John et la fille remontaient l’avenue lorsqu’ils se sont arrêtés à côté du banc. Là, John a demandé à Simon s’il vivait dans la rue depuis longtemps, et il lui aurait proposé de l’argent !
- Pas des billets ? a demandé Fred.
- Si, des billets, il en avait plein les poches ! a dit Simon. D’abord, je croyais qu’il se foutait de ma gueule, mais non, il était convaincu que j’étais un nouveau pauvre ! C’est comme ça qu’il a dit. Enfin, il était assez excité.
Fred est revenu sur un point :
- Tu as dit que sa copine était une bombe ?
Simon m’a jeté un coup d’œil avant de répondre :
- Oui, elle est à réveiller les morts !
- C’est la seule fille qui reste, c’est pour ça. Faut pas exagérer sur son physique pour autant…
J’ai pensé à Marie, la copine de John depuis cinq ans, et sans vouloir lui nuire, Simon ne parlait sûrement pas d’elle ; et puis, un voleur tel que lui devait avoir bon goût ! Si c’était Marie, il n’aurait pas parlé comme ça ! De toute façon, je n’arrivais pas à imaginer la copine de John passer son temps toute nue sur les routes, même en cette période de grande exode ! Et je me suis dit : « Des bottes ! » Léo m’a murmuré : « De qui parle-t-il ? Marie n’est pas si terrible que ça, il délire ! » John était peut-être accompagné de quelqu’un d’autre.
Bon sang, je ne me plaisais pas ! Il me semblait qu’il y avait des jours que le soleil brûlait comme un bec de cuisinière à gaz, dans un ciel mauve avec deux grosses étoiles ! Léo était appuyé contre le séquoia, en train de manger. Fred, accroupi, inspectait les sachets de nourriture dérobés chez Fernanda. Je trouvais ça puéril. Pourquoi ne réalisaient-ils pas que nous n’avions aucun besoin de manger ? Est-ce qu’ils s’occupaient l’esprit ? J’ai encore essayé de cueillir une fleur et j’y suis parvenu. Fred m’a dit, un peu ironique : « Quelle patience ! » et il m’a demandé comment je faisais. Je lui ai dit qu’il fallait être délicat et je lui ai montré en détail la technique de la cueillette : J’ai pris une fleur en utilisant mes deux mains, je la tenais du bout des doigts, au bas de la tige et sous la corolle, et je l’ai amenée vers moi ; oui, c’est bien ça, je ne l’ai pas arrachée mais amenée à moi. Fred n’y arrivait pas, il s’énervait c’est tout. Je lui ai dit texto qu’il ne comprenait pas ce monde. Il s’est fâché : « Je vais faire un tour, tu m’emmerdes ! » Il est parti avec du chocolat de Fernanda. Je le regardais rétrécir en montant l’avenue Chevrier. J’étais persuadé qu’il se lançait, dès lors, à la poursuite de John !
J’ai profité que Fred fuguait pour raconter à Léo ce que je savais. Il m’écoutait, mais sans grande curiosité. Je lui remémorais sa passion pour l’astrologie - qu’il m’avait fait partager d’ailleurs -, mais la communication ne passait plus entre nous. Nous n’étions pas brouillés mais c’était un peu comme s’il y avait quelque chose d’interdit à faire dans cet univers, quelque chose que nous ne savions pas encore. J’ai dit qu’il ne fallait pas se laisser aller, car tout redeviendrait normal bientôt.
- Tu dis que le temps est ralenti, et moi je dis que sans la population, il n’y a plus de notion de temps !
- Tu joues au philosophe…
J’ai eu une idée : J’ai emmené Léo jusque devant la bijouterie-horlogerie de la place.
- Tu sais où on est ? ai-je dit.
- Roger l’horloger, c’est écrit.
- Regarde cette grande horloge dans la vitrine, elle est remontée…
- Non, elle est arrêtée...
- Si elle était arrêtée, les poids seraient en bas.
- Ça va, je m’en fous de l’heure !
- Est-ce que tu as vu le soleil et la lune ? ai-je dit en élevant la voix. Les luminaires, Léo ? Ils n’éclairent plus beaucoup, et ils ne bougent plus guère, hein ?
- Alors quoi ? Ça voudrait dire que je ne suis pas ici. On serait en train de faire un voyage astral ?
- Je ne sais pas, je ne crois pas… Il faut que tu regardes la grande aiguille de cette horloge ! Tu dois te rendre compte par toi-même. Reste attentif.
Derrière la vitrine et le cadran de verre, à l’abri de nos mouvements « vifs et maladroits », l’aiguille d’argent indiquait 37 secondes !
- Elle va passer à 38 secondes. Mais observe bien, ne fais pas comme Fred.
On a fixé l’aiguille pendant longtemps et rien ne se passait. J’étais pourtant sûr de mon coup ! Puis Léo a commencé à tourner la tête pour me parler :
- Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires. C’est la désolation, il nous faut subsister, manger avec les gens qui restent. Cette femme, Fernanda ! C’est le malheur…
Je lui répétais de se concentrer sur l’horloge. J’ai sorti ma montre afin de lui montrer qu’elle indiquait, elle aussi, midi et 37 secondes, presque 38. Léo, lui, insistait pour que je le regarde dans les yeux, parce qu’il me parlait sérieusement et me trouvait égoïste.
- Tu as vu ! L’aiguille de l’horloge a bougé, elle est passée à 38 secondes. Regarde !
Non, il n’avait rien vu, pour lui, l’aiguille était toujours au même endroit, l’horloge était arrêtée, toutes les pendules et les montres à quartz étaient arrêtées ; Léo ne faisait pas de différence entre ce qui fonctionnait électriquement et ce qui fonctionnait mécaniquement. Il n’admettait pas la plus logique des explications. Il m’a dit que je devrais me forcer à manger un peu, et aussi de faire le point. « Il reste un pain d’épice dans un sachet. » J’ai réfléchi et j’ai dit :
- Et chez Fernanda, d’où ramenais-tu ces planches à toute vitesse, hein ? Tu connais la maison ?
- C’est vrai que tu es chiant ! Je suis descendu dans la cave. La première porte que j’ai ouverte, c’était rempli de pièces de bois diverses. Assez classique, non ?
La vitrine derrière nous s’est brisée en laissant sur le sol et l’étalage de fines lignes de poussières grises. On n’avait touché à rien. Je souriais nerveusement. En revenant près de Simon, je lui ai dit :
- Il y a une bijouterie sur la place ! Tu peux prendre tous les bijoux que tu veux, on a déjà pété la vitrine…
Simon a baissé la tête en soupirant. Mais merde, il aurait pu lever son cul et m’aider à convaincre les autres.
« Tu vas lui dire ce qui se passe, bordel ! »
- Doucement, a fait Léo dans mon dos, si on doit crever, on crèvera.
Puis Léo a pris quelques bananes dans un sachet de commissions et il est parti par la route de Paliseul, comme un innocent. Mon avis restait inchangé, nous devions retourner à la vraie vie sans faire de désordre, et surtout, sans provoquer de dégâts. L’éclipse sur la colline était une ineptie, ou un test, peu importe. Je pressentais quelque chose de mal dans ce décor, et mes amis allaient me rendre fou avec leur mauvaise foi.
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