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dimanche 2 septembre 2007

Le jour de l'éclipse (chapitre 5)

5. La fille hybride.

Eviter les routes, le moindre sentier, pour ne pas retomber sur la police qui battait la campagne ! Je pensais à Simon, qui devait se trouver à l’hôpital de Paliseul maintenant, avec des infirmières, des anges… J’estimais qu’à la suite du coup de fusil à la tête, il avait dû mourir ! Et si son esprit était encore là ? Bon sang, où étions-nous ? Au purgatoire, dans la salle des comptes ? Et Fred, avait-il réussi à s’échapper de sa cellule ? Je me posais trop de questions, et puis Léo regardait à nouveau dans la direction de la fumée, du côté de chez John, enfin, de la résidence de Lucien Mars !
On marchait dans une prairie. J’ai fait remarquer à Léo que je n’avais pas pensé une seule fois aux gens que j’aimais, à ma famille, à ceux qui n’étaient plus là depuis le début de cette histoire.
- C’est John qui a joué avec le feu, il nous a tous foutu dans la merde !
- Qu’est-ce qu’on va faire ? ai-je demandé. On n’a pas faim, on n’a pas sommeil…
- Il n’y a rien à faire… Moi, je pense sans arrêt à cette fille qui est avec lui ! J’ai l’impression qu’il lui fait du mal. Je la revois encore sur la terrasse, elle était déjà malheureuse. J’ai honte de ce que nous sommes…
- Il y a sûrement quelque chose de beau qui nous attend. Moi, rien que de marcher dans cette prairie, j’ai envie de cueillir des fleurs…
- Elles sont si fragiles, a dit Léo en ralentissant.
- Je pourrais faire un bouquet !
Je me rendais compte que cette envie de composer un bouquet ne me quittait pas. C’était pourtant peu de chose.
- C’est John qui s’en sort le mieux !
- Je n’en suis pas sûr.
- Et moi je commence à souffrir, a dit Léo gravement, rien n’est franchement différent dans cette dimension.
- On va revoir le soleil, tu sais.
J’ai regardé ma montre et j’ai dit :
- Il est midi, une minute et quatre secondes !
Léo m’a dit que si c’était la vérité, alors il restait encore la moitié du temps ! Nous errions comme des fantômes, nostalgiques de la vie. En passant une clôture, j’ai arraché les fils barbelés et je suis tombé. Léo a ri de bon cœur et m’a dit : « Tu n’as pas cassé ta montre, au moins ? » Non, elle n’était pas cassée. On approchait du château Renaud juché sur sa colline. Il y avait un nombre considérable de voitures sur les versants. Je traînais la patte, je me laissais aller à gauche et à droite, je m’arrêtais parfois et j’essayais de faire un bouquet de boutons-d’or, très fins. Il y avait aussi des renoncules, plus difficiles à cueillir. Soudain, Léo s’est écrié :
- Regarde près du château, les enfants ! Tu les vois ?
C’était vrai : Trois enfants habillés d’orange de la tête aux pieds, avec des capuchons et des bottines ! J’ai lâché mes fleurs qui se sont répandues en poussière d’or et d’émeraude, et la lumière qui venait des horizons a fait briller les petits éclats. J’ai dit qu’il ne valait mieux pas intervenir auprès des enfants, qu’ils étaient étranges, mais Léo m’a garanti qu’il n’y avait pas de danger, en me rappelant qu’il les avait aperçu tout à l’heure et qu’aussi, « leur énergie était positive ! » Je l’ai suivi, mais avec une boule dans la gorge : Des enfants en habits oranges fluos, perdus ici, et qui dessinent des drôles de choses dans la terre, c’était inquiétant. « Il faut se dépêcher, ils vont encore se sauver ! » A peine Léo avait-il achevé sa phrase que les enfants se sont relevés et ils ont couru derrière les ruines du château ! Léo a couru derrière eux. Je lui ai crié : « Ils ne veulent pas nous voir ! » Il a calé net, face à face avec un nouveau dessin.
- Enfin, ces enfants sont terribles !
Le dessin géométrique était différent de celui que nous avions pu voir en ville, mais il retenait l’attention de Léo de la même façon. Le cercle montrait à nouveau cet équilibre étonnant entre les carrés, les triangles et les segments de droites. La disposition était différente et j’ai remarqué que deux triangles superposés formaient une étoile. Je me suis accroupi, j’ai posé mon index dans les sillons du dessin, pensif. Puis je me suis redressé, car un peu plus loin, il y avait des parterres fleuris et bien entretenus, et je n’avais jamais vu autant de scintillements et de beauté ! Comme je m’avançais automatiquement vers ces fleurs de toutes sortes, Léo m’a lancé : « Nous ne sommes pas ici par hasard ! » J’ai tourné un peu la tête mais cette fois, j’étais décidé à réussir un bouquet !
Je cueillais avec la plus grande douceur possible de très belles marguerites ; je réfléchissais encore que ces variétés avaient fleuri tard dans l’année. Je suis parvenu à en tenir huit dans ma main gauche. Je ne bougeais plus et je contemplais mon exploit : Les fleurs paraissaient se plier un peu. Je serrais ma main presque normalement au bas des tiges, mais, à tout instant, je savais qu’elles pouvaient être réduites en poussière ; il n’était pas question de plaisanter avec ces végétaux pleins de pouvoirs ! Léo m’a rejoint en disant qu’il avait entendu des bruits de pas dans les ruines.
- Ils cherchent vraiment à me faire chier, ces petits cons vont me montrer ce qu’ils ont dans leur mallette !
Pour l’apaiser, j’ai demandé à Léo d’ouvrir sa main et j’ai placé les marguerites dans sa paume, comme il faut, et j’ai moi-même refermé ses doigts sur les tiges. « Ne serre pas trop fort, ok ? » « Ok. » « Bouge un peu mais doucement. » Il s’est mis à danser lentement avec les fleurs qui brillaient.
- Je vais les offrir aux enfants !
Léo est passé devant moi avec un mince sourire et les sourcils qui se levaient de joie et d’étonnement.
On inspectait lentement les ruines du château, il y avait des parties moins abîmées que d’autres. « Je sais qu’il y a quelqu’un, a dit Léo, et j’ai des fleurs pour vous ! » Léo était devenu plus sensible, les blessures sur son visage s’étaient refermées - je ne sais pas quand ni comment -, il était encore un peu rouge à certains endroits de la peau. Nous nous sommes présentés devant une rangée de hauts escaliers en pierre qui descendait dans le noir.
- J’ai entendu des pas…
- Ce ne sont pas des pas d’enfants, ai-je dit tout bas.
- Qu’est-ce que c’est alors ?
- Ou bien ça résonne fort. Tu entends ? On dirait plutôt des bruits de bottes…
- Des bottes ?
- Oui, des bottes d’écuyers, je ne sais pas. J’entends qu’il y a du métal.
- Je vais voir !
J’ai dit à Léo de ne surtout pas descendre. Je lui ai menti pour qu’on s’en aille car j’avais un mauvais pressentiment :
- Rappelle-toi quand tout a commencé, le chevalier qui a traversé la colline, il était sérieux ! Et les coups de canon ! Et puis regarde toutes ces voitures laissées à l’abandon. Je pense qu’il faut partir !
- Mais…
Le bouquet de marguerites s’est brisé tout d’un coup dans sa main. « Merde ! »
- Allez, foutons le camp d’ici !
Selon moi, on rebroussait chemin et on se dirigeait vers la ville, c’était évident. Mais Léo disait que non : Notre bonne entente était vite retombée. J’ai aperçu le pont au-dessus de la rivière lumineuse, celui-là même que nous avions emprunté en venant, et je n’ai rien dit. Sur cette longue pente de champs où nous nous trouvions, on distinguait toujours le château derrière nous, et la grand-route devant. On a entendu une sirène : Celle des pompiers ! Deux camions rouges et la grande échelle, gyrophares pétants, se dirigeaient sur la route de Paliseul en direction de la fumée ! J’ai pensé que John allait avoir une sacrée surprise. Léo a accéléré la cadence. Je lui ai crié :
- J’espère que tu as compris qu’il ne faut pas retourner là-bas !
Il s’est arrêté, m’a regardé avec le visage en colère et m’a lancé :
- On ne peut aller nulle part avec toi !
- Ils vont chez John ! Et la police va sûrement rappliquer derrière les pompiers !
- Et alors ? C’est le moment où jamais de sauver cette fille, je le sais. D’ailleurs je suis sûr que c’est elle qui a eu l’excellente idée d’appeler les secours !
- Peut-être, mais reste avec moi…
J’ai eu une pensée curieuse, une vision plutôt, car ça s’est imposé à moi : Je me suis vu chez Lucien Mars, devant la grande cheminée en furie. John était présent, il faisait des courbettes et m’invitait à entrer dans les flammes. Je me suis avancé sans peur dans le feu et je suis ressorti par la cheminée avec de la fumée autour de moi. Ensuite, je me suis éloigné de la colonne de fumée en volant en marche arrière et à grande vitesse, je volais sans pouvoir rien contrôler et ça allait vite, je prenais de l’altitude aussi. J’ai ralenti, jusqu’à me poser devant la maison de Fernanda : Je l’ai vue devant ses fenêtres, je l’entendais au téléphone appeler les pompiers à cause de cette fumée dans le paysage tranquille ! Je suis revenu à moi. « Ça va ? »
- Oui, ça va.
Un peu hagard, je me suis dès lors rappelé de notre deuxième passage chez Fernanda, quand, avec Fred, on avait cru qu’elle appelait la police à cause de nous : Non, elle avait appeler les pompiers en découvrant la colonne de fumée dans le décor ! Quel rêve imbécile qu’était le rêve de Fernanda ! Je réalisais combien les personnages que je rencontrais dans cette aventure étaient primitifs à mes yeux, fort « sanguins » et d’une insaisissable naïveté. En un mot : Bruts. On a entendu le bruit d’une autre sirène et Léo s’est écrié :
- Voilà les flics, tu avais raison !
- Ah…
- Qu’est-ce que tu crois qu’ils vont faire de la fille, hein ? m’a dit Léo, elle se promène nue, elle n’a pas ses papiers, réponds-moi !
Je ne savais pas.
- Ils vont la conduire jusqu’au commissariat et la foutre en cellule comme une pute ! Et alors là, elle sera avec Fred !
Léo imaginait des situations loufoques avec cette fameuse fille, je lui ai dit :
- Fred a dû s’échapper à l’heure qu’il est, ne fais pas le con…
- Il n’a pas pu s’échapper !
Léo s’est en allé, je ne pouvais pas le suivre plus loin. Je lui ai crié : « Fais gaffe à toi, va ! »
Je me suis retrouvé seul, une nouvelle fois, en plein milieu des champs.
Je cueillais des boutons-d’or à l’aise, et en même temps, je scrutais l’horizon : Ma vue s’attardait sur le vieux château, toujours visible depuis sa colline. Parmi les centaines de voitures amassées sur les flancs, j’ai cru apercevoir quelqu’un qui se baissait pour se cacher ! Ça finissait par m’intriguer alors je suis reparti à grandes enjambées dans cette direction. Je n’avais rien à faire et après tout, j’avais le droit de savoir qui se cachait de moi. Ma curiosité était grande. Près des voitures, j’étais prudent, je marchais lentement. J’ai entendu quelqu’un bouger derrière une Ford, dans l’herbe craquante, et je me suis arrêté. J’ai avancé doucement et j’ai découvert l’objet de toutes les convoitises, l’entité mystérieuse : La belle fille de la publicité ! Elle était assise, le dos appuyé contre la portière d’une voiture, avec ses bottes et rien d’autre sur le dos ! Qui qu’elle fût, je n’étais pas surpris de la trouver ici, loin de mes amis. Elle n’a pas essayé de se sauver. Elle m’a regardé sans rien dire. Elle donnait l’impression d’être perdue : Oui, ce n’était pas difficile à croire. Tout son côté sexy et coloré – que je connaissais à partir de la photo – s’était estompé et laissait la place à sa fragilité. Ses yeux m’ont fixé durement et elle m’a dit, en se relevant et s’écartant un peu de moi :
- Je ne veux surtout pas de tes fleurs, je trouve ça minable, avec ce qui se passe ici. Et puis il ne restera bientôt plus que de l’herbe rase, de la terre !
- Désolé… ai-je fait en cachant mon trouble, les fleurs, c’est une sorte d’expérience, ou d’exercice je ne sais pas. Mais je suis sûr que John ne sait pas cueillir de fleurs !
- Me parler de John...
- Il ne t’a rien donné pour t’habiller ?
- Non, a-t-elle fait en se méfiant.
J’avais envie d’elle, en tout cas l’idée de la violer entre les voitures m’a traversé l’esprit, tant elle était surréaliste ! Fantasmagorique, une nymphe ! Je me suis repris : Comme j’avais un petit bouquet de boutons-d’or et qu’elle n’en voulait pas, alors je lui ai offert juste une fleur, une seule, en lui demandant d’être délicate. Je tâchais de la regarder dans les yeux. Bien sûr, elle a brisé la fleur en la prenant en main, trop nerveuse. « Oh, je ne voulais pas ! » Puis elle a réfléchi et elle a dit :
- C’est vrai, comment fais-tu pour cueillir des fleurs ?
- Je me suis entraîné, je ne trouvais rien à faire. Tu ne te rends pas comptes comme c’est difficile, ici, de tenir un bouquet de fleurs sans le rompre ?
Elle a baissé la tête, et elle me regardait maintenant de façon moins intense.
- Je t’en prie, a-t-elle dit, je me sens honteuse d’être nue…
J’avais une main libre. Du bouts des doigts, j’ai brisé la vitre d’une voiture pour m’emparer d’un pardessus noir, et j’ai dit à la fille sans nom de l’essayer pour voir si la taille lui convenait. Je me suis quand même approché de son cou et de ses épaules nues pour respirer, mais sa peau n’avait pas d’odeur ! Elle m’a confié que John avait brûlé tous les vêtements qui se trouvaient dans la résidence, mais il lui avait interdit d’enlever ses bottes ! Elle les avait aux pieds depuis son départ de Beauraing.
- Alors c’est vrai ? ai-je dit.
- Quoi ?
- John a réussi à te transporter…
J’ai recommencé ma phrase :
- Il a réussi à te ramener de Beauraing ?
- Je me suis réveillée pendant l’éclipse, a-t-elle dit, et John était là, il avait sa main sous ma nuque et il me tenait. Mais j’étais nue !
- Vous étiez où, exactement ?
- Dans cette autre ville, Beauraing.
- Mais à quel endroit, dis-moi ? Dans la cour où il y a eu des apparitions ?
- Des disparitions, tu veux dire ? Il n’y avait plus que John et moi…
- Explique-moi, tu veux bien.
- Comme il n’y avait plus personne que lui et qu’il était gentil avec moi, je l’ai suivi. Il a su me mettre à l’aise et me faire rire pendant le trajet. Il me parlait de belles choses, des choses qu’on allait faire, de la vie qu’on allait mener après cette catastrophe ! Il m’a fait rêver, au début. Je ne savais pas ce qui s’était passé, j’étais paniquée et lui, il s’en foutait, il avait de l’assurance, il disait aussi qu’il avait la Foi ! Puis, quand on est arrivé en ville, on s’est installé dans cette maison…
- Et John a fait du feu ?
- Oui, quand il a découvert les allumettes, ses yeux ont changé et il s’est mis à faire du feu…
- Ses yeux ont changé ?
- Oui, ensuite, ça a dégénéré parce que le repas n’était pas bon !
- D’accord…
- Il aurait dû faire des choses pour me divertir, non ? Mais non ! Impossible d’aller se promener en voiture, mais tout était naze. Et puis monsieur avait froid soudain, il voulait rester au salon, près de sa maudite cheminée ! Surtout, il n’a rien fait à l’intérieur de la maison pour me distraire, tu sais, même inventer un jeu de société ou me parler comme avant. Et je ne trouvais rien à faire…
Elle était si nerveuse, elle avait un besoin énorme de parler.
- A partir du moment où on a mis les pieds dans cette baraque, j’ai été malheureuse. Lui, il n’a fait que tourner en rond, avec ses yeux noirs ! Ça a bien duré deux, trois heures comme ça. Et…
Elle parlait comme s’il s’agissait d’une période s’étalant sur dix ans, enfin, je le ressentais comme ça. Elle s’est avancée vers moi.
- J’ai bien essayé de m’enfuir, mais il m’a attrapée et je ne te raconte pas dans quel état il était. Il m’a serrée si fort… En me léchant et en me disant des choses affreuses. Je sentais son souffle, j’entendais les murs craquer, les portes qui grinçaient, des trucs bizarres dans les autres pièces, des bruits de porcs ! Et il m’a violée !
Je ne disais rien.
- Il y a des choses que je ne comprends pas, a-t-elle dit après avoir pleuré, j’étais blessée au bras et la plaie s’est refermée comme ça !
- La même chose est arrivée à un de mes amis, ai-je dit, ses blessures se sont refermées comme ça. Je l’ai vu.
- Alors, je suis normale !
- Mais oui tu es normale. Et maintenant, est-ce que tu es assez calme pour que je te donne mes fleurs ?
Elle a réfléchi et elle a continué de me parler, fort sérieuse :
- Je ne me rappelle plus de mon nom, et j’ai un physique de fille de vingt ans. Avant de passer devant ce miroir de malheur dans la chambre, je savais comment je m’appelais, je savais aussi mon âge et que je ne suis pas si jeune que j’en ai l’air… Ça m’a fait un choc immense de me voir changée à ce point. Jusque-là, je n’avais pensé à rien. Je me suis souvenue que j’avais une petite fille. Mais voilà, j’ai tout oublié avec ce salaud !
Je me suis dit que cette créature hybride n’avait pas d’identité, et que c’était dur à vivre. Je ne parlait plus, elle se calmait peu à peu mais elle avait encore des choses à déballer :
- Il y a des trucs qui me font peur. Regarde mon rouge à lèvres, me yeux, je ne sais pas me démaquiller ! Je peux frotter et frotter, ça ne part pas… Et mes bottes sont difficiles a retirer elles aussi.
Je ne savais vraiment pas quoi lui répondre, j’étais désarçonné.
- De toute façon, j’ai la plante des pieds bien trop sensible pour marcher dans ces herbes tranchantes !
Puis elle s’est mise à sourire en apercevant qu’elle n’avait pas attaché un seul bouton de son pardessus et qu’elle me parlait en même temps qu’elle me montrait une tranche de son corps, et ses jambes qui semblaient si longues. Pour me changer les idées, je la regardais en me demandant si le pardessus était un vrai vêtement ? Je veux dire, si c’était un vêtement fait de textile et qui dormait réellement sur la banquette d’une voiture, ou si c’était une création de mon esprit ! J’avais pu vérifier qu’on ne transpirait pas, qu’on ne se salissait pas. Cette fille avait pleuré…
Quand elle eût attaché le dernier bouton, en se mirant, elle a dit que le pardessus lui allait bien ! C’était vrai, il lui descendait jusqu’aux genoux et la couleur se mariait évidemment avec ses bottes. Je lui ai dit :
- Tu dois retourner vers Paliseul et continuer jusqu’à Beauraing, sept kilomètres plus loin.
- Oui.
- A Beauraing, tu te cacheras comme il faut à proximité de la cour où John t’a trouvée. Ok ?
- Ok.
- Attache ce petit bouquet sur ta poitrine, il te protègera des autres !
- Vraiment ? a-t-elle fait avec un sourcil plus haut que l’autre.
- Ça m’étonnerait que tu rencontres Fred ou Léo, mais tu pourrais tomber sur Simon, s’il a réussi à sortir de l’hôpital de Paliseul… Lui, il te comprendra et il passera son chemin, enfin je l’espère. Il y a deux scientifiques aussi, ils étaient sur la colline du Couvrant avec nous. Rien à craindre d’eux.
- La colline du Couvrant, a-t-elle fait, ce nom me dit quelque chose.
- Tiens, ces fleurs te protègeront, personne n’osera les briser !
- C’est romantique mais tu es naïf, John pourrait me retrouver, j’en ai peur. Il est malin.
- Non, il va rester en ville. Tu peux me croire, car il n’y a pas de confort ailleurs.
- Pas de confort ? a demandé la fille sans nom.
- Le feu ! ai-je dit, le feu, dans cette nature désolée, a apporté le confort à John, et il ne peut s’en séparer que très difficilement. Ce n’est pas la vérité ?
- J’espère que tu as raison.
Elle était songeuse encore une fois.
- J’ai quand même un bon souvenir : Quand John a commencé à faire du feu, il y avait des courants d’air dans la maison, et dehors, il y avait même un peu de vent. Je n’avais pas ressenti la douceur du vent jusque-là…
Elle a toussoté et a repris :
- Il me faisait toujours confiance, et j’ai pu sortir sur la terrasse, je m’y sentais vraiment bien. Oh, et j’ai vu des fleurs se briser dans les massifs, je rêvais mais j’ai commencé d’avoir peur… Et après…
Elle s’est arrêtée de parler plus longtemps.
- C’est une drôle de vie, a-t-elle dit en regardant autour d’elle, et une drôle de lumière. Je n’ai plus faim, je ne cherche pas à boire non plus... On doit se nourrir de l’énergie de ceux qui sont morts.
- Mais non, ne t’inquiète pas, tout va s’arranger.
- Je me sens mieux, maintenant.
Enfin, je lui accroché mon petit bouquet au niveau du col, sans qu’il se désagrège ; j’étais surpris de la résistance soudaine des fleurs, et aussi, de la douceur féminine qui me manquait je crois. Elle a fait quelques pas en direction de la grand-route et du passé douloureux. Je l’ai rappelée :
- Passe de l’autre côté du château, regarde…
- Oh oui !
J’ai remarqué une paire de lunettes dans une voiture, sur le tableau de bord, des lunettes de soleil noires, un beau modèle pour femme. D’une simple chiquenaude, j’ai fait éclater le pare-brise. J’ai déposé les lunettes sur le nez de la fille sans nom ; c’était mieux qu’elle cache ses yeux. Je lui ai demandé si elle voyait encore quelque chose du paysage et elle m’a dit que oui. On est monté près des ruines et j’ai eu ce sentiment agréable que je respirais à pleins poumons ! J’ai indiqué le chemin qu’elle devait suivre :
- Tu descends par cette route jusqu’au croisement là-bas, puis tu prends vers la gauche, ensuite tout droit et tu arriveras à Paliseul. Et puis Beauraing…
- Je me rappelle, oui. Elle m’a dit merci, un peu confuse, et m’a laissé. Elle s’est retournée à vingt ou trente mètres devant moi, en me faisant un sourire.

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