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dimanche 2 septembre 2007

Le jour de l'éclipse (chapitre 7)

7. Le rêve d’Elcée.

Ça devenait oppressant, irrespirable j’aurais dit. Il me fallait de l’espace pour méditer, pour essayer de ne plus penser. Je me dirigeais vers la grande carrière de schiste d’Etain ! Je pensais que cette zone était restée inexplorée depuis le début de l’éclipse, et que ce serait idéal pour une promenade ; je retournerais à la colline au dernier moment. Je me demandais si les choses avaient beaucoup changé à la carrière, dans ce désert sans aucune végétation, avec juste un lac d’eau minérale au milieu, plus statique encore que les marais !
Je ressentais une présence dans la forêt, quelqu’un qui me suivait ! J’ai accéléré le pas, en même temps, je me suis mis à cueillir des fleurs pour oublier qu’on me filait. Ça ne pouvait pas être John, ni Fred, et Léo non plus. Simon ? Je l’imaginais mal à mes trousses, puis son esprit devait voguer au loin à l’heure qu’il était ! Quant aux scientifiques, c’était impensable, ils étaient trop captivés par les effets relatifs à cette dimension, les mesures et les chiffres exacts ; d’ailleurs, ils n’avaient pas quitté la colline. Qui était-ce ? Un rêveur ? Fernanda ? Non, elle et le fermier étaient des gens sans curiosité ! Pourtant, il y avait quelqu’un et je le sentais très fort. John peut-être, s’il avait tout compris, comme il le disait. Je m’arrêtais parfois pour tendre l’oreille. Aucun bruit ne me parvenait, pourtant c’était l’été ! Les oiseaux me manquaient, le silence total dans cette forêt rappelait à ma mémoire comme toute cette histoire était inquiétante. Je cueillais des branches de genêts pour me calmer. Quelque chose d’anodin a attiré mon regard : Une araignée resplendissait au centre de sa toile, tissée entre deux jeunes arbres. Je me suis étonné parce que c’était le premier insecte que je repérais dans mon voyage, j’avais cette chance de le voir grâce à sa parfaite immobilité et, peut-être aussi, grâce à l’absence de vent dans la forêt ! J’ai dû m’approcher trop près car tout a disparu sous mes yeux, l’araignée et la toile !
Je cueillais du genêt par-ci par-là, je le faisais avec de plus en plus de facilité et de rapidité au fur et à mesure que je m’approchais de la carrière. Je détachais des belles branches qui semblaient presque venir à moi d’elles-mêmes : C’était devenu un geste naturel et les fleurs en pierres précieuses, à la longue, se laissaient malmener !
A gauche, des petits arbres brillants s’agrippaient encore à la paroi rocheuse. A droite, la forêt s’achevait. J’ai pénétré dans la carrière avec un énorme bouquet de genêts. J’ai perdu l’équilibre un moment, tant la carrière était bouleversée : C’était un immense champ de colonnes, des colonnes anciennes, hautes et larges, qui supportaient le ciel mauve-bleu et s’étendaient à perdre de vue ! La carrière paraissait en être couverte. Oui, c’était bien la carrière, je ne m’étais pas trompé de chemin ! Je devais avoir mis les pieds là où il ne fallait pas ! C’est alors que mon esprit a retrouvé ces images de la matinée, quand Léo m’avait demandé de lui prêter les jumelles pour observer la carrière, et qu’il avait aperçu des pyramides dans les oculaires ! Je me suis souvenu de ce détail et en même temps, je me suis rappelé qu’il y avait une voiture ici : Un photographe passionné et, avec lui, quelques passagers rendus fatigués par un long voyage et ce triste endroit. Qu’est-ce que Léo m’avait dit encore, ah oui, qu’il avait vu une fille en train de bâiller dans la carrière !
- Regarde-moi, a dit une voix sur ma droite.
C’était quelqu’un que je ne connaissais pas, avec une robe beige de très vieux style, à la ressemblance des colonnes. Elle avait un visage de femme de trente ans avec de grands yeux clairs et romantiques, des cheveux bruns coupés courts. En s’avançant, elle m’a dit :
- Tu es la première personne que je rencontre.
- Ce n’est pas toi qui me suivais ? ai-je demandé bêtement.
- Non ! a-t-elle fait en réfléchissant une seconde, mais j’ai découvert des jardins magnifiques par-là, avec des fontaines et des piscines ! On sera mieux qu’ici.
Cette belle rêveuse aurait pu m’indiquer n’importe quelle direction, je ne me repérais pas du tout avec ces colonnes à l’infini.
- Tu viens avec moi ? a-t-elle dit, ici je ne sais pas où l’on est…
- D’accord, comment est-ce que tu t’appelles ?
- Elcée… Et toi ?
Je lui ai dit mon prénom.
- Pour qui sont ces fleurs ?
Elle ne me laissait pas le temps de réfléchir. Je lui ai dit :
- Elles sont pour toi. Je ne pensais pas rencontrer quelqu’un. Je venais ici pour me détendre. Mais ça a bien changé, dis !
Elle a pris mon bouquet à la hâte et les genêts sont restés entiers, on aurait même dit que les branches offraient une certaine souplesse : Les petits pétales jaunes se sont frottés les uns aux autres vivement sans se décomposer. « Retrouvons mes beaux jardins ! » La carrière était méconnaissable. Comme nous avancions parmi les colonnes, je regardais Elcée en me posant la même question : Il fallait que je sache si cette égyptienne était en train de rêver comme je le croyais, que je sache si c’était elle, la fille qui bâillait et que Léo avait vue dans les jumelles au matin ! Je lui ai demandé :
- Est-ce que tu sais où l’on est ?
- Je sais que je rêve…
- C’est vrai ? Tu veux bien m’expliquer ?
- J’ai fait mille kilomètres avec mon père pour voir l’éclipse, oui, mais pas ici ! Dire qu’on a vu des belles collines comme en Toscane, oui, à quelques kilomètres à peine de cette carrière pleine d’ombre et où mon père a choisi de s’arrêter ! Et en plus, ma cousine était excitée et elle ne me lâchait pas. Quelle journée de merde, pardon, j’étais fatiguée, je me suis enfermée dans la voiture et je suis tombée comme une masse, avant que l’éclipse ne commence…
« Voilà ! »
J’apercevais un mur de la même hauteur que les colonnes, avec des peintures, des fresques. Les colonnes s’arrêtaient là. Il y avait du sable sur tout le bord du mur et une entrée était sculptée face à nous.
- De toute façon, même si je sais que je rêve, je trouve ça formidable : Il me semble que ça dure depuis des heures. Tout est fluide, tu sais, je ne passe pas d’une scène à l’autre sans rien comprendre !
On a franchi la porte sculptée dans le mur.
- Est-ce que ce n’est pas beau !
- C’est toi qui as fait tout ça ? ai-je dit naïvement.
- C’était déjà là quand je suis arrivée…
Elle rêvait, j’en étais sûr, et elle me plaisait physiquement c’était génial. Elle avait recréé, cela va de soi, sa beauté extérieure, mais elle avait aussi refait tout le paysage ! Etait-ce sa volonté de revivre ainsi dans des temps reculés, ou bien son cœur parlait-il en secret ? Je ne savais pas, je me rendais compte seulement que cet endroit mystique forçait le respect, et qu’on s’intéresse en profondeur aux choses. Quelle nostalgie !
- C’est dommage que tu ne sois pas réel, m’a dit Elcée près de la piscine pavée de bleu.
Je ne savais pas quoi lui répondre, j’étais envahi par mes sentiments et surtout, par la complexité énorme de devoir lui résumer un tel événement. Et puis, elle était belle à croquer.
- Pourtant tu m’intrigues, a-t-elle ajouté, tu dois sûrement venir des collines que j’ai aperçues ce matin.
En parlant, elle a déposé le bouquet de genêts au bord de l’eau, sur des dalles blanches. Et voilà ce que j’ai pensé, je sais que c’est fou mais j’ai pensé que cette « piscine » devait être, en réalité, le lac morbide de la carrière, et que ces monuments sans entrée et ornés de gravures – des sortes de tombeaux - étaient un moyen poétique inventé par Elcée afin de protéger son père et sa cousine des mauvais esprits ! Sans oublier la voiture où elle s’était endormie, mise à l’abri dans un de ces vieux tombeaux elle aussi ! Elcée n’était pas loin de son corps charnel, elle était imprégnée par le phénomène de l’éclipse, par cette petite nuit en plein jour et par cet endroit. En baissant les paupières, elle avait transformé la carrière à sa façon et étincelait à présent devant les jardins ! Elle m’a pris par la ma main et m’a amené parmi les magnolias : Les fleurs étaient fausses mais je m’en moquais, je les aimais quand même et j’oubliais, à chaque pas que je faisais, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, pour obtenir du plaisir ! L’eau de la piscine coulait en deux canaux parallèles. On est passé entre des peupliers aux allures magistrales, rangés par trois ou par cinq. Là où finissaient les jardins, les deux canaux fuyaient vers l’horizon, bordés de chaque côté par des haies de cyprès bien rectilignes. Au bord d’un canal, j’ai demandé à Elcée :
- Il y a du courant, on dirait ? Tu sais où mènent ces canaux ?
- Vers le Nil, sûrement.
Elle s’est agenouillée, a tendu une jambe devant elle et trempé la pointe de son pied dans l’eau, ensuite elle a plongé en riant et s’est mise à nager sur le dos. Elle se laissait porter par le courant. Je devais faire de grands pas pour la suivre. J’ai sauté dans l’eau avec mon jeans et ma chemise bleu clair ! Elcée m’a éclaboussé en battant des jambes, elle a encore ri. Elle est venue contre moi. Elle a enroulé sa jambe autour de la mienne et nous avons nagé la brasse ensemble : Tels des siamois liés par les côtes, on envoyait, chacun de son côté et en même temps, un ample mouvement du bras et de la jambe !
Nous approchions donc du Nil, le canal dans lequel nous étions dévalait en une pente douce et je distinguais le delta ! A droite, les cyprès avaient disparu, il y avait des champs vallonnés verdoyants d’une herbe mi-haute, et des arbres le long des sentiers de terre. A ce moment, les deux canaux faits de petits carrelages bleus se sont transformés en une rivière calme. Elcée s’est arrêtée pour monter sur la berge. Je l’ai imitée. J’étais à peine redressé qu’elle m’a pris dans ses bras en me disant :
- Je suis heureuse ici avec toi, je crois bien que je t’aime. C’est idiot puisque je rêve, mais voilà…
Elle s’est tournée en me gardant contre elle et nous avons contemplé le paysage : Les prairies s’éloignaient vers le delta en brunissant, et de l’autre côté, il y avait des collines qui se chevauchaient. Au fond du tableau, la lisière d’une forêt. Plus près de nous, j’apercevais deux chemin bordés d’arbres, un carrefour et, à dix mètre de moi, le début d’un sentier !
En marchant, nous nous regardions moi et Elcée, nous étions tous les deux, il n’y avait toujours personne. Le temps passait et on riait. A un moment, nous avons croisé un homme d’une soixantaine d’années, dans des vêtements en peau de bête : Il avait l’air d’un homme préhistorique, bien antérieur aux colonnes que j’avais vues. Il était assis sur un banc en pierre grossièrement taillé. Mais il parlait ma langue sans accent et m’a dit que je devais faire demi-tour maintenant, que je n’avais plus de temps à perdre ! « En tournant à droite à ce carrefour, a-t-il dit en m’indiquant du bras, tu rejoindras les jardins et le Péristyle ! » Elcée n’écoutait pas, elle regardait vers la gauche, elle m’a secoué et m’a dit : « Là-bas ! Est-ce que tu vois ? » Elle me montrait les grandes pyramides de l’autre côté du fleuve ! Elle a paru soudain intriguée par quelque chose dans le décor et je n’ai plus prêté attention au vieil homme en peau de bête. Nous avons continué. Il y avait un peu de vent. Elcée a choisi un chemin qui, plus loin, s’arrêtait au pied d’une petite colline où trônait une belle maison blanche ! A l’instant précis où Elcée m’a dit avec malice que c’était notre maison, j’ai réalisé que j’étais face à un dilemme : Il m’a semblé que j’avais un choix si important à faire qu’il pouvait décider du reste de ma vie ! Je ressentais une émotion intransmissible, à peine explicable : Ou je rebroussais chemin et je retrouvais mes amis sur la colline du Couvrant, et alors j’avais une chance de me souvenir de cette histoire à mon réveil, ou bien j’allais dans cette maison blanche avec ma rêveuse, envoûté par sa joie et son corps de diablesse - encore humide sous sa robe. – Je supposais qu’ensuite, après avoir visité les lieux, on ferait l’amour. Mais dans ce cas, je n’aurais certainement pas le temps de réintégrer ma place sur la colline et j’oublierais toute cette histoire ; c’est ce que m’avaient enseigner la pierre taillée avec les Bouddhas sagement réunis, le vieil homme préhistorique que nous venions de voir, et même mes amis qui étaient revenus sur leurs pas : Tout ça était autant de signes qu’il me fallait réintégrer l’endroit de départ ! Je risquais peut-être ma vie à rester ici. J’ai dit à Elcée :
- Je suis désolé mais je ne vais pas t’accompagner à la maison.
- Tu déconnes ou quoi ! Je meurs d’envie que tu viennes l’explorer avec moi…
- Je sais mais je n’ai pas le temps.
Elle m’a sondé et elle m’a dit :
- Tu as l’air si convaincant, si réel quelque part. Tu veux vraiment me laisser seule ? Y a-t-il quelque chose de plus important que moi ici, dans ce paysage ?
- C’est une histoire compliquée, ai-je dit, confus.
Je n’aurais pas pu avouer à Elcée que j’existais et que j’étais conscient, je n’avais pas le temps et, de toute façon, ça lui aurait paru trop incroyable ! Il me fallait choisir et vite, et c’était difficile. Je réfléchissais qu’il devait y avoir un autre moyen pour ne pas nous perdre de vue comme ça bêtement. Sinon, il s’agissait d’un jeu cruel.
- Tant pis, a-t-elle dit, je vais y aller toute seule dans cette maison, puisque c’est comme ça. Si tu veux savoir, il n’y a rien de plus idiot qu’un rêve !
Elle m’abandonnait avec ses yeux brillants, je la regardais s’en aller à reculons. De chaudes lumières rouge-orange sortaient par les ouvertures de la maison. Tout à coup, j’ai vu quelqu’un descendre le chemin à vélo, une adolescente vêtue d’un short en jeans bien moulant et d’un soutien turquoise qui faisait deux pics pointus : Des seins ? Elle devait avoir 14 ou 15 ans, elle est passée devant Elcée - ces deux-là se sont regardées durement - et elle a freiné devant moi en dérapant ! Son vélo moderne cassait l’ambiance. Elle m’a dit :
- J’ai un porte-bagages, je peux te ramener sur la colline comme une fleur !
Qui était cette créature qui, déjà, ne me montrait que le profil de son visage, bien sûre d’elle. Représentait-elle mon ultime chance de retourner auprès de mes amis ? Je me trouvais sans aucun doute au point de non-retour, et je devais écouter cette fille sans délai.
Comme je grimpais sur le porte-bagages, j’ai entendu Elcée crier dans mon dos :
- Tu me rends triste, vraiment !
J’étais triste moi aussi. Je l’aimais, cette inconnue d’un instant, d’un rêve. Je l’ai vue qui s’approchait de la maison de nos rêves.
On s’éloignait en vélo avec la gamine qui avait une force surnaturelle ! Ses fesses montaient et descendaient devant mes yeux, je m’étais accroché à la selle pour ne pas basculer quand on passait sur une bosse ou un dos d’âne. On a commencé à voir des gens fourmiller, ils étaient habillés à l’ancienne et ils marchaient avec des chariots de poissons, des brouettes. « Ralentis un peu ! » On est entré dans une ville. Je suis descendu de vélo. Je distinguais une centaine de personnes, peut-être plus. Beaucoup de gens que nous croisions nous regardaient d’un drôle d’air, à cause du vélo, de nos vêtements et de notre différence d’âge. Je me posais sans arrêt la même question : Etait-ce Elcée qui peignait ces scènes ? Qu’est-ce qui venait d’elle et qu’est-ce qui venait d’ailleurs ? Les regards sur nous avaient quelque chose d’unique ! Une arène à ma droite accueillait une foule considérable. L’affiche ornant le haut de l’amphithéâtre était curieuse : Elle représentait la tête d’un taureau et un nom, dans une langue qui m’était inconnue ! Le taureau semblait être la vedette.
Voilà que nous étions dans une zone marchande. Deux africains sont passés, montés sur des éléphants parés d’or, et tout le monde s’est mis à genoux devant eux ! Les deux noirs ne nous ont pas regardé. On les a suivis. On n’avait pas peur d’eux ! Ils nous ont distancés parce que la foule s’ouvrait sur leur passage tandis que nous devions naviguer avec le vélo entre les passants. Sur chaque côté, il y avait des terrasses où l’on buvait et où l’on riait. A l’une d’elle j’ai entendu une voix : « Toi, espèce de connard ! » C’était Elcée ! Malgré la vitesse fulgurante avec laquelle nous étions arrivés en ville ma jeune accompagnatrice et moi, Elcée était parvenue à nous doubler dans son rêve, en imaginant un raccourci je suppose ; elle avait glissé sur le temps ! Je me suis avancé vers elle, j’ai passé une gloriette avec des roses mauves. Elcée était appuyée nonchalamment sur une table située au bord de l’allée. Il y avait du monde. Une bouteille à la silhouette légendaire trônait sur la table : Du champagne Don Pérignon. Elle avait changé sa robe contre quelque chose de plus court et elle était encore plus appétissante. Elle a ri en me voyant puis elle a bu dans une flûte le bon champagne que je connaissais. Je lui ai demandé :
- Comment as-tu fait pour nous dépasser ?
- Assieds-toi, s’il te plaît.
- J’aimerais m’asseoir mais je n’ai plus le temps, tu le sais bien. Allez, comment est-ce que tu as fait ça ? Tu n’as pas visité notre belle maison ?
- Ce n’était pas notre maison, a-t-elle dit en lorgnant à gauche et à droite, c’était une salle de sport pleine de mecs assez bien foutus, je dois dire. Ils transpiraient et pourtant, ils ne faisaient rien d’autre que me regarder.
- Tu veux me rendre jaloux parce que je repars ?
- Non ! a-t-elle dit sérieusement, je ne les ai pas touchés. Au lieu de ça, je me suis sauvée si tu veux savoir, je suis descendue par un escalier et j’ai traversé un tunnel avec des torches, et je me suis retrouvée dans la cave de ce commerce. Le patron a été gentil avec moi, il m’a aidée et m’a offert cette table et cette bouteille pour que mon moral revienne !
Elle paraissait soûle. Elle a dit, en regardant vers l’intérieur du café :
- Je crois que des mecs de la salle de sport m’ont collée au train jusqu’ici !
- Qu’est-ce que tu as fait ?
Elle a levé le coude à nouveau et je l’ai empêchée de boire. « Laisse-moi tranquille ou je les appelle ! » Les gens qui faisaient la fête à la terrasse se sont tournés vers nous. Un type est sorti du café. Elcée m’a demandé :
- Et toi, tu fais quoi avec cette fillette ? Tu n’as pas remarqué que tout le monde vous regarde…
- Elle me ramène chez moi !
Elcée a bu son verre d’une traite, et m’a dit :
- Eh bien, moi je vais rentrer avec ce beau mec qui est là-bas !
Elle s’est resservie directement un verre de Don Pérignon. Un homme s’est levé à une table, il est venu dans notre direction en parlant étranger. Il avait un préservatif dans la main, Elcée riait comme une folle et cherchait son verre. L’homme a mis le préservatif autour de la flûte en souriant et en continuant de parler, avec une sorte d’aisance italienne ! Ensuite, il a fait un geste avec les mains comme pour nous dire : « Doucement les amoureux ! » Il est reparti s’asseoir en souriant. Elcée faisait une drôle de tête devant sa coupe de champagne, elle a essayé de boire, de téter, mais rien ne venait, et puisqu’elle avait secoué le verre, le préservatif s’est mis à gonfler au bout. Elle a ri avec des autres qui la regardaient.
Une farandole est sortie du café ! L’adolescente au vélo m’a appelé : Elle a regardé sa montre et m’a fait signe de me dépêcher ! J’ai regardé vers Elcée une dernière fois : Je me sentais proche d’elle, comme si je l’avais toujours connue, j’aurais bien voulu lui dire combien c’était agréable de passer du temps avec elle. Mais elle s’est levée pour se joindre à la danse, en se plaçant devant le type qui la mâtait depuis un moment. Ça m’a fait mal au cœur de la quitter une deuxième fois.
La foule s’éparpillait. L’adolescente, en me montrant son bras, m’a dit quelque chose que je n’ai pas compris tout de suite :
- C’est ma montre de communion, c’est ma grand-mère qui me l’a offerte ! Je crois qu’elle fonctionne, mais au ralenti... Et maintenant, il est midi, une minute et cinquante secondes !
J’ai songé simplement qu’il s’agissait encore d’une astuce de mon esprit pour que je réintègre la colline sans délai ! Je suis remonté sur le porte-bagages et ensuite, j’ai réalisé que cette fille qui pédalait était dans la même situation que mes amis et moi-même, et qu’elle était embarquée elle aussi dans l’aventure depuis le début de l’éclipse : En effet, je me souvenais à présent de son vélo au bas de la colline, à l’intérieur du cercle délimité par les marais ! Je ne l’avais pas aperçue une seule fois pendant mon périple mais elle m’avait suivi ! Et dans la forêt, dans la carrière… Elle avait reconstitué son vélo, oui, un double, solide à toute épreuve, avec lequel elle déguerpissait ! J’ai failli sauter du vélo pour retourner vers le café et achever avec Elcée notre belle histoire dans l’oubli le plus complet. Ça m’a parcouru l’esprit mais je ne l’ai pas fait, car nous arrivions dans un quartier résidentiel qui ressemblait fort au quartier qu’habitaient mes parents à Amnéville : La disposition des terrains, le relief et la sapinière étaient conformes, seules les maisons des gens que je connaissais étaient complètement changées : On se serait cru dans le futur, ces habitations avaient la forme de mini-tours cylindriques, dont un côté était en verre et dévoilait les trois ou quatre paliers couverts de plantes, et de l’autre côté – au nord sans doute -, il y avait une partie maçonnée plus solide. Le rez-de-chaussée était rectangulaire, offrant une base plus large et des consolidations aux petites tours. Ça me fascinait.
Maintenant nous étions sortis de la ville et des sa périphérie, nous traversions la carrière, sauf que la terre infertile était encore du sable et que je n’apercevais pas la forêt ! Les colonnes avaient disparu. Le vélo lancé à toute allure sautait parfois sur des cailloux. Une sensation de chaleur m’envahissait soudain. Aux pieds des parois, il y avait des habitations creusées dans la roche. On est arrivé sous un étrange préau qui mesurait une dizaine de mètres de profondeur et s’étendait tout le long des parois rocheuses. J’ai pensé que ces maisons devaient nager en permanence dans l’obscurité ! Je crois qu’il s’agissait de marchands car des tables et des comptoirs traînaient ici et là. Je cherchais quelqu’un pouvant m’aider à retrouver mon chemin ; à partir de là, je serais vite à la colline, avec celle qui me portait. Mais nous disposions de très peu de temps.
J’ai découvert une contre-allée, un genre de grand boulevard taillé dans les parois ; on aurait dit de hauts gratte-ciel de part et d’autre ! Les gens qui habitaient à l’angle, de l’autre côté du carrefour, ont ouvert leur porte ! Quelqu’un est sorti prudemment, une femme qui s’est exclamée en nous voyant : « Venez vous réfugier à l’intérieur, vite ! » Je me suis approché et elle a dit : « Rentrez le vélo dans le magasin ! » Je suis entré et l’adolescente aussi, avec le vélo. J’ai d’abord remarqué un vieil homme assis près d’une fenêtre, avec une magnifique longue-vue en cuivre entre les jambes. Un bel objet ancien. La femme, qui était forte et paraissait la cinquantaine, nous a révélé qu’elle avait déjà recueilli quelqu’un avant nous :
- Ça fait quelques heures de ça, il s’agit d’une étrangère. C’est le vieux, en regardant dans la lunette, qui a vu cette femme qui avançait à quatre pattes dans le désert ! Je suis allé à sa rencontre et elle était épuisée, j’ai dû la porter. Maintenant, elle est endormie.
- Elle vous a dit comment elle s’appelait ?
- Avant de plonger, elle m’a dit que vous viendriez sûrement, accompagné d’un enfant.
La femme était bizarre, elle a scruté l’adolescente se tenait en retrait. Elle a continué de parler en me visant :
- Votre amie qui se repose en ce moment m’a donné l’impression d’avoir beaucoup souffert à cause de vous !
- C’est parce que je dois rentrer ! ai-je dit avec sérieux.
- Qu’est-ce qu s’est passé entre vous ?
- Je ne la vois pas assez souvent et elle m’a plaqué sur la terrasse d’un café ! Je cherche la forêt, ce n’est pas loin d’ici, n’est-ce pas ?
- C’est impossible, a dit le vieil homme à la fenêtre, le mégaton va passer.
- Le mégaton ?
- C’est l’heure, a dit le vieil homme.
- C’est un géant de pierre qui rôde dans la région, a dit la femme, on ne sait jamais quand il va surgir.
La femme m’a ensuite montré une table, en disant :
- Le sismographe nous aide à détecter sa présence, à rentrer les enfants, les marchandises qu’il écrase par plaisir, par jeu. Parfois, il essaye de tout raser avec ses doigts par-dessous la voûte, mais il s’énerve, il s’en va en hurlant et on a l’impression que tout va s’écrouler ! La vie est difficile ici.
J’avais envie de poser des questions mais le vieil homme a lâché sa longue-vue et s’est levé de sa chaise pour nous dire :
- On vient d’enregistrer des secousses ! Si vous voulez rejoindre la forêt, il faut lui emboîter le pas avec votre vélo !
- Au géant ? a dit l’adolescente.
- Il ne se retournera pas si vous le suivez ! Il vous conduira à l’orée de la forêt, mais faites attention quand il va tourner et grimper dans la falaise, ne vous prenez pas dans ses jambes, sans quoi…
Il y a eu un bref silence.
- Est-ce que j’ai le droit de voir Elcée ? ai-je dit tandis que des bruits sourds et cadencés commençaient à se faire entendre.
- Non, plus le temps, a dit le vieux.
Ça tambourinait ! Puis un choc plus violent que les autres nous a fait tous sursauter ! Le géant se tenait devant le boulevard, je ne voyais qu’un de ses pieds.
- Il est vraiment géant et monstrueux, a dit la petite, debout près de la porte vitrée.
- Il ne faut plus faire un geste, il va se pencher ! a dit la femme.
- Oui, a dit le vieux, le mégaton se penche toujours près des conduits latéraux. Il met sa face contre le sol et il regarde, il écoute.
- Il s’abaisse ! a dit la petite.
Je lui ai dit de venir près de moi. On entendait un tremblement de terre, c’était des pierres qui se détachaient des articulations du géant, dégringolaient contre sa jambe et tombaient dans le sable. « Vous êtes sûrs qu’il n’y aucun risque pour les maisons ? » J’avais peur. Le bruit est devenu assourdissant et la tête du géant a cogné le sol lourdement ! Un œil de la taille d’un observatoire regardait dans le boulevard, avec un iris en fente comme ceux des chats ou des serpents. Le souffle puissant du colosse pénétrait jusque sous la porte d’entrée. Le vieux avait le doigt sur la bouche, la femme était derrière la table, elle tenait le sismographe dans ses mains ! Encore une fois, je me suis étonné face au travail d’imagination d’Elcée, qui se « reposait ! » J’ai pensé plutôt qu’elle devait souffrir dans son rêve.
- Il va se redresser quand, ce géant ?
Sa tête a décollé tout d’un coup. La femme a dit en soupirant : « Il ne reste pas longtemps, c’est curieux. » Soudain, j’ai eu une idée afin de ne pas perdre Elcée pour l’éternité ! Comme je ne pouvais pas lui parler directement, j’ai marché vers la femme qui s’était occupée d’elle, et je lui ai dit :
- Quand elle se réveillera, vous lui direz ceci, vous voulez bien…
- Oui, qu’est-ce que c’est ? a-t-elle demandé en sourcillant.
- Dépêche-toi ! m’a lancé l’adolescente qui avait déjà franchi le seuil de la porte et empoigné son vélo.
- Oui, c’est le moment ! a fait le vieux en se levant. Allez !
« Vous lui direz qu’elle n’oublie pas mes fleurs près du lac ! C’est un bouquet de genêts ! »
Nous avons suivi le géant qui mesurait plus de cent mètres ! Il fallait faire attention aux excédents de pierres qu’il lâchait sur son parcours. La petite était prudente mais elle avait peur. Lorsque le géant a bifurqué, nous sommes passés à côté de lui, il s’est engagé dans un escalier creusé à même la roche, avec des marches hautes comme deux étages d’immeuble. Il a disparu derrière le surplomb en poussant un cri.
« La forêt, le chemin ! »
Oui, c’était tout droit maintenant, à travers les feuillus en pâte de verre et les sapins de cristal. Il m’a paru que je quittais la carrière et qu’en même temps, le rêve d’Elcée s’envolait ! Il n’y avait plus de sable et derrière moi, c’est drôle mais je distinguais une aura en forme de demi-sphère, qui diminuait de volume et d’intensité : Elcée allait bientôt se réveiller, son pouvoir baissait. L’adolescente m’a dit que sa montre lui brûlait le poignet. Elle roulais trop vite. On filait dans ces virages étroits comme dans un rallye de voitures. On s’est retrouvé sur la grand-route en un rien de temps !
A quelques centaines de mètres de la colline, je me suis accroché fermement à la selle et de nouveau, j’ai eu une vision : Cette fois, j’étais transporté dans le ciel plus vite que jamais, il y avait de la fumée au loin et soudain, j’ai vu Fred dans la cour de Beauraing ! Il était prêt à se jeter sur la fille sans nom, cette fille hybride que John avait réussi à matérialiser au début de l’éclipse, je ne sais pas comment. Elle était à genoux avec les bras resserrés autour de son pardessus. Au moment de se lancer sur elle, Fred a été retenu par le jeans : Son cutter tout en métal – qu’il n’avait pas oublié en s’échappant du commissariat – était en train de fondre à l’intérieur de sa poche ; je discernais les contours du cutter chauffé à blanc ! Fred était incapable d’avancer d’un centimètre de plus et de violer la fille, peut-être était-il accrocher mystérieusement comme nous avions vu avec Simon. Soudain, il s’est cambré en arrière. Il a faibli, avant d’être soulevé du sol par une force invisible - la main d’Hadès ? – Il s’est alors éloigné de la fille terrorisée. Et comme il pendait en l’air, inerte, les rayons du soleil commençaient d’éclairer la cour doucement d’ouest en est ! Fred s’est mis à planer à une hauteur invariable, à la même vitesse que l’ombre de la lune ; c’était de l’ordre de quelques mètres par seconde.
J’ai secoué la tête et j’ai failli tomber du vélo parce que la petite a freiné à mort ! Je me suis aperçu que je la tenais par les hanches. « Regarde, c’est quelqu’un qui était avec toi, je te dépose ici ! » Elle avait raison, c’était Simon qui arrivait en face, près de la route barrée de la colline ! Je n’en croyais pas mes yeux, je ne l’ai pas reconnu tout de suite car il était vêtu d’une tenue d’infirme et impotent. « Il a l’air inoffensif, a dit la petite, mais je préfère me débrouiller seule maintenant ! » Je n’ai pas répondu, je trouvais les choses tellement bizarres. Je m’apprêtais à la laisser et elle m’a dit, avec une dose d’impatience et en regardant sa montre de communion au poignet : « Je te retrouverai quand ce sera fini, j’espère ! » Je lui ai fait un sourire.
J’avançais à la rencontre de Simon, que je croyais décédé au cimetière ! Je lui ai dit :
- C’est impossible que tu sois là !
Simon était fatigué. Il m’a dit :
- Je devais te voir…
Il y avait les deux vélos et une voiture dans le talus à droite. On a franchi les barrières. « Fais attention ! » Simon faisait référence au vélo de la petite, à l’original, celui qui était couché sur la route depuis le début de l’éclipse, immobile. Il me semblait de plus en plus évident que le hasard n’avait pas sa place dans cette dimension : Comment nier, par exemple, que je m’étais retrouvé face à Simon, juste à cet instant, au pied de la colline ? Nous étions peu nombreux à errer ici et les coïncidences, peut-être, étaient plus fréquentes et, dans ce cas, plus significatives je me disais. Pourquoi tant de précision, d’intuition ?
- Il y a des gens ici, passe par le talus !
- Des gens ?
- Je crois que ce sont les parents de cette gamine avec qui tu descendais la route…
- Ah oui !
- Elle est sûrement tombée de son vélo quand il a fait noir…
En effet, je me suis imaginé la manière dont elle avait dû distancer ses parents, passer les barrières avant eux, puis, au moment du choc de l’éclipse, ses parents l’avaient vue tomber de vélo ! Elle était ici depuis tout ce temps, dans cette zone d’ombre avec nous, et personne ne l’avait vue. Maintenant, elle avait joué son rôle et elle se cachait plus loin sur la route, à l’écart de mes amis ! J’avais la tête qui tourne.
Simon donnait ses dernières forces pour grimper au sommet, pour découvrir le pire : Son enveloppe charnelle étendue avec une balle dans la tête et une balle dans le dos. Moi, je l’avais vu ainsi mais je me demandais s’il connaissait sa situation et son destin.
- Tu as été transporté dans un hélicoptère, tu te souviens…
- Oui, a-t-il dit, on m’a transporté d’urgence à l’hôpital de Paliseul ! Il n’y avait pas beaucoup de monde dans les couloirs, je te le dis. J’ai eu droit à une grande chambre pour moi tout seul, et surtout, à deux magnifiques infirmières d’une douceur incroyable et qui sont venues s’occuper de moi... C’était des anges, il n’y a pas d’autre mot. Mais j’avais terriblement envie de m’évader.
- Pourquoi ?
- Les infirmières, elles, voulaient à tout prix que j’aille voir la maternité !
J’ai dit à Simon que je ne comprenais pas.
- Elles m’ont expliqué qu’un enfant allait bientôt naître et que cette enfant avait besoin d’une âme…
- Continue.
- Elles voulaient que je me rende à un endroit précis dans la maternité, que je m’allonge sur un lit d’accouchement ! Elles étaient prêtes à tout et il y en a une qui m’a dit que si je ne faisais pas ce qu’on me demandait, l’enfant viendrait au monde aveugle ! Tu te rends compte ?
- Mais alors, pourquoi es-tu revenu ? ai-je dit en m’énervant un peu.
On est passé devant la voiture de John et je n’ai vu personne dans le chemin et personne près des buissons et des arbres. On a poursuivi l’ascension.
- Je veux te parler du diamant ! Je n’ai pas eu le temps d’aller le récupérer, comme tu vois, je ne sais presque plus marcher.
- Le diamant ? me suis-je écrié, l’heure n’est plus au diamant ! Est-ce que tu as l’intention de retourner au cimetière pour voir ta dépouille ?
- Oh, je sais que je suis mort, a fait Simon avec lassitude, mais j’ai besoin de te demander un service. Je suis revenu exprès pour ça, j’y ai pensé fort à l’hôpital et sur la route.
- Un enfant avait besoin de toi et tu es revenu pour me parler du diamant !
Simon me regardait intensément.
- Je veux que tu le détruises, que tu t’en sépares, je veux que personne ne le retrouve jamais !
- Pourquoi ?
- Je ne rêvais pas grand, je voulais simplement m’installer en Provence et faire pousser des fleurs ! Et je crois toujours que j’aurais réussi mon coup s’il n’y avait pas eu…
- Mais non ! ai-je fait, c’est arrivé ! Lucien Mars t’a tiré deux balles dans le corps à cause de ce diamant, je ne peux pas y toucher !
- J’ai tué des gens moi aussi…
Simon avait dit ça d’un air si grave.
- Comment ça ?
Nous arrivions sur le plateau, je ne voyais toujours aucun de mes amis. Simon a parlé :
- Chaque fois que j’étais accroché par ma veste, tu te rappelles, eh bien c’était le diamant dans ma poche qui traversait un touriste à toute vitesse. Je suis resté cinq fois accroché !
J’ai été sonné par cette révélation. Puis j’ai vite réfléchi et je lui ai dit :
- Mais moi, j’ai transporté ma montre et il ne m’est rien arrivé, je ne suis pas resté accroché !
- Oui, a dit Simon, à cette différence près que tu ne l’as pas volée, ta montre. N’est-ce pas ?
- C’est vrai, je ne l’ai pas volée…
Il s’est arrêté de marcher.
- Je ne voulais pas que cet enfant hérite d’une âme de voleur, même si cet enfant, c’est moi plus tard ! Je ne veux plus…
- D’accord.
- Tu va m’aider, n’est-ce pas ? Parce que je ne trouverai pas d’issue si tu ne m’aides pas, je vais bientôt être seul à mourir.
« Seul à mourir… » Je ne comprenais plus rien. Simon s’est remis en marche, douloureusement. On allait passer le dernier buisson avant l’étendue herbeuse.
- Tu sais encore où il est ? m’a-t-il demandé en évoquant une nouvelle fois le diamant.
- Ecoute, oui…
- Il est enterré à droite du banc, pas à gauche ! Peut-être à cinq mètres du banc…
- Ce n’est pas le problème, où il se trouve…
J’ai été surpris par une voix dans notre dos : C’était John, une dizaine de mètres derrière nous ! « Pardon, je vous ai vus passer ! » Il avait l’air essoufflé, il m’a parlé :
- Je voulais te rendre ta montre. Il reste à peine une seconde ! Ha, ce n’est pas le moment de traîner ! Il faut que je retourne près de ma voiture !
John s’est avancé avec une main sur la poitrine et l’autre tendue vers moi. J’ai repris possession de ma montre, elle était très chaude mais semblait intacte. John a levé ses bras et il a regardé au-dessus de lui, en prenant une position cambrée, en regardant le ciel. Et après avoir respiré à fond, il a dit :
- Maintenant, je sais que Dieu existe ! C’est un berger et si tu veux savoir, je ne regrette pas un instant de cette vie mystérieuse. J’ai appris plein de choses…
- Très bien, je suis content…
- Des choses qui vont m’enrichir pour l’avenir, et pour le reste de mes jours. Je le remercie !
Il a lorgné une fois vers ma main, et la montre, en disant :
- C’est la vraie, l’unique montre de ton grand-père !
Puis il est reparti en trottant. « C’est un chef-d’œuvre de Dieu ! » Il a disparu dans le virage.
- Fais attention, m’a dit Simon, de ne pas te blesser ou de te tuer avec cette montre quand tu auras retrouvé ta place !
- Euh, oui…
Simon me serrait le bras, il m’a répété qu’il comptait sur moi, il m’a regardé avec intensité, il m’a lâché et il a continué de marcher sur le chemin d’un pas engourdi.
Puis j’ai aperçu Léo dans le champ, il me faisait signe en restant immobile.
- Te voilà ! Où est-ce que tu étais, bon sang !
J’ai montré de la tête Simon qui s’en allait comme un vieillard agonisant et Léo m’a dit, l’air dépourvu :
- Je n’ose pas bouger, John m’a fait chier avec le temps…
- Ah oui ?
- J’aurais pu m’envoler, sans ce connard !
Léo a vu que je tenais ma montre en main et il m’a dit, en m’accablant :
- Je ne comprends pas que tu lui aies prêté ta montre ! Pourquoi est-ce que tu ne me l’as pas prêtée à moi, plutôt ?
Une trentaine de mètres environ me séparait de lui mais sa voix me parvenait clairement ! Léo attendait une réponse, il clignait des yeux sans arrêt en me fixant et en mimant nerveusement un pendule avec son bras. Je lui ai dit, concernant la montre et John :
- C’était pour l’occuper !
- Il m’a emmerdé, c’est incroyable !
- Oui, mais je l’ai vu sur la route, il m’a rendu la montre sans problème, il reparle de Dieu et il n’a pas fait trop de dégâts comme je peux voir.
- Si, il me rendait fou…
- Où est ma radio ? Ah, je la vois !
- Méfie-toi de lui, il a essayé de me faire quitter la colline plusieurs fois, avec des ruses. Je suis sûr qu’il mijote quelque chose !
- Sois rassuré, c’est presque fini.
J’avais retrouvé ma radio près de la souche !
- Toi aussi, tu commences ! s’est écrié Léo avec des grands yeux méfiants, ce crétin a dû me dire ça une bonne centaine de fois : « C’est presque fini… », et à chaque fois, il remettait la montre dans sa poche et faisait semblant de repartir vers sa bagnole ! En réalité, il ne me lâchait pas, il était jaloux parce que j’étais sur le point de décoller, de connaître la joie du vol indépendant ! La formule pour le vol. Hou…
A cet instant, je regardais l’horizon derrière Léo. Je distinguais un point noir dans le ciel mauve-bleu, un ciel qui apparemment s’éclaircissait !
- Ça va, je n’ai plus besoin de ma montre, ai-je dit, je vois Fred qui revient, là-bas dans le ciel !
- Tu vois Fred dans le ciel ?
- Oui, juste derrière toi !
Léo s’est retourné et il a dit en découvrant le petit point qui dérivait légèrement dans le lointain :
- C’est Fred, le petit point ? Ta vue s’améliore nettement !
- Oui, c’est lui. Il plane, il est bourré au whisky…
- Comment est-ce que tu sais que c’est lui, et comment sais-tu qu’il est bourré ?
- J’ai eu une vision, un rêve dans un rêve…
Léo était agité, il a changé de sujet :
- Où est-ce que j’étais au moment de l’éclipse, exactement ?
- Tu étais plus près de moi, je m’en souviens.
- Non, j’ai bougé quand il y a eu les lumières. Merde !
- L’herbe ! ai-je fait, c’est du cristal… Nos pas sont inscrits dans l’herbe comme dans la neige, Léo, regarde. Regarde où l’herbe est brisée !
- Non, a dit Léo avec dépit, j’y ai pensé, mais trop tard, et maintenant, il y a trop de pistes !
- Ecoute, on a encore un peu de temps, ça ne sert à rien de s’affoler.
- J’étais ici, je le sens !
- Tu as vu, il fait franchement plus clair dans cette direction. C’est le soleil qui revient…
Léo est resté silencieux, observant l’ouest entre le château Renaud et la lisière de la forêt. Quant à moi, je suis facilement retombé sur le moule de ma main sculpté dans l’herbe, à quelques mètres de ma radio, que je pouvais voir ! J’ai su – ça m’a fait un bien fou -, que j’étais à l’endroit précis où je me trouvais quand tout a commencé, il y a deux minutes, deux jours, deux siècles ! C’était là que j’avais ramassé la montre de mon grand-père ! J’y tenais tellement. J’ai déposé à nouveau la montre dans son moule, par prudence. Je me suis permis le luxe d’entrer dans mes pas, quelque peu allongés, ce qui m’a procuré une sensation de rédemption ! Ça n’a pas duré longtemps car Léo redevenait impatient et tournait en un petit cercle ; il allait bientôt tourner sur lui-même et devenir fou. Il a calé net et m’a demandé, avec la voix haute, mais en mâchant ses mots :
- Alors, on revient à sa place coûte que coûte ?
- Oui.
- Même Simon qui s’est fait descendre ?
- Oui.
- Entre parenthèses, a dit Léo en faisant un signe « attention » avec son doigt, je trouve ça extrêmement bizarre que Simon retourne en ce moment même au cimetière ! Je le vois, il est là, dans le champ, en esprit, comme nous. Il a son pyjama, il marche tranquillement. C’est incroyable, où va-t-il !
- Pour Simon, c’est différent, mais nous allons revenir dans notre corps coûte que coûte, c’est vrai !
Du moins, je l’espérais.
- Voilà Fred qui rapplique, c’est bien lui ! a dit Léo en s’immobilisant. Il est suivi par le soleil, la vache…
Léo et moi étions séparés par une cinquantaine de mètres, lui était plus à l’ouest que moi. Simon était toujours visible sur le chemin. Il commençait à y avoir beaucoup de lumière à l’ouest, j’ai vu l’ombre de la lune disparaître lentement de la colline du château Renaud pour céder la place aux rayons. C’était éblouissant. « On va y rester ! » a crié Léo.
Fred se rapprochait avec le soleil derrière lui. Les rayons devaient à présent irriguer le bas de la colline et le cimetière militaire. A un moment, j’ai discerné Fred plus distinctement : Il avançait toujours d’un train paisible dans l’espace, il était évanoui comme lors de ma dernière vision. Le soleil a englouti le bosquet et les scientifiques, là, j’ai dû baisser mes paupières car je n’avais jamais vu autant de lumière - ou ça m’avait tellement manqué ! - Fred allait passer au-dessus de Simon, qui apparemment était en retard et n’aurait pas le temps d’atteindre le cimetière militaire ! Quand le soleil a touché Simon, Simon a disparu. J’ai vu Léo perdre connaissance, se déplacer de façon étrange vers la droite, comme guidé ; il a dû bouger d’une dizaine de mètres. J’étais aveuglé, le soleil était tout proche de Léo. La silhouette de Fred, pantelante, est arrivée face à moi dans le puissant contre-jour et elle est descendue vers la voiture. Alors que Fred allait se poser, j’ai ressenti un frisson terrible et ensuite, une baisse de tension. Je suis tombé à genoux. C’est alors que le soleil a irradié tout le paysage ! J’ai fermé les yeux en pensant que jamais plus je ne pourrais les rouvrir.

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