1. La Matinée.
J’habite Amnéville, une petite ville de campagne. C’est un endroit calme, et le soir, je m’endors toujours avec la fenêtre ouverte. Mais cette nuit-là, j’ai été réveillé par des coups de klaxons et des bruits de moteurs : Ce n’était pas une petite fête, il s’agissait des touristes arrivant de toute l’Europe pour voir l’éclipse ! Je me suis levé, j’ai fermé la fenêtre, et pas moyen de me rendormir, j’ai vu défiler quatre, cinq et six heures sur mon réveil digital.
Les cloches ont sonné neuf heures. Je me suis dit : « Déjà ! » J’ai tiré les tentures : Amnéville s’étalait sous mes yeux. Heureusement, le ciel était bleu, comme nous l’avions tous espéré ! Je n’avais pas beaucoup de temps pour rêver, Fred m’avait laissé un message vocal disant qu’il était en route. J’ai cherché dans un tiroir la vieille montre en argent de mon grand-père. Je l’ai remontée et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite, à la seconde près !
Au jardin, les chats se prenaient dans mes pieds, il devinaient mon excitation. Fred m’attendait près de la grille en fumant une cigarette. Il m’a proposé de fumer, j’ai accepté. On est parti en voiture. Je trouvais qu’il était de mauvaise humeur, il ne parlait pas et soupirait. Je lui ai demandé si tout allait bien, il m’a répondu qu’il avait bu du whisky toute la nuit. Il m’a ensuite avoué que son père ne voulait pas qu’il prenne congé aujourd’hui ; Fred faisait le même métier que son père, il était assureur, et de ce fait, était professionnellement lié à lui.
- Mon père s’amène à l’aube, moi je dormais sur un tapis à l’étage, j’étais dans le gaz. Je me lève, je vais voir à la fenêtre et je lui dis que c’est le jour de l’éclipse, que je prends congé ! « C’est un jour dangereux, qu’il me dit, je veux que tu sois derrière ton bureau ! » J’ai refermé la fenêtre, et tu sais ce qu’il a fait ? Il a enfoncé la porte de la cuisine, en poussant comme un bœuf, et l’alarme s’est déclenchée ! Je n’étais pas arrivé au bas de l’escalier qu’il m’a empoigné par le bras et m’a jeté par terre ! J’ai encore les traces…
Fred a sorti son téléphone portable de sa veste et il a dit en le secouant :
- Il croit que je suis chez moi, mais je dévie ses appels. Il a déjà sonné deux fois. Il est vieille école, hein ? S’il sonne, tu te tais.
- Tu le prends pour un con, ai-je dit.
- S’il m’appelle, tu remontes ta vitre, ok ?
Léo chipotait sur son ordinateur. « Léo ! Léo ! » Sa mère l’appelait sans arrêter, c’était sciant, et elle me souriait. J’attendais sur le pas de la porte, le soleil montait doucement derrière moi et je sentais un peu sa chaleur. Léo portait un jeans et un pull en laine fine de couleur noire.
- Je faisais le thème du jour.
Il était aussi passionné d’astrologie.
- Et John ? Pas de nouvelles ?
- Non…
Nous avions rendez-vous sur la colline mais John n’avait pas donné de signe de vie depuis le début de la semaine. Je me demandais pourquoi il voulait être seul. Moi, je voulais partager ce moment avec mes amis : On avait cette chance incroyable de voir une éclipse totale juste au-dessus de chez nous !
- Si mon téléphone sonne, nous a rappelé Fred en voiture, vous ne faites pas de bruit et vous remontez les vitres, ok ?
Dix heures : Les foules dispersées se laissaient porter vers un endroit ou un autre, scrutant déjà le ciel avec leurs lunettes spéciales, noires ou en feuilles d’aluminium. Des caméras vidéos, des appareils photos autour du cou pour immortaliser cet instant. Des hommes derrière leur volant avaient l’air de fous, certains quittaient leur trajectoire au ralenti. A la radio, l’animateur a dit qu’il restait une demi-heure avant le début de l’éclipse ! Des campings sauvages fleurissaient, des champs entiers servaient de parkings, comme autour du château Renaud, lieu très prisé, où était installée la radio. Je commençais à avoir chaud, et il y avait tellement de monde que ça me fatiguait. Avant le contournement de la carrière, un écriteau indique : « Amnéville Centre » et moi, j’ai lu : « Amnéville Cendres ! » Fred m’a demandé à quelle heure exactement l’éclipse serait dans sa phase de totalité, et j’ai passé ma tête par la fenêtre pour respirer. « A midi » a dit Léo.
On s’est arrêté devant la ferme de Marcellin Jacques parce qu’il y avait une échoppe et des touristes sous un parasol jaune. Pour l’occasion, la femme du cultivateur s’était mise à vendre des boissons, et c’était cher. Fred lui a demandé :
- Et le chef ?
- Oh, il dort ! a dit la fermière, il ne veut pas voir ça ! Il dit que c’est mauvais pour le bétail… Vous prenez le coca ?
- Non, c’est trop cher.
Dans l’avenue Chevrier, ça bouchonnait pas mal, mais c’est dans le parc qu’il y avait le plus de monde. L’animateur à la radio racontait des histoires, des légendes sur les éclipses, et ça me rendait impatient. Il y avait de l’électricité dans l’air. Un bus venait en face de nous. Il s’est arrêté près de l’abri, à peu près à une trentaine de mètres du sens giratoire noir de monde. Sur la façade de l’abri, il y avait une publicité pour des bottes, une publicité efficace montrant une blonde grandeur nature, à quatre pattes, qui regardait derrière elle ses belles bottes en cuir à 1999 Francs – c’était facile de vendre des chose à ce prix-là alors que nous étions en 1999, et en plus, avec des affiches de ce type. La blonde irréelle n’avait pas d’autre vêtement sur elle : Ses seins étaient cachés par ses cheveux, et le reste mystifié par le fait qu’elle était légèrement penchée en avant. Le bus était maintenant à l’arrêt et nous barrait la vue ! J’en ai vu descendre une femme que tout le monde ici, à partir des enfants jusqu’aux vieillards, s’accorde à qualifier de laide : Je n’avais jamais vu quelqu’un de vraiment laid avant, à Bruxelles ou ailleurs, c’était ici, dans une petite ville de cinq mille âmes, que vivait Fernanda ! Tout ce que je peux dire, c’est que la nature semblait avoir dotée Fernanda de la force, car elle mesurait presque deux mètres, elle était baraquée, avec des mollets comme des ballons de foot, un cou énorme dont la base touchait les épaules, genre « taupe », sa peau sur les bras et le visage était recouverte de pigments violets, sa bouche était toujours bien ouverte pour oxygéner l’organisme. Elle portait des lunettes à verres très épais. Mais elle savait s’habiller : Ce jour-là, un kimono de toutes les couleurs entourait la créature ; ça me gêne un peu de parler d’elle de cette façon, après tout, je ne la connais pas. Elle était debout à côté l’abri, avec au moins dix sachets de commissions pendus entre les doigts ; elle revenait du supermarché et semblait fatiguée et pressée de regagner sa maison. Elle a traversé la route en négligeant le passage clouté dix mètres plus loin. Une voiture rouge - celle de John ! - avançait au pas derrière le bus. John, comme Fred, matait la publicité avec la fille blonde. Des coups de klaxons se sont fait entendre. Personne d’autre que moi n’avait vu Fernanda qui traversait ! John a repris son cap, au passage, il a heurté du bout du pare-chocs les sachets de commissions : Fernanda a fait un ample demi-tour sur elle-même avant de se retrouver assise sur le capot de notre voiture. Fred a croisé le regard de John. Puis il a accéléré à son tour, et la voiture, comme une grosse pelle, a ramassé Fernanda, qui a plaqué sa bouche monstrueuse sur le pare-brise. Fred n’a eu qu’à donner un petit coup de freins pour qu’elle se détache. Elle est tombée sur le côté, ses courses toutes éparpillées sur le sol.
- Le petit connard ! a dit Fred en regardant John qui s’en allait dans le rétroviseur.
Et puis :
- Merde, c’est une cliente.
Fernanda a montré du doigt la voiture, Fred a passé sa tête dehors et il lui a crié :
- Hé, vous n’avez pas traversé sur les clous !
Fernanda essayait de se relever.
- Même si vous êtes handicapée, vous n’avez pas le droit de traverser la route comme ça, en négligeant les passages cloutés !
Des gens ont commencé à sourire, certains ont ri et quelqu’un de la région a crié que c’était inhumain !
- Allez dormir, maintenant ! lui a dit Fred en remontant sa vitre.
J’étais mal à l’aise, il m’arrivait de croiser Fernanda dans les transports en commun ; j’espérais qu’elle ne m’avait pas reconnu. Une traînée de bave séchait sur le pare-brise, Fred a fait marcher les essuie-glace. Il s’est engagé dans le sens giratoire pour faire un tour complet. Nous sommes donc repassés devant l’abribus, Fernanda avait déjà disparu, laissant des articles sur la route. Près de sa maison, on a vu qu’elle baissait les volets ! « C’est ça, va dormir ! » Fred a jeté un regard à Léo dans le rétroviseur, avant de nous avouer que Fernanda était une de ses clientes : « Mon père me refile les gens qu’il n’a pas envie de voir ! » Il avait reçu une partie du portefeuille d’assurances de son père. Il nous a dit ce qu’il savait sur Fernanda, notamment qu’elle menait la vie de château dans cette belle avenue : Elle recevait une pension équivalente au salaire d’un patron d’usine, en raison d’un grave problème de santé ! « Je dois me coltiner ça, moi ! Et de toute façon, je n’ai pas de bol dans ce métier ! » La malchance de Fred signifiait peut-être qu’il était sur la mauvaise voie. Bien sûr, il menait d’autres affaires à côté, plus fructueuses. Mais son père avait de l’emprise sur lui.
L’éclipse avait commencé. On s’est arrêté sur la route qui surplombe la grande carrière de schiste d’Etain. En descendant de la voiture, on a tous voulu essayer nos lunettes spéciales. Fred était comme un enfant, Léo avait la tête en l’air, il était sérieux et ne disait rien, et moi j’ai trouvé que ce n’était pas génial : Je voyais à travers le filtre un genre de croissant lunaire et surtout, ça me faisait mal autour des yeux. Au bord de la falaise, j’observais la carrière aux jumelles : C’était comme une grande cicatrice de deux kilomètres de large sur dix de long, en plein cœur du vert paysage. Un lieu désolé où rien ne poussait, pas une fleur, pas une herbe, un désert miniature avec au milieu, un lac d’eau minérale ! C’était un endroit qui ne pouvait plus être dégradé davantage et qui selon moi, n’avait pas sa place dans la région.
J’étais un condor et je survolais le lac grisâtre : Un homme se tenait à genou près de l’eau, il astiquait son appareil photo. Léo m’avait rejoint, il m’a demandé les jumelles, je les lui ai passées, il a jeté un rapide coup d’œil et s’est écarté brusquement en disant :
- La vache, j’ai vu un truc bizarre !
- C’est parce qu’il faut régler un œil, voilà, tourne cet oculaire.
- Mais qu’est-ce que tu as aux yeux, tu devrais porter des lunettes !
- Je sais, mais j’aime bien comme ça.
- Moi, j’ai vu des pyramides là-bas, taillées dans la falaise !
- Des pyramides ?
J’ai réfléchi et j’ai trouvé une explication :
- C’est sûrement les prismes à l’intérieur des jumelles, il y a parfois des reflets.
- Ah bon ! C’est terrible.
Léo regardait à nouveau aux jumelles.
- Ils ne sont pas bien mis dans cette carrière ! Je vois une fille en train de bailler, et sa petite sœur qui la tire par le bras !
- Elle est belle ? ai-je demandé.
- Elle baille, elle s’ennuie.
Fred est venu nous dire qu’on allait être en retard sur la colline.
La route était rendue inaccessible par deux lourdes barrières munies d’un insigne : « Passage interdit ! » De part et d’autre, les marais empêchaient de contourner. Comme je connaissais le propriétaire de la colline, j’ai dit à Fred de passer, que ce n’était pas grave. On a poussé les barrières avec Léo, et on les a remises comme il faut. Puis, on a grimpé en voiture lentement la côte qui serpente le versant. La route se transformait, à la moitié, en un chemin de terre.
- J’ai vu la voiture de John, a dit Léo.
- Tu es sûr ? a demandé Fred.
- Sur la droite, près des arbres. Je crois que c’était lui.
En haut, Fred s’est garé en dehors du chemin, dans les herbes. On apercevait une camionnette grise à proximité du bosquet, au milieu du plateau arrondi. C’était des scientifiques ! Il y avait un type en blouse blanche qui déballait des cartons sur des tables pliantes, et un autre, assis sur une chaise de jardin, sous une ombrelle. Quand celui-là nous a vus, il s’est dressé et il a marché dans notre direction à grands pas, avec son tablier blanc et des feuilles dans la main. Pour l’énerver, Fred a proposé qu’on se sépare. Fred est parti vers la gauche et Léo, vers la droite. Le scientifique zigzaguait sans se décider. Il s’est arrêté dans le champ et il nous a crié : « Je vous donne trois minutes pour vous en aller, pas une de plus ! » J’avais mal à la tête, à force de voir si peu de fraternité en ce jour. J’ai été à la rencontre de l’écervelé, mais il ne m’a laissé le temps de parler :
- Et les barrières ! J’ai du matériel pour un million, des ordinateurs, des pellicules sensibles, des éprouvettes, des épuisettes, des filtres, un sismographe, une parabole. J’ai l’autorisation de travailler ici.
- Nous aussi, ça fait longtemps qu’on a décidé de venir voir l’éclipse ici…
- Je m’en fous de l’éclipse ! Vous pouvez dégager, s’il vous plait.
Fred s’amenait en renfort. Le scientifique s’est essuyé le front et les lunettes, en sortant un portable de sa poche : « C’est bon, j’appelle les flics ! » Pas de chance, le portable ne captait pas. « Bon sang, on est sur une colline, il devrait y avoir du réseau ! » Il s’est tu, il regardait partout, un sourcil plus haut que l’autre. Fred est arrivé près de moi et il m’a demandé s’il y avait un problème. « Vous avez vu ! »
- Quoi ?
- La brume se lève sur les marais, comme si c’était la fin du jour...
Le scientifique semblait nostalgique, alors il s’est un peu décrit :
- Je suis de la région, je m’appelle Daniel Fuse, professeur de météorologie à l’université. Je dois dire…
Il respirait avec émotion.
- Ah, j’ai toujours été fasciné par le microclimat qui régit cette colline !
J’étais d’accord avec lui, la colline du Couvrant était étonnante avec ses brumes particulières qui se levaient vite et qui, parfois, empêchaient de voir quoi que ce soit à l’horizon. Moi, ce qui retenait surtout mon attention, c’était l’extraordinaire rigueur avec laquelle les marais, constituant la base de la colline, tendaient à former un cercle parfait autour de celle-ci : Je l’avais remarqué à bord d’un petit avion. Un muret faisait tout le tour du périmètre, dans la vase et les roseaux. Il était soutenu par des digues qu’on ne voyait pas, et guidé par des rails de chemin de fer mis bout à bout et sertis dans la pierre. Ça ressemblait un peu à des douves et l’accès était difficile, en dehors de trois passages : Les deux routes mi-terre mi-goudron et le pont à l’entrée du cimetière militaire. D’autres choses m’attiraient ici, comme par exemple le magnétisme qui se dégageait quand on était en haut : Il y avait eu des guerres et des batailles, et un tas de ferraille était enfoui sous le dôme. Qu’y avait-il encore ? Cette pierre taillée - mais qui n’avait pas de rapport avec le cimetière militaire -, dressée dans le bosquet. Sa position était symbolique, sa présence obscure. Tout ça était charmant.
- Juste une chose, a dit le professeur Fuse, si vous pouviez rester séparés pendant l’éclipse, et ne pas bouger !
Il nous assignait des places.
- Oh oui, faites un triangle pour voir ! Et ne bougez pas, hein !
Puis il est reparti vers le bosquet en secouant son portable. Fred faisait pareil, en tournant son bras au-dessus de la tête. « Il n’y a plus de réseau ! » Je lui ai demandé s’il n’avait pas froid.
- La lumière a baissé, tu as vu ?
- Vous avez vu mon ombre, a dit Léo.
Nos ombres sur le chemin étaient pâles, malgré des contours nets !
- Jamais vu ça ! a dit Fred avant de remettre ses lunettes spéciales.
- Holà, a dit Léo, il ne reste pas grand-chose du soleil !
Ces fichues lunette me faisait toujours aussi mal autour des yeux. J’ai pris ma radio dans la voiture et je suis allé m’asseoir sur la souche d’un vieux chêne. J’étais installé de façon à ne pas voir la camionnette des scientifiques. J’ai posé ma radio dans l’herbe et j’ai cherché une station avec de la musique classique mais il n’y en avait pas : Tous les animateurs parlaient de l’éclipse, avec des invités plus ou moins prestigieux. J’ai regardé l’heure à la montre de mon grand-père : Il restait cinq minutes ! J’ai essayé de repérer John, il aurait pu être dans le bois qui longe la route, il aurait pu être n’importe où. Je voyais au loin la cime des arbres du cimetière, des beaux cyprès qui dépassaient un peu la courbure de la colline. La brume marécageuse montait doucement, à cause du refroidissement de l’air. Les collines avoisinante étaient tapissées de voitures de tout coloris, ça faisait des mosaïques. Par contre, il n’y avait presque personne ici et ce n’était pas uniquement à cause des barrières des scientifiques, non, les gens ne se sentaient pas à leur aise sur le Couvrant, j’avais pu le vérifier à maintes reprises. La plupart du temps, ils ne venaient qu’une fois.
Léo était à cinquante mètres de moi, en train de manger des tartines, et Fred, cent mètres sur ma gauche, appuyé contre la voiture. Soudain, le ciel s’est assombri du côté ouest et ma radio s’est brouillée. J’ai entendu le bruit d’un moteur et j’ai vu une grosse voiture, un 4X4, sur la deuxième route qui conduit à la colline. La voiture s’amenait à toute vitesse, décollant de la poussière. Avec la brume, je ne voyais pas bien et je me suis dit : « Ce n’est quand même pas les flics ! » Une volée d’oiseaux retournaient en criant vers les coteaux. A l’ouest, une manifestation de joie a eu lieu sur la colline du château Renaud : C’était l’ombre gigantesque de la lune qui arrivait à près de trois mille kilomètres heure ! Une seconde après, il s’est produit quelque chose, un enchantement de lumière que je ne pourrai pas décrire avec précision : Des boules de lumière se sont mises à tourner autour de la colline, elles n’étaient pas grosses, comme un poing, elle semblaient prendre leur origine dans le cercle de brume et les marécages. Très vite, il y en a eu des centaines ! Elles ont pris de la hauteur avant de filer vers le soleil encore brillant, se confondant à ses derniers rayons. Elles ont rejoint le soleil, oui, et puis ce fut l’obscurité !
A cet instant, je tenais ma montre dans la main et je l’ai lâchée sans le vouloir. Elle est tombée dans l’herbe cristalline. Je l’ai ramassée et remise dans la poche de mon jeans sans même vérifier son état ; c’était un cadeau de mon grand-père et soudainement, elle n’avait plus guère de valeur à mes yeux.
Fred n’avait rien vu de ce qui s’était passé, il avait encore ses lunettes noires plantées sur le nez. Quand il a compris qu’il pouvait les retirer, il s’est écrié : « Je n’ai jamais vu le soleil comme ça ! » Le soleil ressemblait à un cerceau de feu. Léo m’a rejoint et m’a dit avec un visage interrogateur : « Est-ce que tu as vu ce jeu de lumières ? » Je ne lui ai pas répondu. On a marché vers Fred, qui, à trop regarder en l’air, perdait l’équilibre. Près du bosquet, les scientifiques étaient en mouvement eux aussi. J’observais la nature à ma façon, et j’avais du mal à croire qu’il était midi : Le ciel était violet, pourtant il ne faisait pas noir comme pendant la nuit, la brume s’était dissipée et les horizons étaient rouge vif. C’était une ambiance rare. « On voit Vénus en dessous du soleil ! » Léo était content avec ses planètes, tant mieux parce que moi, rien de ce que je voyais ne me paraissait normal : L’herbe craquait sous mes pieds, apparemment gelée, j’entendais aussi un bruit sourd, sans que je puisse dire d’où ça provenait. Et surtout, un chevalier en armure découpait l’horizon sur son cheval ! Il arrivait au galop dans notre direction. « C’est une mise en scène, a dit Léo, c’est pas vrai ? » Je me suis arrêté de marcher. Le cavalier s’approchait, à mon avis, il était passé par le sentier qui traverse le bosquet et les scientifiques avaient du le voir surgir. Maintenant, il était au trot et on voyait sa grande épée ! Fred se tenait debout au milieu du chemin agricole, les mains sur les hanches, et je lui ai dit de se mettre sur le côté. La fierté du cavalier et sa façon de maîtriser son cheval lui donnaient du crédit : Il a ralenti au pas et, à notre hauteur, il a mis sa large main en cotte de mailles dans l’espace, comme pour mesurer le temps, voir s’il y avait du vent ou je ne sais pas. Il n’allait pas vite, il était au ralenti, puis il a repris les sangles et est parti par le chemin. Personne ne disait rien, Fred regardait le ciel. Un homme en jeans noir, avec une veste en cuir brun foncé, arrivait dans notre direction. Il nous a dit qu’il s’appelait Simon et qu’il était dans le cimetière militaire au moment où il y a eu les lumières.
- J’ai laissé tomber quelque chose auquel je tiens, a-t-il dit soudain, c’est passé à travers la poche de ma veste. Vous voyez ! Il y a une bonne fermeture éclair pourtant, et ce n’est pas décousu !
Fred a demandé à Simon s’il n’avait pas vu le chevalier. Simon a répondu :
- Non, je n’ai pas vu de chevalier.
A mon tour, j’ai demandé à Simon si, par hasard, ce n’était pas lui qui avait déboulé à la hâte avec un 4X4, sur la deuxième route. Il m’a dit que non, il a réfléchi et il a ajouté que ça faisait une heure qu’il patientait dans le cimetière. Simon n’avait aucun objet avec lui - ou juste quelque chose dans la poche auquel il tenait ! - Fred a essayé de démarrer la voiture, pas moyen. Aucune réponse de la batterie. Il a du s’acharner parce qu’il a cassé la clé de contact. « Putain ! » J’étais près de lui et il m’a chuchoté :
- Si je dois rentrer à pied, alors je prends mon cutter sur moi, c’est une évidence !
Moi j’ai pris les jumelles sur le tableau de bord pour regarder les autres collines. J’ai dit, en déglutissant :
- Les gens se sont cachés, c’est impossible !
- Pourquoi ? a demandé Simon.
- Parce que je ne vois personne, nulle part…
- Regarde dans la direction du château Renaud, a dit Fred, tu regardes n’importe où !
- Je vois les voitures, mais pas de bonhommes…
- De toute façon, a dit Léo, il ne fait pas assez clair pour regarder aux jumelles. Et tu es myope !
- Je vois parfaitement bien et je vous dis qu’il n’y a pas une âme !
Fred a demandé à Simon où il était garé. Simon a dit qu’il était venu en train. Alors Fred a voulu allumer une cigarette mais son briquet ne fonctionnait plus. Personne n’avait de briquet sur lui. Il a voulu utiliser l’allume-cigare mais la batterie était complètement plate. J’ai réfléchi que l’éclipse durait longtemps, je ne sais pas depuis combien de temps nous étions sous le soleil et la lune amoureux ! « Ça devrait être fini, a dit Léo. La totalité dure deux minutes, pas une seconde de plus. » Fred prétendait que ça faisait au moins cinq minutes ! Sa montre était arrêtée. La montre de Léo était arrêtée, celle de Simon aussi. La mienne, idem, elle était arrêtée : Les trois aiguilles étaient rassemblées sur midi avec une précision effrayante !
- Les scientifiques ! a dit Fred, c’est eux, je ne sais pas ce qu’ils ont foutu avec leurs appareils !
- C’est vrai, a dit Léo, et les lumières…
Les scientifiques n’étaient pas responsables, ils n’avaient pas ce genre de pouvoir. Et même s’ils avaient réussi à créer des perturbations magnétiques, les montres à quartz auraient pu s’arrêter comme c’était le cas, mais pas ma vieille montre à remontoir ! Ou bien je n’avais pas de chance et ma montre s’était cassée en tombant dans l’herbe, à midi précise !
- Ça me paraît logique, a dit Fred, ils ont tout bousillé avec leurs machines : Les montres, les batteries des voitures et je ne sais pas quoi d’autre encore.
J’ai dit qu’aucun d’entre nous ici ne savait vraiment ce que fait une éclipse, et que, peut-être, le temps était ralenti. J’ai proposé qu’on aille voir les scientifiques et j’ai ajouté que, d’ici à ce qu’on les ai rejoints, le jour serait revenu. Je me suis trompé.
- Je n’arrive pas à le croire, a dit Léo avec son doigt tendu vers le ciel, alors, ça reste comme ça là-haut ! Ça fait déjà bien un quart d’heure, j’ai l’impression ! Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ?
Le professeur Fuse était assis dans l’herbe, un peu plus loin que la camionnette, sous l’ombrelle plantée dans la terre. Il avait la tête entre les mains, il réfléchissait à ce phénomène inquiétant.
- Où est votre collègue ? ai-je demandé.
- Dans le petit bois magique…
- Pourquoi, un bois magique ?
- Parce qu’un cavalier du 16ème siècle était caché là-dedans !
- Vous n’allez pas chercher votre collègue ? a dit Fred.
- Il ne va pas se perdre, a dit le professeur Fuse en regardant Fred d’un air sévère. Il a eu peur, il a couru !
- Dites, ce n’est pas vous qui avez pété les montres et les batteries des voitures, avec vos installations ?
- Quoi ?
- Parce qu’on a regardé aux jumelles, tout le monde semble être reparti à pied ! Je vous dis que les batteries des voitures ne fonctionnent plus !
- Je ne comprends pas.
Léo marchait vers le bosquet. Le professeur Fuse s’est mis à rire, en disant : « Je vous préviens, il a vraiment eu peur ! » Puis il a ri encore, plus doucement, en contrôlant sa crise. On a entendu un coup de canon ! Simon s’est retourné en sursautant, c’était visiblement le plus surpris d’entre nous. Le professeur Fuse s’est levé tout de suite et il s’est empressé vers ses appareils. Fred a pensé à la même chose que moi :
- C’était un coup de canon, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Et ça venait du château Renaud.
- C’est une surprise, bravo ! ai-je fait en applaudissant.
Léo, lui, songeait plutôt à un avion à réaction qui aurait passé le mur du son afin de suivre le trajet de l’éclipse ! Il faut dire que Léo avait lu un tas de revues spécialisées. On s’est dirigé vers le cimetière militaire. Simon a dit : « J’en viens moi, du cimetière ! »
- Là-bas, vous avez vu ! s’est écrié Léo.
C’était John au loin, et à son allure fuyarde, j’en ai déduit qu’il ne voulait pas nous voir.
- Ce petit con marche vite, a dit Fred.
Il avait déjà rejoint la partie macadamisée de la deuxième route. Selon Fred, John se rendait à Amnéville et on le retrouverait bientôt.
Un muret encadrait le cimetière et des deux côtés, une rangée de cyprès descendait en pente douce vers les marais et la deuxième route. Les croix étaient bien alignées. Il y avait des arbustes pour garnir et quelques fleurs près de la stèle, érigée sur une butte. Simon nous a dit que ce n’était pas forcément un bon plan de traverser le cimetière, à cause de ce qui était en train de se passer. Pourtant Simon n’avait pas l’air superstitieux : Il est monté sur le muret d’enceinte, à droite. Fred est resté avec Léo sur le chemin central. Je me tenais en retrait. Simon n’allait pas vite, et je ne sais pas pourquoi mais je ne voulais pas qu’il se sauve de nous comme John venait de le faire. Fred et Léo ont passé la stèle. Fred a passé en premier le pont au-dessus des marécages, et puis il a franchi la grille d’accès au cimetière, formée de deux battants en fer forgé – le battant gauche était fermé. – Ensuite, je n’ai plus rien vu à cause de la végétation qui borde la route.
« C’est la voiture de Lucien Mars ! »
J’ai dit à Fred de ne toucher à rien, que Lucien Mars était sûrement dans le coin. Mais il est quand même entré dans le 4X4 par la portière ouverte, et il s’est étonné :
- Des munitions sur le siège et pas de fusil, c’est drôle. Oh, il a laissé la clé de contact !
J’étais resté près du pont. De ce côté de la grille, derrière le battant qui était fermé, j’observais qu’il y avait un objet suspendu en l’air, fixement : C’était un fusil de chasse, avec une lunette ! Je n’avais pas fait attention à ça en passant juste une minute avant. Je me suis approché lentement du fusil : Le canon traversait les barreaux en fer et je ne sais pas si c’était attaché à la grille. Je me suis rapproché encore de la lunette et j’ai regardé dans le viseur. J’ai reculé en découvrant Simon dans la ligne de mire ! J’ai cligné des yeux, le fusil n’était plus là ! J’ai crié après Simon et je l’ai aperçu, il traînait encore dans le cimetière. « Amène-toi ! » Puis j’ai dit à Fred de ne plus toucher à rien.
- Oh, ça va ! m’a dit Fred, à quatre pattes dans le 4X4, ce mec a ramené des millions du Congo, de l’or, des diamants qu’il a fait tailler en douce ! Et maintenant, il fait des safaris de merde ! Je lui cassé sa clé dans le démarreur. - Allez, on s’en va !
J’habite Amnéville, une petite ville de campagne. C’est un endroit calme, et le soir, je m’endors toujours avec la fenêtre ouverte. Mais cette nuit-là, j’ai été réveillé par des coups de klaxons et des bruits de moteurs : Ce n’était pas une petite fête, il s’agissait des touristes arrivant de toute l’Europe pour voir l’éclipse ! Je me suis levé, j’ai fermé la fenêtre, et pas moyen de me rendormir, j’ai vu défiler quatre, cinq et six heures sur mon réveil digital.
Les cloches ont sonné neuf heures. Je me suis dit : « Déjà ! » J’ai tiré les tentures : Amnéville s’étalait sous mes yeux. Heureusement, le ciel était bleu, comme nous l’avions tous espéré ! Je n’avais pas beaucoup de temps pour rêver, Fred m’avait laissé un message vocal disant qu’il était en route. J’ai cherché dans un tiroir la vieille montre en argent de mon grand-père. Je l’ai remontée et je l’ai réglée pile à l’heure du satellite, à la seconde près !
Au jardin, les chats se prenaient dans mes pieds, il devinaient mon excitation. Fred m’attendait près de la grille en fumant une cigarette. Il m’a proposé de fumer, j’ai accepté. On est parti en voiture. Je trouvais qu’il était de mauvaise humeur, il ne parlait pas et soupirait. Je lui ai demandé si tout allait bien, il m’a répondu qu’il avait bu du whisky toute la nuit. Il m’a ensuite avoué que son père ne voulait pas qu’il prenne congé aujourd’hui ; Fred faisait le même métier que son père, il était assureur, et de ce fait, était professionnellement lié à lui.
- Mon père s’amène à l’aube, moi je dormais sur un tapis à l’étage, j’étais dans le gaz. Je me lève, je vais voir à la fenêtre et je lui dis que c’est le jour de l’éclipse, que je prends congé ! « C’est un jour dangereux, qu’il me dit, je veux que tu sois derrière ton bureau ! » J’ai refermé la fenêtre, et tu sais ce qu’il a fait ? Il a enfoncé la porte de la cuisine, en poussant comme un bœuf, et l’alarme s’est déclenchée ! Je n’étais pas arrivé au bas de l’escalier qu’il m’a empoigné par le bras et m’a jeté par terre ! J’ai encore les traces…
Fred a sorti son téléphone portable de sa veste et il a dit en le secouant :
- Il croit que je suis chez moi, mais je dévie ses appels. Il a déjà sonné deux fois. Il est vieille école, hein ? S’il sonne, tu te tais.
- Tu le prends pour un con, ai-je dit.
- S’il m’appelle, tu remontes ta vitre, ok ?
Léo chipotait sur son ordinateur. « Léo ! Léo ! » Sa mère l’appelait sans arrêter, c’était sciant, et elle me souriait. J’attendais sur le pas de la porte, le soleil montait doucement derrière moi et je sentais un peu sa chaleur. Léo portait un jeans et un pull en laine fine de couleur noire.
- Je faisais le thème du jour.
Il était aussi passionné d’astrologie.
- Et John ? Pas de nouvelles ?
- Non…
Nous avions rendez-vous sur la colline mais John n’avait pas donné de signe de vie depuis le début de la semaine. Je me demandais pourquoi il voulait être seul. Moi, je voulais partager ce moment avec mes amis : On avait cette chance incroyable de voir une éclipse totale juste au-dessus de chez nous !
- Si mon téléphone sonne, nous a rappelé Fred en voiture, vous ne faites pas de bruit et vous remontez les vitres, ok ?
Dix heures : Les foules dispersées se laissaient porter vers un endroit ou un autre, scrutant déjà le ciel avec leurs lunettes spéciales, noires ou en feuilles d’aluminium. Des caméras vidéos, des appareils photos autour du cou pour immortaliser cet instant. Des hommes derrière leur volant avaient l’air de fous, certains quittaient leur trajectoire au ralenti. A la radio, l’animateur a dit qu’il restait une demi-heure avant le début de l’éclipse ! Des campings sauvages fleurissaient, des champs entiers servaient de parkings, comme autour du château Renaud, lieu très prisé, où était installée la radio. Je commençais à avoir chaud, et il y avait tellement de monde que ça me fatiguait. Avant le contournement de la carrière, un écriteau indique : « Amnéville Centre » et moi, j’ai lu : « Amnéville Cendres ! » Fred m’a demandé à quelle heure exactement l’éclipse serait dans sa phase de totalité, et j’ai passé ma tête par la fenêtre pour respirer. « A midi » a dit Léo.
On s’est arrêté devant la ferme de Marcellin Jacques parce qu’il y avait une échoppe et des touristes sous un parasol jaune. Pour l’occasion, la femme du cultivateur s’était mise à vendre des boissons, et c’était cher. Fred lui a demandé :
- Et le chef ?
- Oh, il dort ! a dit la fermière, il ne veut pas voir ça ! Il dit que c’est mauvais pour le bétail… Vous prenez le coca ?
- Non, c’est trop cher.
Dans l’avenue Chevrier, ça bouchonnait pas mal, mais c’est dans le parc qu’il y avait le plus de monde. L’animateur à la radio racontait des histoires, des légendes sur les éclipses, et ça me rendait impatient. Il y avait de l’électricité dans l’air. Un bus venait en face de nous. Il s’est arrêté près de l’abri, à peu près à une trentaine de mètres du sens giratoire noir de monde. Sur la façade de l’abri, il y avait une publicité pour des bottes, une publicité efficace montrant une blonde grandeur nature, à quatre pattes, qui regardait derrière elle ses belles bottes en cuir à 1999 Francs – c’était facile de vendre des chose à ce prix-là alors que nous étions en 1999, et en plus, avec des affiches de ce type. La blonde irréelle n’avait pas d’autre vêtement sur elle : Ses seins étaient cachés par ses cheveux, et le reste mystifié par le fait qu’elle était légèrement penchée en avant. Le bus était maintenant à l’arrêt et nous barrait la vue ! J’en ai vu descendre une femme que tout le monde ici, à partir des enfants jusqu’aux vieillards, s’accorde à qualifier de laide : Je n’avais jamais vu quelqu’un de vraiment laid avant, à Bruxelles ou ailleurs, c’était ici, dans une petite ville de cinq mille âmes, que vivait Fernanda ! Tout ce que je peux dire, c’est que la nature semblait avoir dotée Fernanda de la force, car elle mesurait presque deux mètres, elle était baraquée, avec des mollets comme des ballons de foot, un cou énorme dont la base touchait les épaules, genre « taupe », sa peau sur les bras et le visage était recouverte de pigments violets, sa bouche était toujours bien ouverte pour oxygéner l’organisme. Elle portait des lunettes à verres très épais. Mais elle savait s’habiller : Ce jour-là, un kimono de toutes les couleurs entourait la créature ; ça me gêne un peu de parler d’elle de cette façon, après tout, je ne la connais pas. Elle était debout à côté l’abri, avec au moins dix sachets de commissions pendus entre les doigts ; elle revenait du supermarché et semblait fatiguée et pressée de regagner sa maison. Elle a traversé la route en négligeant le passage clouté dix mètres plus loin. Une voiture rouge - celle de John ! - avançait au pas derrière le bus. John, comme Fred, matait la publicité avec la fille blonde. Des coups de klaxons se sont fait entendre. Personne d’autre que moi n’avait vu Fernanda qui traversait ! John a repris son cap, au passage, il a heurté du bout du pare-chocs les sachets de commissions : Fernanda a fait un ample demi-tour sur elle-même avant de se retrouver assise sur le capot de notre voiture. Fred a croisé le regard de John. Puis il a accéléré à son tour, et la voiture, comme une grosse pelle, a ramassé Fernanda, qui a plaqué sa bouche monstrueuse sur le pare-brise. Fred n’a eu qu’à donner un petit coup de freins pour qu’elle se détache. Elle est tombée sur le côté, ses courses toutes éparpillées sur le sol.
- Le petit connard ! a dit Fred en regardant John qui s’en allait dans le rétroviseur.
Et puis :
- Merde, c’est une cliente.
Fernanda a montré du doigt la voiture, Fred a passé sa tête dehors et il lui a crié :
- Hé, vous n’avez pas traversé sur les clous !
Fernanda essayait de se relever.
- Même si vous êtes handicapée, vous n’avez pas le droit de traverser la route comme ça, en négligeant les passages cloutés !
Des gens ont commencé à sourire, certains ont ri et quelqu’un de la région a crié que c’était inhumain !
- Allez dormir, maintenant ! lui a dit Fred en remontant sa vitre.
J’étais mal à l’aise, il m’arrivait de croiser Fernanda dans les transports en commun ; j’espérais qu’elle ne m’avait pas reconnu. Une traînée de bave séchait sur le pare-brise, Fred a fait marcher les essuie-glace. Il s’est engagé dans le sens giratoire pour faire un tour complet. Nous sommes donc repassés devant l’abribus, Fernanda avait déjà disparu, laissant des articles sur la route. Près de sa maison, on a vu qu’elle baissait les volets ! « C’est ça, va dormir ! » Fred a jeté un regard à Léo dans le rétroviseur, avant de nous avouer que Fernanda était une de ses clientes : « Mon père me refile les gens qu’il n’a pas envie de voir ! » Il avait reçu une partie du portefeuille d’assurances de son père. Il nous a dit ce qu’il savait sur Fernanda, notamment qu’elle menait la vie de château dans cette belle avenue : Elle recevait une pension équivalente au salaire d’un patron d’usine, en raison d’un grave problème de santé ! « Je dois me coltiner ça, moi ! Et de toute façon, je n’ai pas de bol dans ce métier ! » La malchance de Fred signifiait peut-être qu’il était sur la mauvaise voie. Bien sûr, il menait d’autres affaires à côté, plus fructueuses. Mais son père avait de l’emprise sur lui.
L’éclipse avait commencé. On s’est arrêté sur la route qui surplombe la grande carrière de schiste d’Etain. En descendant de la voiture, on a tous voulu essayer nos lunettes spéciales. Fred était comme un enfant, Léo avait la tête en l’air, il était sérieux et ne disait rien, et moi j’ai trouvé que ce n’était pas génial : Je voyais à travers le filtre un genre de croissant lunaire et surtout, ça me faisait mal autour des yeux. Au bord de la falaise, j’observais la carrière aux jumelles : C’était comme une grande cicatrice de deux kilomètres de large sur dix de long, en plein cœur du vert paysage. Un lieu désolé où rien ne poussait, pas une fleur, pas une herbe, un désert miniature avec au milieu, un lac d’eau minérale ! C’était un endroit qui ne pouvait plus être dégradé davantage et qui selon moi, n’avait pas sa place dans la région.
J’étais un condor et je survolais le lac grisâtre : Un homme se tenait à genou près de l’eau, il astiquait son appareil photo. Léo m’avait rejoint, il m’a demandé les jumelles, je les lui ai passées, il a jeté un rapide coup d’œil et s’est écarté brusquement en disant :
- La vache, j’ai vu un truc bizarre !
- C’est parce qu’il faut régler un œil, voilà, tourne cet oculaire.
- Mais qu’est-ce que tu as aux yeux, tu devrais porter des lunettes !
- Je sais, mais j’aime bien comme ça.
- Moi, j’ai vu des pyramides là-bas, taillées dans la falaise !
- Des pyramides ?
J’ai réfléchi et j’ai trouvé une explication :
- C’est sûrement les prismes à l’intérieur des jumelles, il y a parfois des reflets.
- Ah bon ! C’est terrible.
Léo regardait à nouveau aux jumelles.
- Ils ne sont pas bien mis dans cette carrière ! Je vois une fille en train de bailler, et sa petite sœur qui la tire par le bras !
- Elle est belle ? ai-je demandé.
- Elle baille, elle s’ennuie.
Fred est venu nous dire qu’on allait être en retard sur la colline.
La route était rendue inaccessible par deux lourdes barrières munies d’un insigne : « Passage interdit ! » De part et d’autre, les marais empêchaient de contourner. Comme je connaissais le propriétaire de la colline, j’ai dit à Fred de passer, que ce n’était pas grave. On a poussé les barrières avec Léo, et on les a remises comme il faut. Puis, on a grimpé en voiture lentement la côte qui serpente le versant. La route se transformait, à la moitié, en un chemin de terre.
- J’ai vu la voiture de John, a dit Léo.
- Tu es sûr ? a demandé Fred.
- Sur la droite, près des arbres. Je crois que c’était lui.
En haut, Fred s’est garé en dehors du chemin, dans les herbes. On apercevait une camionnette grise à proximité du bosquet, au milieu du plateau arrondi. C’était des scientifiques ! Il y avait un type en blouse blanche qui déballait des cartons sur des tables pliantes, et un autre, assis sur une chaise de jardin, sous une ombrelle. Quand celui-là nous a vus, il s’est dressé et il a marché dans notre direction à grands pas, avec son tablier blanc et des feuilles dans la main. Pour l’énerver, Fred a proposé qu’on se sépare. Fred est parti vers la gauche et Léo, vers la droite. Le scientifique zigzaguait sans se décider. Il s’est arrêté dans le champ et il nous a crié : « Je vous donne trois minutes pour vous en aller, pas une de plus ! » J’avais mal à la tête, à force de voir si peu de fraternité en ce jour. J’ai été à la rencontre de l’écervelé, mais il ne m’a laissé le temps de parler :
- Et les barrières ! J’ai du matériel pour un million, des ordinateurs, des pellicules sensibles, des éprouvettes, des épuisettes, des filtres, un sismographe, une parabole. J’ai l’autorisation de travailler ici.
- Nous aussi, ça fait longtemps qu’on a décidé de venir voir l’éclipse ici…
- Je m’en fous de l’éclipse ! Vous pouvez dégager, s’il vous plait.
Fred s’amenait en renfort. Le scientifique s’est essuyé le front et les lunettes, en sortant un portable de sa poche : « C’est bon, j’appelle les flics ! » Pas de chance, le portable ne captait pas. « Bon sang, on est sur une colline, il devrait y avoir du réseau ! » Il s’est tu, il regardait partout, un sourcil plus haut que l’autre. Fred est arrivé près de moi et il m’a demandé s’il y avait un problème. « Vous avez vu ! »
- Quoi ?
- La brume se lève sur les marais, comme si c’était la fin du jour...
Le scientifique semblait nostalgique, alors il s’est un peu décrit :
- Je suis de la région, je m’appelle Daniel Fuse, professeur de météorologie à l’université. Je dois dire…
Il respirait avec émotion.
- Ah, j’ai toujours été fasciné par le microclimat qui régit cette colline !
J’étais d’accord avec lui, la colline du Couvrant était étonnante avec ses brumes particulières qui se levaient vite et qui, parfois, empêchaient de voir quoi que ce soit à l’horizon. Moi, ce qui retenait surtout mon attention, c’était l’extraordinaire rigueur avec laquelle les marais, constituant la base de la colline, tendaient à former un cercle parfait autour de celle-ci : Je l’avais remarqué à bord d’un petit avion. Un muret faisait tout le tour du périmètre, dans la vase et les roseaux. Il était soutenu par des digues qu’on ne voyait pas, et guidé par des rails de chemin de fer mis bout à bout et sertis dans la pierre. Ça ressemblait un peu à des douves et l’accès était difficile, en dehors de trois passages : Les deux routes mi-terre mi-goudron et le pont à l’entrée du cimetière militaire. D’autres choses m’attiraient ici, comme par exemple le magnétisme qui se dégageait quand on était en haut : Il y avait eu des guerres et des batailles, et un tas de ferraille était enfoui sous le dôme. Qu’y avait-il encore ? Cette pierre taillée - mais qui n’avait pas de rapport avec le cimetière militaire -, dressée dans le bosquet. Sa position était symbolique, sa présence obscure. Tout ça était charmant.
- Juste une chose, a dit le professeur Fuse, si vous pouviez rester séparés pendant l’éclipse, et ne pas bouger !
Il nous assignait des places.
- Oh oui, faites un triangle pour voir ! Et ne bougez pas, hein !
Puis il est reparti vers le bosquet en secouant son portable. Fred faisait pareil, en tournant son bras au-dessus de la tête. « Il n’y a plus de réseau ! » Je lui ai demandé s’il n’avait pas froid.
- La lumière a baissé, tu as vu ?
- Vous avez vu mon ombre, a dit Léo.
Nos ombres sur le chemin étaient pâles, malgré des contours nets !
- Jamais vu ça ! a dit Fred avant de remettre ses lunettes spéciales.
- Holà, a dit Léo, il ne reste pas grand-chose du soleil !
Ces fichues lunette me faisait toujours aussi mal autour des yeux. J’ai pris ma radio dans la voiture et je suis allé m’asseoir sur la souche d’un vieux chêne. J’étais installé de façon à ne pas voir la camionnette des scientifiques. J’ai posé ma radio dans l’herbe et j’ai cherché une station avec de la musique classique mais il n’y en avait pas : Tous les animateurs parlaient de l’éclipse, avec des invités plus ou moins prestigieux. J’ai regardé l’heure à la montre de mon grand-père : Il restait cinq minutes ! J’ai essayé de repérer John, il aurait pu être dans le bois qui longe la route, il aurait pu être n’importe où. Je voyais au loin la cime des arbres du cimetière, des beaux cyprès qui dépassaient un peu la courbure de la colline. La brume marécageuse montait doucement, à cause du refroidissement de l’air. Les collines avoisinante étaient tapissées de voitures de tout coloris, ça faisait des mosaïques. Par contre, il n’y avait presque personne ici et ce n’était pas uniquement à cause des barrières des scientifiques, non, les gens ne se sentaient pas à leur aise sur le Couvrant, j’avais pu le vérifier à maintes reprises. La plupart du temps, ils ne venaient qu’une fois.
Léo était à cinquante mètres de moi, en train de manger des tartines, et Fred, cent mètres sur ma gauche, appuyé contre la voiture. Soudain, le ciel s’est assombri du côté ouest et ma radio s’est brouillée. J’ai entendu le bruit d’un moteur et j’ai vu une grosse voiture, un 4X4, sur la deuxième route qui conduit à la colline. La voiture s’amenait à toute vitesse, décollant de la poussière. Avec la brume, je ne voyais pas bien et je me suis dit : « Ce n’est quand même pas les flics ! » Une volée d’oiseaux retournaient en criant vers les coteaux. A l’ouest, une manifestation de joie a eu lieu sur la colline du château Renaud : C’était l’ombre gigantesque de la lune qui arrivait à près de trois mille kilomètres heure ! Une seconde après, il s’est produit quelque chose, un enchantement de lumière que je ne pourrai pas décrire avec précision : Des boules de lumière se sont mises à tourner autour de la colline, elles n’étaient pas grosses, comme un poing, elle semblaient prendre leur origine dans le cercle de brume et les marécages. Très vite, il y en a eu des centaines ! Elles ont pris de la hauteur avant de filer vers le soleil encore brillant, se confondant à ses derniers rayons. Elles ont rejoint le soleil, oui, et puis ce fut l’obscurité !
A cet instant, je tenais ma montre dans la main et je l’ai lâchée sans le vouloir. Elle est tombée dans l’herbe cristalline. Je l’ai ramassée et remise dans la poche de mon jeans sans même vérifier son état ; c’était un cadeau de mon grand-père et soudainement, elle n’avait plus guère de valeur à mes yeux.
Fred n’avait rien vu de ce qui s’était passé, il avait encore ses lunettes noires plantées sur le nez. Quand il a compris qu’il pouvait les retirer, il s’est écrié : « Je n’ai jamais vu le soleil comme ça ! » Le soleil ressemblait à un cerceau de feu. Léo m’a rejoint et m’a dit avec un visage interrogateur : « Est-ce que tu as vu ce jeu de lumières ? » Je ne lui ai pas répondu. On a marché vers Fred, qui, à trop regarder en l’air, perdait l’équilibre. Près du bosquet, les scientifiques étaient en mouvement eux aussi. J’observais la nature à ma façon, et j’avais du mal à croire qu’il était midi : Le ciel était violet, pourtant il ne faisait pas noir comme pendant la nuit, la brume s’était dissipée et les horizons étaient rouge vif. C’était une ambiance rare. « On voit Vénus en dessous du soleil ! » Léo était content avec ses planètes, tant mieux parce que moi, rien de ce que je voyais ne me paraissait normal : L’herbe craquait sous mes pieds, apparemment gelée, j’entendais aussi un bruit sourd, sans que je puisse dire d’où ça provenait. Et surtout, un chevalier en armure découpait l’horizon sur son cheval ! Il arrivait au galop dans notre direction. « C’est une mise en scène, a dit Léo, c’est pas vrai ? » Je me suis arrêté de marcher. Le cavalier s’approchait, à mon avis, il était passé par le sentier qui traverse le bosquet et les scientifiques avaient du le voir surgir. Maintenant, il était au trot et on voyait sa grande épée ! Fred se tenait debout au milieu du chemin agricole, les mains sur les hanches, et je lui ai dit de se mettre sur le côté. La fierté du cavalier et sa façon de maîtriser son cheval lui donnaient du crédit : Il a ralenti au pas et, à notre hauteur, il a mis sa large main en cotte de mailles dans l’espace, comme pour mesurer le temps, voir s’il y avait du vent ou je ne sais pas. Il n’allait pas vite, il était au ralenti, puis il a repris les sangles et est parti par le chemin. Personne ne disait rien, Fred regardait le ciel. Un homme en jeans noir, avec une veste en cuir brun foncé, arrivait dans notre direction. Il nous a dit qu’il s’appelait Simon et qu’il était dans le cimetière militaire au moment où il y a eu les lumières.
- J’ai laissé tomber quelque chose auquel je tiens, a-t-il dit soudain, c’est passé à travers la poche de ma veste. Vous voyez ! Il y a une bonne fermeture éclair pourtant, et ce n’est pas décousu !
Fred a demandé à Simon s’il n’avait pas vu le chevalier. Simon a répondu :
- Non, je n’ai pas vu de chevalier.
A mon tour, j’ai demandé à Simon si, par hasard, ce n’était pas lui qui avait déboulé à la hâte avec un 4X4, sur la deuxième route. Il m’a dit que non, il a réfléchi et il a ajouté que ça faisait une heure qu’il patientait dans le cimetière. Simon n’avait aucun objet avec lui - ou juste quelque chose dans la poche auquel il tenait ! - Fred a essayé de démarrer la voiture, pas moyen. Aucune réponse de la batterie. Il a du s’acharner parce qu’il a cassé la clé de contact. « Putain ! » J’étais près de lui et il m’a chuchoté :
- Si je dois rentrer à pied, alors je prends mon cutter sur moi, c’est une évidence !
Moi j’ai pris les jumelles sur le tableau de bord pour regarder les autres collines. J’ai dit, en déglutissant :
- Les gens se sont cachés, c’est impossible !
- Pourquoi ? a demandé Simon.
- Parce que je ne vois personne, nulle part…
- Regarde dans la direction du château Renaud, a dit Fred, tu regardes n’importe où !
- Je vois les voitures, mais pas de bonhommes…
- De toute façon, a dit Léo, il ne fait pas assez clair pour regarder aux jumelles. Et tu es myope !
- Je vois parfaitement bien et je vous dis qu’il n’y a pas une âme !
Fred a demandé à Simon où il était garé. Simon a dit qu’il était venu en train. Alors Fred a voulu allumer une cigarette mais son briquet ne fonctionnait plus. Personne n’avait de briquet sur lui. Il a voulu utiliser l’allume-cigare mais la batterie était complètement plate. J’ai réfléchi que l’éclipse durait longtemps, je ne sais pas depuis combien de temps nous étions sous le soleil et la lune amoureux ! « Ça devrait être fini, a dit Léo. La totalité dure deux minutes, pas une seconde de plus. » Fred prétendait que ça faisait au moins cinq minutes ! Sa montre était arrêtée. La montre de Léo était arrêtée, celle de Simon aussi. La mienne, idem, elle était arrêtée : Les trois aiguilles étaient rassemblées sur midi avec une précision effrayante !
- Les scientifiques ! a dit Fred, c’est eux, je ne sais pas ce qu’ils ont foutu avec leurs appareils !
- C’est vrai, a dit Léo, et les lumières…
Les scientifiques n’étaient pas responsables, ils n’avaient pas ce genre de pouvoir. Et même s’ils avaient réussi à créer des perturbations magnétiques, les montres à quartz auraient pu s’arrêter comme c’était le cas, mais pas ma vieille montre à remontoir ! Ou bien je n’avais pas de chance et ma montre s’était cassée en tombant dans l’herbe, à midi précise !
- Ça me paraît logique, a dit Fred, ils ont tout bousillé avec leurs machines : Les montres, les batteries des voitures et je ne sais pas quoi d’autre encore.
J’ai dit qu’aucun d’entre nous ici ne savait vraiment ce que fait une éclipse, et que, peut-être, le temps était ralenti. J’ai proposé qu’on aille voir les scientifiques et j’ai ajouté que, d’ici à ce qu’on les ai rejoints, le jour serait revenu. Je me suis trompé.
- Je n’arrive pas à le croire, a dit Léo avec son doigt tendu vers le ciel, alors, ça reste comme ça là-haut ! Ça fait déjà bien un quart d’heure, j’ai l’impression ! Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer ?
Le professeur Fuse était assis dans l’herbe, un peu plus loin que la camionnette, sous l’ombrelle plantée dans la terre. Il avait la tête entre les mains, il réfléchissait à ce phénomène inquiétant.
- Où est votre collègue ? ai-je demandé.
- Dans le petit bois magique…
- Pourquoi, un bois magique ?
- Parce qu’un cavalier du 16ème siècle était caché là-dedans !
- Vous n’allez pas chercher votre collègue ? a dit Fred.
- Il ne va pas se perdre, a dit le professeur Fuse en regardant Fred d’un air sévère. Il a eu peur, il a couru !
- Dites, ce n’est pas vous qui avez pété les montres et les batteries des voitures, avec vos installations ?
- Quoi ?
- Parce qu’on a regardé aux jumelles, tout le monde semble être reparti à pied ! Je vous dis que les batteries des voitures ne fonctionnent plus !
- Je ne comprends pas.
Léo marchait vers le bosquet. Le professeur Fuse s’est mis à rire, en disant : « Je vous préviens, il a vraiment eu peur ! » Puis il a ri encore, plus doucement, en contrôlant sa crise. On a entendu un coup de canon ! Simon s’est retourné en sursautant, c’était visiblement le plus surpris d’entre nous. Le professeur Fuse s’est levé tout de suite et il s’est empressé vers ses appareils. Fred a pensé à la même chose que moi :
- C’était un coup de canon, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Et ça venait du château Renaud.
- C’est une surprise, bravo ! ai-je fait en applaudissant.
Léo, lui, songeait plutôt à un avion à réaction qui aurait passé le mur du son afin de suivre le trajet de l’éclipse ! Il faut dire que Léo avait lu un tas de revues spécialisées. On s’est dirigé vers le cimetière militaire. Simon a dit : « J’en viens moi, du cimetière ! »
- Là-bas, vous avez vu ! s’est écrié Léo.
C’était John au loin, et à son allure fuyarde, j’en ai déduit qu’il ne voulait pas nous voir.
- Ce petit con marche vite, a dit Fred.
Il avait déjà rejoint la partie macadamisée de la deuxième route. Selon Fred, John se rendait à Amnéville et on le retrouverait bientôt.
Un muret encadrait le cimetière et des deux côtés, une rangée de cyprès descendait en pente douce vers les marais et la deuxième route. Les croix étaient bien alignées. Il y avait des arbustes pour garnir et quelques fleurs près de la stèle, érigée sur une butte. Simon nous a dit que ce n’était pas forcément un bon plan de traverser le cimetière, à cause de ce qui était en train de se passer. Pourtant Simon n’avait pas l’air superstitieux : Il est monté sur le muret d’enceinte, à droite. Fred est resté avec Léo sur le chemin central. Je me tenais en retrait. Simon n’allait pas vite, et je ne sais pas pourquoi mais je ne voulais pas qu’il se sauve de nous comme John venait de le faire. Fred et Léo ont passé la stèle. Fred a passé en premier le pont au-dessus des marécages, et puis il a franchi la grille d’accès au cimetière, formée de deux battants en fer forgé – le battant gauche était fermé. – Ensuite, je n’ai plus rien vu à cause de la végétation qui borde la route.
« C’est la voiture de Lucien Mars ! »
J’ai dit à Fred de ne toucher à rien, que Lucien Mars était sûrement dans le coin. Mais il est quand même entré dans le 4X4 par la portière ouverte, et il s’est étonné :
- Des munitions sur le siège et pas de fusil, c’est drôle. Oh, il a laissé la clé de contact !
J’étais resté près du pont. De ce côté de la grille, derrière le battant qui était fermé, j’observais qu’il y avait un objet suspendu en l’air, fixement : C’était un fusil de chasse, avec une lunette ! Je n’avais pas fait attention à ça en passant juste une minute avant. Je me suis approché lentement du fusil : Le canon traversait les barreaux en fer et je ne sais pas si c’était attaché à la grille. Je me suis rapproché encore de la lunette et j’ai regardé dans le viseur. J’ai reculé en découvrant Simon dans la ligne de mire ! J’ai cligné des yeux, le fusil n’était plus là ! J’ai crié après Simon et je l’ai aperçu, il traînait encore dans le cimetière. « Amène-toi ! » Puis j’ai dit à Fred de ne plus toucher à rien.
- Oh, ça va ! m’a dit Fred, à quatre pattes dans le 4X4, ce mec a ramené des millions du Congo, de l’or, des diamants qu’il a fait tailler en douce ! Et maintenant, il fait des safaris de merde ! Je lui cassé sa clé dans le démarreur. - Allez, on s’en va !
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