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dimanche 2 septembre 2007

Le jour de l'éclipse (chapitre 8)

8. La Phase Décroissante.

J’ai senti tout d’un coup et avec bonheur le retour du vent et le son étoffé de la nature. J’ai cligné des yeux en pleurant. Je distinguais Léo, en train de se frotter les yeux, à genoux lui aussi, contraint par la douleur. J’ai essayé de visualiser Fred et, en me redressant, j’ai aperçu sa voiture dans un flot de larmes. Et Simon, alors ? Avait-il regagné son enveloppe charnelle dans le cimetière, ou bien son esprit errait-il encore dans les parages ? En tous cas, maintenant que l’éclipse était finie, la communication avec lui me paraissait impossible ou compliquée, et je n’y pensais plus. J’ai récupéré ma montre dans l’herbe à l’aide d’un mouchoir tant elle était chaude, j’ai constaté avec une joie ineffable que l’aiguille des secondes trottait à la vitesse normale et bien connue de l’humanité : Il était midi et trois minutes. La vie sur le château Renaud était réapparue et je discernais, au-dessus de la brume légère, un fourmillement de gens. Enfin, nous avions réintégré la vie quotidienne et j’entendais au loin des coups de klaxons ! J’admirais béatement les environs : J’aimais surtout les couleurs.
Fred était inconscient dans l’herbe, à côté de sa voiture. Près de lui, un peu de fumée sortait de la terre comme si un météore avait percuté le sol : C’était les restes informes du cutter qui refroidissaient !
Un homme a surgi de je ne sais où et nous a filmés avec son caméscope ! Il a dit comme un ahuri : « Que s’est-il passé ? » J’ai posé ma main sur l’objectif de sa caméra et je lui ai dit que je ne voulais pas qu’il nous filme.
- J’ai vu une lumière suspecte il y a deux minutes, juste avant l’éclipse ! Et cette étoile filante qui vient de percuter votre voiture à l’instant !
Je l’ai rencardé vers les scientifiques et le bosquet. Fred empestait l’alcool mais heureusement, il respirait. Léo m’a rejoint en zigzaguant.
- C’est vrai qu’il est bourré !
- Il a bu du whisky hier soir…
- On va le ramener chez lui en voiture ?
- La clé de contact est cassée dans le démarreur !
Le portable de Fred a sonné dans sa veste et j’ai sursauté : C’était son père, je n’ai pas décroché. Léo m’a suggéré qu’on laisse Fred se reposer sur la colline. On l’a traîné sur quelques mètres et on l’a mis à l’ombre de sa voiture. Il n’a pas ouvert un œil, il a simplement grommelé un peu.
John était déjà parti dans sa Fiat 500.
On a vu des gens au pied de la colline : C’était l’adolescente qui m’avait promené en vélo, elle était avec ses parents. Je me suis dit qu’on aurait mieux fait de descendre par l’autre côté. J’ai repensé à cet homme qui nous filmait : Tout comme lui, les parents de la petite avaient pénétré dans le cercle de la colline après le déclenchement de l’éclipse, et ils n’en avaient pas subi les effets ! Je me méfiais un peu des parents sans pouvoir l’expliquer. La fille, elle, était assise par terre à côté de son vélo – dont la chaîne avait déraillé -, elle avait les cheveux ébouriffés, elle toussait parfois et sa mère lui tenait le bras. Son père était debout et paraissait soulagé. Léo leur a demandé : « Elle est tombée ? » Le père a dit : « Oui » et il a ajouté, pour chasser le mal, que lui et son épouse avaient eu « très peur ! » La jeune poupée était blafarde, elle m’a regardé sans rien dire. Je n’ai rien dit non plus. Ensuite, j’ai été content d’entendre le bruit des moteurs : Les gens repartaient déjà !
Je pouvais aller à gauche ou à droite : La chose qui m’importait le plus était de me rendre à la carrière d’Etain afin de retrouver Elcée et savoir si elle avait rêvé de moi, si tout ça était vrai ! J’ai dit à Léo que je voulais vérifier quelque chose à la carrière et il m’a demandé : « Quoi ? » Je me suis confié sans hésiter :
- La fille que tu as observée aux jumelles ce matin, eh bien je crois qu’elle était endormie pendant l’éclipse et qu’elle a fait un rêve, comme Fernanda et le fermier. Mais c’était plus beau. Je voudrais savoir ce qui s’est passé, fais-moi confiance.
- C’est une histoire qui ressemble à celle de John ? m’a demandé Léo.
- Non. Qu’est-ce qu’on fait ? On se sépare ?
Léo a fait mine de se souvenir de quelque chose et il m’a dit que lui aussi voulait être sûr de ce qui s’était passé et de ce dont il se rappelait. Il a proposé qu’on aille jusque chez lui, qu’on prenne sa voiture et qu’ensuite, on reparte vers la carrière. Selon Léo, on allait gagner du temps à procéder ainsi. J’ai dit que j’étais d’accord.
Au carrefour de Sart, une file interminable de voitures roulait au pas vers l’autoroute ; il n’y avait personne dans l’autre sens. Parfois, nous dépassions des touristes qui avaient l’air fatigué ou de mauvaise humeur derrière leurs vitres closes ; c’était bizarre d’aller plus vite à pied que toutes ces voitures déchaînant leurs moteurs dans le vide ! Ça m’a fait penser que notre expérience n’était peut-être pas complètement achevée, tout comme la lune et le soleil qui étaient toujours liés et se détachaient lentement. Je sentais la chaleur revenir. J’ai allumé ma radio, une femme était en train de commenter l’éclipse depuis la Turquie : « Oh, la lumière vient de s’éteindre, on voit des étoiles, c’est magnifique ! Est-ce que vous imaginez, il est midi vingt et on se croirait pendant la nuit ! Je n’ai pas de mots… » Cette animatrice était sympathique. « Alors, c’est en Turquie à présent ? » a dit Léo.
La mère de Léo nous a parlé de ce qu’elle avait vu et de l’importance du soleil, je n’ai même pas répondu. Nous sommes repartis sur nos pas en voiture. On croisait les touristes cette fois, et personne ne doublait car il n’y avait pas moyen de se rabattre entre les voitures. Léo a atteint la vitesse de cent trente kilomètres à l’heure, la musique à fond ! Je me sentais bien avec la vitre descendue et le vent sur mon visage. On est passé outre du carrefour de Sart ! J’ai dit : « Et la carrière ! » Léo m’a dit que ce n’était pas grave, que pour aller à la carrière, on pouvait passer par Amnéville et la route de Paliseul ! Selon lui, c’était même plus court dans cette direction. Voilà, on s’est retrouvé dans la circulation. On a suivi une ambulance sur la grand-route occasionnellement transformée en autoroute à trois voies. J’ai dit que si l’ambulance prenait vers le centre, il ne fallait pas la suivre, qu’on allait se retrouver coincés. Mais Léo ne tenait pas parole, il voulait voir les dessins des enfants habillés d’orange et prendre des photos : « On va vite aller voir avant que tout ne soit piétiné, j’ai mon appareil numérique ! »
Il y avait trois camionnettes de police chez Lucien Mars et un camion de pompier devant la propriété. L’ambulance que nous collions s’est arrêtée. On s’est garé sur le trottoir en face. Le portail était arraché, la cheminée toute noire, les carreaux pulvérisés, les branches des arbres cassées et les fleurs envolées et détruites comme s’il y avait eu une tornade à cet endroit exact !
- Ça alors ! a fait Léo en sortant de la voiture.
Ces ravages avaient été engendré par la conduite de John durant l’éclipse, c’était impressionnant de constater les dégâts dans la réalité. On a voulu parlé à un homme qui nous a indiqué des gens qui avait vu la scène. Un type nous a dit : « C’était une flamme énorme qui sortait de la cheminée, comme un réacteur d’avion ! » Un autre a dit : « Quelqu’un a tout filmé, ça passera sûrement au journal ! » On a marché en direction de la place verte. Dans la contre-allée, au pied du poteau électrique-relais, la terre était brûlée et on ne voyait plus le dessin ! Léo a dit :
- Quelqu’un a volontairement effacé le dessin !
On a continué vers la place verte parce qu’il y avait une autre ambulance. J’ai aperçu le banc où Simon avait pris l’habitude de se reposer, et derrière, la haie où était enfoui le diamant volé à Lucien Mars ! J’ai pensé que j’allais le déterrer et, selon la volonté du défunt, que je le ferais disparaître, en le jetant par exemple au fond du lac de la carrière d’Etain… dès qu’on y serait ! Mais quelqu’un avait déjà creusé le long de la bordure et je ne trouvais pas le bijou ! Un homme m’a surpris dans mon dos en me disant : « Je suis là depuis tantôt et j’ai vu quelqu’un qui fouillait la terre à la même place ! Vous pouvez m’expliquer ? » C’était un grand type avec de yeux bleus délavés, des cheveux fous et une longue chemise blanche entrouverte.
- Ça doit être quelque chose de précieux pour vous ? a-t-il dit.
- Pas pour moi ! ai-je répondu.
- Votre ami était très excité, lui…
- Comment était-il ?
- Il avait le type indien, a dit l’homme avant de s’en aller en balançant comme une marionnette.
« John ! »
J’ai soupiré en regardant le trottoir. John m’avait doublé à la récupération du caillou ! Il nous avait certainement écoutés sur la colline, lorsque nous discutions Simon et moi ! Au retour du soleil, il se sera dépêché et faufilé avec sa petite Fiat jusqu’ici ! C’était incroyable. Je me suis relevé, j’ai appelé Léo qui était aux prises avec un policier. On a perdu du temps.
En voiture, Léo m’a dit que le flic lui avait demandé ses papiers parce que quelqu’un venait de leur voler un mégaphone sur la place ! « Ne tourne pas vers Paliseul ! » « Mais non, t’es con. » On discernait le château Renaud et Léo, cette fois, voulait vérifier le deuxième dessin des enfants ! J’avais quelque chose sur l’estomac et je devais en parler :
- Tu te rappelles, je t’ai dit que Simon, le mec du cimetière, avait volé un diamant chez Lucien Mars ?
Léo m’a fait remarquer qu’une grande voiture noire descendait la route du château, parmi les derniers touristes. J’ai continué sur ma lancée :
- Eh bien, ce diamant était enterré sur la place verte !
- Regarde cette voiture, a dit Léo, tu ne trouves pas ça bizarre ?
J’ai demandé pourquoi est-ce que cette voiture noire l’interpellait tant.
- Je ne sais pas.
J’ai dit :
- Après tout, il y a beaucoup de touristes, on peut croiser des voitures qu’on ne voit jamais, tu ne crois pas ?
Le dessin au château était détruit lui aussi ! Il n’y avait pas longtemps que quelqu’un avait brûlé la terre car une légère fumée s’échappait encore du sol. J’ai pensé que, peut-être, il n’y avait jamais eu de dessin mais simplement cette trace fumante de notre passage !
- Allons vite voir à la colline, a dit Léo, il y a plusieurs dessins là-bas !
Léo m’a averti qu’il allait prendre la deuxième route menant à la colline, celle du côté du cimetière, que c’était plus court. Mais une camionnette de police était garée derrière le 4X4 de Lucien Mars et plusieurs bonhommes en uniformes patrouillaient sur la route. J’ai dit à Léo qu’il serait plus prudent de passer par l’autre côté. Il a fait le tour.
Treize heures ! Les scientifiques étaient partis en emportant leurs maudites barrières, la famille en vélo avait déserté et la route était libre jusqu’au sommet. Fred dormait toujours près de sa voiture ; j’avais un peu peur qu’avec le soleil et l’alcool, il ne fasse un coma.
- On le laisse ici ?
- Je poursuis ces mecs !
J’ai de nouveau entendu sonner le portable de Fred par les vitres ouvertes ; ce devait être son père qui s’acharnait. On a roulé sur le chemin agricole, puis carrément à travers champ ! C’est alors que, près du bosquet, on a surpris trois hommes en costumes noirs, munis de chalumeaux ressemblant à des détecteurs de métaux, en train de détruire les précieux dessins !
Ces mecs étaient bien réels, ils ont achevé de calciner la terre à la hâte et sont remontés dans la limousine – le chauffeur les attendait. - Puis ils ont roulé dans les bosses du versant et ils ont filé par la deuxième route. « Ces connards ont une suspension américaine, tu vois ? » Léo voulait les poursuivre mais je lui ai dit que c’était trop dangereux – j’avais le pressentiment qu’on allait se faire arrêter par la police. - « De toute façon, ils vont nous larguer une fois sur la grand-route ! » Léo a fait demi-tour en disant : « Je veux des explications ! » En revenant sur le chemin, Fred était debout près de sa voiture et nous faisait des signes ! Je me suis étonné et Léo aussi, de le voir si vite rétabli de sa cuite. J’ai dit à Léo ce que je ressentais : « Il me semble que nous sommes dans une mauvaise conjoncture ! » Fred m’a regardé – la voiture était presque à l’arrêt -, il s’est approché de mon côté et m’a dit au travers de la vitre, serein : « Qu’est-ce qui s’est passé, les gars ? » J’ai baissé la vitre en lui demandant :
- Tu ne te souviens de rien ?
- Non, je dormais contre ma voiture.
- Et l’éclipse ?
- Oui… Mon père vient de me sonner, il m’a dit qu’il y avait eu des accidents pendant l’éclipse, et du vandalisme chez une grosse cliente à moi : Fernanda Von Block !
- Fernanda Von Block!
- Oui, tu sais bien ? Faut que j’aille faire un constat.
J’ai noté que son haleine d’alcool avait disparu. Léo lui a dit sèchement :
- Ecoute, on est pressé, on n’a pas le temps de te déposer en ville. Et puis, je vais avoir des emmerdes avec ton père !
- Il est déjà en route, a dit Fred en se reculant, je lui ai dit que j’étais coincé ici : J’ai cassé la clé de contact. C’est une bonne excuse, mais je ne sais pas comment j’ai fait, j’ai peut-être été victime d’une agression, j’ai l’impression qu’on m’a drogué. Vous étiez où, vous autres ?
On s’est regardé un instant avec Léo pour partager cette même pensée : Fred n’avait aucun souvenir ni de la matinée, ni de son expérience, il avait oublié que nous étions ensemble et savait tout juste que c’était le jour de l’éclipse !
On est arrivé à la carrière à treize heures trente et j’ai pensé que c’était à peu près le temps qu’il m’aurait fallu à pied en partant de la colline du Couvrant tout à l’heure. Sauf qu’on n’est pas passé par la forêt - comme je l’avais fait pendant mon expérience -, on a pris par l’ancienne voie officielle des carriéristes, au bas de la côte de Sart ; Léo prétendait que si des touristes étaient venus à la carrière, c’était par cette route, et j’étais d’accord avec lui. Je distinguais à présent le lac et il n’y avait pas un chat. Elcée – si c’était bien son nom - et son père avaient déjà quitté les lieux. J’ai fait le tour du lac et je n’ai vu aucune trace de mon bouquet de genêts, pas le moindre petit pétale jaune. J’ai pensé que, par chance, Elcée avait découvert mes fleurs lorsqu’elle s’était réveillée, les avait ramassées scrupuleusement et les avait emportées avec elle ! C’est le diamant qui me faisait douter : Après tout, je n’étais pas certain que John avait trouvé quelque chose en creusant. Léo m’a demandé ce que je cherchais dans cet endroit morbide, je n’avais pas envie de lui parler puisque je n’étais pas sûr moi-même.
- Ecoute, a-t-il dit, j’ai vu des Men in black, alors tu peux vider ton sac si tu as vécu quelque chose ici !
- J’étais avec cette fille dont je t’ai parlé, cette fille que tu as vue dans les jumelles au matin.
- Ça, je le sais, tu me l’as déjà dit.
- Je lui ai offert des fleurs, un bouquet de genêts.
- Quoi ?
- Je ne crois pas délirer mais, tu te souviens que je cueillais des fleurs pendant l’éclipse ?
- Je me souviens surtout qu’elles cassaient comme du verre ! a dit Léo.
- Elles avaient une apparence cristalline et elles étaient très fragiles, c’est à cause que nos gestes étaient mille fois plus rapides que d’habitude ! Mais j’ai réussi à faire un bouquet en venant ici…
- Elle a peut-être trouvé tes fleurs, et si son père était pressé de partir pour ne pas être pris dans les bouchons, elle n’a pas pu lui expliquer et rester un peu pour t’attendre.
- C’est drôle, je viens de penser la même chose. Mais je ne suis plus sûr de rien, maintenant.
- C’était quoi, son nom ? Tu n’as pas sa date de naissance ?
- Elle s’appelle Elcée…
- Moi, a dit Léo, je demande toujours le nom et la date de naissance en même temps.
- Je m’en fous.
On a entendu à la radio un animateur fatigué dire que l’éclipse « se terminait pour de bon. » Il était deux heures moins le quart de l’après-midi. Léo m’a dit, parce que je faisais de grands yeux :
- Oui, c’est comme au matin, il y a une phase croissante et une phase décroissante, et voilà que ça s’achève. Moi, je vais vite mettre mes lunettes et dire au revoir à ce rêve. Tu devrais faire comme moi.
Je déprimais, je suis resté assis dans les graviers. Soudain, j’ai dit mollement, en poignant dans les gravillons :
- C’était du sable tantôt.
- Tantôt, oui, a dit Léo.
- Tu m’énerves, tu ne sais pas comme c’était beau.
- Tu sais bien qu’on ne ramène rien de ses rêves, tu as bien vu ces mecs dans la Cadillac en train de massacrer les dessins.
Au moment où Léo me disait ça, on a entendu une voix déformée et amplifiée : « Bande de cons, bande de cons ! » C’était John. Il était garé sur la route de Sart et nous parlait dans un mégaphone depuis le bord de la falaise – il y avait une rambarde de sécurité et une soixantaine de mètres de dénivelé abrupt. – Dans son autre main, John faisait miroiter un objet qui reflétait le soleil : Le diamant ! Le mégaphone s’est remis à cracher :
« J’allais accomplir une œuvre, quelque chose de beau aux yeux de Dieu. Mais votre méchanceté… »
Sa voix résonnait contre les parois rocheuses, je lui ai crié de descendre, qu’on n'entendait pas ce qu’il disait. Il a continué en faisant les cents pas là-haut :
« Ça ne m’étonne pas de vous voir à nouveau dans l’ombre de cette pitoyable carrière, nostalgiques de je ne sais quoi. Vous êtes beaucoup trop romantiques, baignés d’illusions, et vous êtes au fond du gouffre, regardez ! Y en a-t-il un des deux qui compte se noyer avec une pierre dans le lac ? »
- Tu es un lâche ! lui a crié Léo, tu pourrais descendre avec ta voiture !
« Ferme ta gueule ! Surtout toi, Léo, parce que je serais bien descendu te cogner vraiment, crois-moi, si je n’avais pas en ma possession quelque chose de précieux, un cadeau, une sorte de dédommagement en échange de ma malchance et de votre méchanceté. Je ne tiens pas à me faire voler par deux connards de lunatiques ! Mais il fallait que vous sachiez que j’ai creusé moi-même la terre et que j’ai trouvé ce diamant comme vous l’auriez fait à ma place. Voilà, il m’était destiné… »
J’ai pensé : « Quel petit con ! » et je lui ai crié :
- Tu dois te débarrasser de ce diamant !
- Un diamant ? a dit Léo à mes côtés.
- Parce que ça va t’apporter des malheurs, je le sais ! Tu as vu toutes ces ambulances en ville !
« Superstitions ! Je vais le refourguer à des juifs d’Anvers et claquer le fric pour me calmer. Ça me semble logique ! »
- Viens le jeter dans le lac !
« Mon cul, oui ! »
Après que John soit parti, Léo m’a demandé d’où venait ce diamant qu’il avait vu briller dans sa main, et si c’était la vérité que Simon était un voleur. Je n’avais plus envie de penser au diamant, ni à John ! On aurait pu engager une poursuite et coincer sa petite Fiat sur les huit kilomètres de route sans bifurcation qui bordaient la carrière. Mais j’avais autre chose en tête, et je regardais le sol : Il y avait des traces de roues, comme si on avait fait déraper une voiture. C'était tout autour de nous. J’ai dit à Léo que ça formait peut-être un dessin géant, car il n’y avait pas de raison d’avoir dérapé involontairement dans cette vaste carrière. Et puis aussi, je croyais déceler une symétrie dans ces traces qui nous encerclaient ! Nous sommes remontés en voiture pour nous rendre à l’endroit où John venait de nous causer. Léo me parlait entre temps : « Je pense comme toi, je ne crois pas que John ira loin avec ce diamant ! » Et encore : « Les dessins des enfants, par exemple, ils avaient une signification fondamentale, un truc qui m’a changé à l’intérieur, qui m’a fait voir la terre d’en haut, tu comprends ? C’est quelque chose qui aurait pu changer la face du monde si j’avais des photos et les dimensions exactes ! » Léo semblait vraiment regretter de ne pas avoir de photos, je le comprenais. « Des connards à la solde d’un organisme mystérieux ont tout effacé ! »
En sortant de voiture, j’ai découvert la carrière d’en haut et, avec une sorte de joie, j’ai dit :
- Ce dessin-là est plus facile à comprendre, et sa signification ne fait aucun doute !
- On dirait un cœur, a dit Léo, mais on pourrait aussi penser que la voiture a fait demi-tour.
- Je ne sais pas.
Si c’était Elcée qui avait dessiné ce cœur géant - grâce à la voiture de son père -, si c’était elle qui avait pensé à cette pratique ancestrale pour se faire remarquer depuis le ciel – où depuis la route, dans ce cas -, alors je vivais un conte de fée ! C’était sûrement elle.
- Prends une photo, s’il te plait.
Il était trois heures de l’après-midi quand je suis rentré chez moi. Mes chats m’attendaient au jardin, affamés comme toujours. J’étais fatigué…
J’ai reçu un appel de Ninon, la mère de John, qui m’a annoncé que son fils avait eu un accident de voiture, peu avant deux heures cet après-midi ! John avait été admis à l’hôpital de Paliseul, rien de trop grave, semblait-il, mais quelques fractures quand même. Sa mère m’a demandé : « Il ne devait pas être avec toi et Léo sur la colline ? » J’ai répondu que oui, mais qu’il avait quitté la colline le premier, et sans rien nous dire ! J’étais embêté, vraiment, par cette mauvaise nouvelle. Il ne méritait pas ça. J’ai repensé que John était celui qui parmi nous avait eu le plus peur pendant cette expérience inouïe, et que ça l’avait perturbé. Je le connaissais bien, et je n’arrivais pas à comprendre comment un esprit si raisonnable avait pu croire, dur comme fer, que la vie allait s’éteindre. C’était lui qui avait le plus souffert.
Le soir, la télé a programmé un « journal spécial », j’ai enclenché mon magnétoscope pour ne pas rater ça ! Ils en avaient déjà beaucoup parlé de l’éclipse, ça durait depuis des semaines ! Le présentateur recevait sur le plateau des invités et des experts en divers domaines : Ils ont commencé de parler de façon troublante, comme s’ils avaient déjà discuté avant le direct. Le présentateur a lancé un documentaire tourné par la chaîne pendant l’après-midi : Des gens racontaient ce qu’ils avaient vu, c’était inquiétant. Quelqu’un avait filmé les environs de la place verte d’Amnéville, au moment de l’éclipse, et on aurait volontiers pris ce film d’amateur pour un trucage si des centaines de personnes n’avaient pas été témoins de la scène ! Des projectiles en feu filant à la vitesse de l’éclair au raz du sol, des cris, des gens blessés, et ce feu curieux – un peu comme les flammes émises par un bec de gaz –, un feu bleu qui se déclarait à plusieurs endroits : Sur la maison de Fernanda (filmée au début), dans l’abris bus, sur la pelouse du rond point, et sur le grand séquoia ! Tous ces endroits précis que l’on avait visité avec mes amis en ce jour sans précédent ! Les touristes couraient se réfugier dans les jardins et propriétés ! A ce moment du film, chose incroyable : La panique est à son comble, et une grande voiture noire (une américaine) passe dans le champ de la caméra, s’engage dans le sens giratoire et disparaît à toute vitesse. Quand le jour revient, le « feu bleu » s’arrête ! Le même cinéaste amateur a filmé, quelques minutes plus tard, les premières ambulances : On voit un homme, mort sur le coup, et un autre, grièvement blessé, et on entend quelqu’un dire : « C’est les petites boules de feu qui ont transpercé cet homme, je l’ai vu ! »
Les experts et les invités du journal n’avaient pas de théorie, mis à part un soi-disant savant, qui a dit : « C’est peut-être la conséquence d’une explosion. Je pense à une cuve à gaz… mais il faudra attendre l’enquête ! Les différences de températures pendant l’éclipse auraient pu occasionner une telle chose ! » Tu parles, c’était le diamant dans la veste de Simon, oui, quand il restait accroché !
Le présentateur a enchaîné en annonçant un autre film : Alors, d’abord, il y a cette image un peu ratée du ciel violet. Un bruit de ferraille se fait entendre. Sursaut du caméraman : C’est le portail de la résidence de Lucien Mars qui vient de s’ouvrir brutalement, comme si un violent coup de vent s’en était mêlé ! Le cinéaste arrive à droite des grandes haies, en face de l’allée et du portail qui claque sans arrêt. Avec stupeur, il découvre, au-dessus du toit, quelque chose d’absolument surréaliste : Par la grosse cheminée en pierres carbure une sorte de flamme de réacteur, pointue, incandescente et formidable, atteignant peut-être dix mètres de hauteur ! L’intérieur de la maison est vivement éclairé, comme si tout brûlait. Il y a des rafales de vent, les carreaux des fenêtres éclatent les uns après les autres, avec des détonations, il y a du « feu bleu » sur les châssis et dans la pelouse. Les membres de la famille Mars, qui étaient réunis dans la vaste propriété afin de profiter du spectacle, se sont réfugiés derrière les arbres secoués par le vent. On entend le cinéaste répéter que la maison va exploser, et une autre personne – qu’on ne distingue pas sur la vidéo – dire qu’elle a des difficultés à respirer. La flamme diabolique semble s’arrêter net le temps d’une demi-seconde, il y a comme un raté, mais elle se rallume aussitôt avec un bruit de stridulation ! Des feuilles, des petites branches sont arrachées aux arbres et forment des tourbillons qui convergent vers la cheminée ! Puis la flamme s’éteint tout à coup, comme si on arrêtait une forge, pour laisser place à une épaisse bouffée de fumée noire. Le jour est revenu. Il n’y a plus d’incendie mais toutes les fenêtres de la résidence sont brisées et il y a beaucoup de poussière soulevée. Des cris surgissent de l’intérieur, quelqu’un s’aventure dans le hall et on l’entend crier à son tour : « Vite, maman est blessée à la tête ! » Le filme s’arrête.
Les experts ne comprenaient rien, le présentateur posait la même question : « Qu’est-ce qui peut faire ça ? » Le savant a dit : « Il n’est pas impossible qu’avec les différences de températures, il se soit créé une forme de mini-tornade au-dessus de cette résidence ! Par ce fait, le vent a attisé le feu de la cheminée, un peu comme s’il s’agissait d’une forge ! D’où cette flamme immense que l’on a vu à l’image. » Le présentateur lui a répondu : « Le vent a aussi transporté toute la réserve de bois qui se trouvait derrière la résidence, jusque dans la cheminée, semblerait-il. Vous avez une explication ? » Le savant : « Je ne crois pas une mot de toutes ces histoires ! » Un invité : « Et la femme qui est restée à l’intérieur de cette résidence est morte d’un fulgurant coup de chandelier ! » Le présentateur : « Le vent sans doute… Regardons un autre film, tourné par un monsieur dans les ruines du vieux château, le château Renaud, à quelques pas d’Amnéville. Regardons bien ! »
Au milieu de la foule regroupée dans les ruines, un cinéaste est en train de marcher, caméra au poing, en bousculant les gens, il marche vers des cris d’enfants droit devant lui. Tout à coup, un inconnu vient se mettre face à l’objectif et s’écrie : « Filmez par ici ! » Des mains tendues dans la même direction indiquent un feu bleuté sortant de la terre et recouvrant un dessin difficile à décrire. Les gens ne comprennent rien, ils se sont reculés. Au moment où le feu disparaît dans les sillons du dessin, le jour revient. Chacun est fasciné. Le dessin représente des formes géométriques enchevêtrées : Un rectangle, deux triangles formant une étoile, et un cercle. Il y a d’autres détails mais l’image bouge trop. Dans le silence inquiétant, la voix du caméraman retentit : « C’est les enfants qui ont fait ce dessin ? » Quelqu’un lui répond : « Oui, c’est eux ! » Moi qui découvrait ces images, je me suis dit : « Ce sont les enfants, oui, mais pas ceux-là ! » De retour sur le plateau, le présentateur a directement demandé au savant s’il s’agissait encore du vent, ou des différences de températures, et le savant a dit : « Mais enfin, ce sont les enfants, vous avez entendu les gens ! »
Je prenais vraiment ces images en pleine figure, témoin privilégier de nos actes, il fallait bien l’admettre ! Léo m’a téléphoné pour m’avertir de l’émission, je lui ai dit : « Oui, je regarde ! » D’autres images encore : C’était le mec qui nous avait filmé sur la colline, tout à l’heure ! Il n’a pas tardé lui aussi a donner son film à la télévision. Il s’appelait Stanislas Valensole, il était présent à l’émission et commentait son film : « Juste avant de me garer, il y a eu des lumières autour de la colline ! »
La caméra s’allume alors que l’éclipse a déjà commencé. Les deux barrières avec l’inscription : « Passage Interdit ! » obstruent la route qui mène au sommet. Des gens avec des vélos se trouvent de l’autre côté des barrières. Caméra au poing, Valensole descend de sa voiture et va filmer ces gens : Deux adultes sont agenouillés près de leur enfant qui semble inconscient. Valensole demande ce qui s’est passé. « Elle est tombée de son vélo quand il a fait sombre ! » s’écrie la femme. « J’ai appelé les secours ! » dit le père. Valensole filme l’adolescente qui est inerte sur le sol. « On n'ose pas la toucher, regardez comme ses yeux bougent sous ses paupières ! » Embêté, Valensole dit aux parents qu’il a aperçu une « grande lumière » sur la colline, puis il continue son chemin à pied. L’éclipse s’achève quand il parvient à la moitié du versant. Au sommet, quelques personnes sont dispersées sur l’étendue : Il s’agit de mes amis et de moi-même. On m’aperçoit notamment marcher à l’aveuglette vers la voiture de Fred, je ne me suis pas encore rendu compte de la présence du cinéaste. Et, je ne sais toujours pas pourquoi, quand la caméra arrive près de moi et que le type veut me parler, je lui crie, en cachant l’objectif : « Non, arrêtez ! Je ne veux pas qu’on nous filme ! » Pourquoi ai-je fait cela ?
Le présentateur du journal a ensuite révélé qu’en plus des sept morts curieuses en ville, il y avait eu un meurtre sur cette colline, au moment de l’éclipse. Il a expliqué mieux en détail, en précisant que, dans cette histoire tragique, on avait plus d’éléments : « Lucien Mars, dont on a aperçu la résidence et la cheminée en feu sur les images précédentes, a reçu la visite d’un voleur aujourd’hui, un peu avant midi, un voleur qui avait bien choisi son heure, puisque toute la famille était dehors, puisqu’il faisait presque noir et que le système d’alarme était débranché ! Hélas, pas de chance pour cet habile voleur, il s’est fait repérer au dernier moment. Une course poursuite s’est alors engagée : Lucien Mars, le maître des lieux, un homme respecté à Amnéville, a pourchassé son voleur à bord d’un 4X4, dans la circulation ! Le voleur, épuisé, est parvenu en courant dans le cimetière militaire au pied de cette colline, filmée par monsieur Stanislas Valensole, et peu de temps après lui, Lucien Mars, qui n’a pas hésité à faire feu ! »
Maintenant, la chaîne allait diffuser un film tourné à Beauraing par un autre cinéaste amateur. Là, j’ai bien été obliger d’écarquiller les yeux !
L’heure approche de midi. Serge Vignon – il s’est invité au journal lui aussi – vient d’enclencher sa caméra au milieu de la foule : On peut voir des centaines de personnes qui sont amassées dans une cour - pour rappel, Beauraing est un des lieux reconnus par l’Eglise comme le théâtre d’apparitions de la Vierge, et il y a une statue commémorative. - Il ne reste plus que quelques secondes avant la totalité. Soudain, la lumière baisse d’un coup et on entend les gens faire un grand « Oh ! » d’admiration. « Vous avez vu le soleil ! » Serge Vignon est en train de filmer le ciel et en même temps, il parle à son fils. Une voix retentit : « Regardez la statue ! » L’image bouge et dévoile une femme qui tient son jeune enfant contre ses jambes : Cette femme gémit, elle est au bord des larmes, apparemment conquise par ce qu’elle voit devant elle. Alors, Vignon se retourne et s’étonne à son tour de ce qui se passe dans l’objectif : « Qu’est-ce que c’est ? » Sur son estrade, la statue de la Vierge est illuminée ! Des petits éclairs traversent son corps, il y a une couleur rosée sur la pierre, une sorte de matière organique, je ne sais pas au juste. Ce fascinant spectacle continue pendant une bonne minute, et le jour revient et la statue s’éteint aussitôt ! « C’est un miracle ? » demande quelqu’un dans la foule.
Retour en studio. « Alors, messieurs, s’agit-il d’un miracle ? » Le savant a rouvert la bouche : « C’est un effet d’optique, à cause des variations de la lumière à ce moment-là de l’éclipse. Sûrement même ! » Tu causes ! C’était un tour de magie de John, John l’athée, mort de peur sous l’éclipse, et qui dans sa solitude passagère n’avait rien trouvé de mieux à faire que de prier, à sa façon bien entendu ! Jolies lumières !
Ensuite, l’émission s’est perdue dans un débat sans forme, avec quelques disputes à la clé. Les dernières images ont montré le trajet de l’éclipse, depuis son départ dans l’atlantique jusqu’en Inde, où elle avait fini sa course. J’ai été surpris de découvrir tous ces gens dans le Gange, avec de l’eau jusqu’à la taille et s’aspergeant le corps, chassant les superstitions et les mauvais esprits ! Ça m’a fait réfléchir…
Au crépuscule, j’étais dans mon jardin. Une grande paupière se refermait sur la terre, je regardais le soleil en face, comme une pupille orangée, se coucher sur les forêts de France. J’étais fatigué, et comme je tâchais de faire le bilan de cette journée, j’ai été envahi par un sentiment qui a vite formé une idée : J’ai imaginé que nous avions visité le « mécanisme des rêves ! », à l’intérieur d’un double cortex – le cercle de la colline et le cercle de l’ombre de la lune, qui constituaient deux frontières -, j’avais pu voir à la loupe des choses très intéressantes ! Un peu d’intuition et de déduction logique et je pouvais comprendre et admettre que nous étions tous liés par ce phénomène superbe et naturel qu’est le rêve !
Le père de Fred m’a téléphoné à onze heures du soir pour me demander si je n’avais pas traîné avec son fils pendant la journée. J’ai menti et j’ai fait semblant d’être étonné. Il m’a dit que Fred avait été agressé par Fernanda Von Block lorsqu’il s’était rendu à son domicile pour l’expertise d’assurance : Fernanda lui aurait planté un morceau de verre brisé dans la jambe, et sans raison ! Elle n’avait pas été arrêtée, par manque de preuve, mais la police avait quand même eu difficile de la calmer. Je réalisais la scène : Fred s’était présenté chez Fernanda sans le moindre souvenir de l’avoir renversée en voiture au matin, de lui avoir donné des coups de planches et de l’avoir attachée et piquée avec une seringue durant l’éclipse. Fernanda, elle, s’en était souvenue et s’était vengée l’après-midi même, sans tarder. J’ai commencé à me demander si ce n’était pas dans nos rêves que nous réglions certaines choses, des choses que nous accumulions dans les tourbillons des journées. Il y avait sans doute, sur l’échelle du temps, une zone où nos inconscients se croisaient sans inhibition pour former des rêves, souvent insensés et absurdes, parfois avec des significations plus importantes ! L’éclipse – comme une sorte d’excès de la nature - avait interagi avec la colline du Couvrant pour nous montrer, à mes amis et à moi en particulier, le déroulement du phénomène des rêves, étape par étape, dans un microcosme, à partir de son point initial de création : L’obscurité ! Ça avait été plus puissant parce qu’on avait forcé le système, et peut-être pour deux autres raisons : Ce n’était pas comme quand le jour tombe et que la fatigue s’empare doucement de la plupart d’entre nous, non, ici, la zone d’obscurité avait été réduite considérablement et ne faisait que cent vingt kilomètres de diamètre. Et aussi, peu de gens à l’intérieur du cercle obscur s’étaient endormis – j’en avais compté trois seulement, peut-être quatre avec la fille hybride de Beauraing -. A partir de là, j’avais vu le support réel - le monde tel que l’homme l’avait fait - se draper de créations éphémères, des fruits de l’esprit. Ça m’a fait penser que bien des mystères ici bas étaient générés tout simplement par nous-mêmes !

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